Faut-il être psychologue ?
1Auteur de La Venise intérieure. Proust et la poétique de la traduction (La Baconnière), Edward Bizub avait étudié dans ce livre de 1991 la dynamique des voix présentes dans la Recherche : celle de Ruskin, notamment, mais aussi cette « voix d’une âme » que le Narrateur du roman est censé traduire. Dans ce nouvel ouvrage son intention est de montrer que celui qui avait cherché à « traduire son âme a aussi cherché à traduire les mystères de son ‘autre moi’ » (“Introduction”, p. 24).
2La création de la chaire de « psychologie expérimentale et comparée » au Collège de France, et attribuée en 1888 à Théodule Ribot, témoigne d’une « coupure épistémologique », d’un « changement de paradigme » (p.16) dans la culture scientifique du dernier quart du XIXe siècle dont la littérature n’ignorait certes pas — et ce depuis toujoursi — les enjeux : la découverte de l’inconscient, la prise en compte de la ‘folie’, de l’ ‘autre moi’ qui aurait un jour permis d’expliquer les mystères de l’esprit humain. Or, Proust s’intéressait de près à la discussion scientifique relative à ce problème, et Bizub reparcourt très minutieusement l’évolution de ses connaissances dans le domaine de la psychologie, depuis l’examen de licence choisi par son professeur Paul Janet (« Unité et diversité du moi », 1895) jusqu’à la cure à laquelle il se soumit en 1905 dans la clinique du Docteur Sollier.
3Le livre est partagé en deux parties, qui recoupent grosso modo deux phases successives dans l’évolution de la nouvelle science d’un côté, et de sa progressive assimilation de la part de Proust de l’autre : de 1874 à 1892 (« Sous le signe de Félida », pp. 27-144) et de 1892 à 1914 (« Dépression spirituelle », pp. 147-272). Ces deux ‘moments’ correspondent le premier à une phase d’observation, où des chercheurs – parmi lesquels le docteur Adrien Proust – étudient pour la première fois de manière analytique des cas de ‘division de conscience’, et le second à une étape ultérieure de la nouvelle discipline, qui de l’observation passe à tenter la cure : « la passion expérimentale cède le pas au traitement moral » (p. 24).
4Toute la théorie du moi élaborée par l’école de Paul Janet, par l’école de Bernheim à Nancy, ainsi que les études de Théodule Ribot sur la mémoire, sont soigneusement rétablies par Edward Bizub, qui ‘ressuscite’ pour nous un monde scientifique et culturel dont a parfois tendance à oublier l’existence, tant le système freudien a pu recouvrir ou même masquer tout ce qui l’a précédéii. De même on oublie parfois que « c’est dans cet environnement scientifique, philosophique et littéraire que l’œuvre proustienne est née et elle constitue de ce fait un extraordinaire témoignage artistique de la vision de son époque » (p. 50).
5Les traces de ce monde culturel dans la Recherche sont nombreuses, et toutes scrupuleusement relevées par l’auteur, lequel toutefois cède selon nous un peu trop souvent au « démon de la théorie » : on a en effet l’impression dans ce livre que tout ce que nous connaissons de Proust soit redevable à la « division du moi » et à la psychologie expérimentale. Les exemples de cette tendance à l’identification science/littérature seraient très nombreux, nous en choisissons quelques-uns presque au hasard : les épisodes de la madeleine et des pavés inégaux que Bizub fait dériver directement de la technique de la distraction utilisée par Binet pour provoquer la résurgence du deuxième moi (« On devine effectivement des traces de ce procédé inventé par Janet et appliqué au cas de Lucie et dans la résurrection – partielle – de l’autre moi au contact de la madeleine et dans celle des pavés inégaux », p. 76) ; le « point commun à un être et à un autre » dont parle Proust dans sa théorisation de la métaphore (TR, p. 296) est apparenté ailleurs à une « trouvaille des expériences cliniques (…) appelé en jargon scientifique le point de repère et [qui] constitue le siège même du mystère de la division de conscience » (pp. 93-94) ; le « petit trait » ou le « petit sillon » -- des concepts si vastes, au sémantisme si ramifié et complexe dans l’économie de la Recherche – seraient la version « plus poétique » du point de repère entre deux personnalités identifié par les psychologues dans leurs expériences avec les hystériques.
6L’idée même du moi artistique qui constitue la charpente théorique du Contre Sainte-Beuve et que Bizub relie à l’essai de Taine De l’Intelligenceiii serait presque complètement identifiable à la « division de conscience », ce qui fait de la Recherche non un roman du moi – ce qui serait en tout cas limitatif – mais un roman du moi divisé, ou même le roman d’une cure, où le héros retrouve son autre moi, et le lecteur le sien.
7La deuxième partie du volume est consacrée en effet à la cure suivie par Proust dans la clinique du docteur Paul Sollier à Boulogne-sur-Seine, et de laquelle nous savons évidemment très peu. Edward Bizub reconstruit avec une grande efficacité le type de traitement qui était proposé aux malades et les théories médicales et psychologiques qui le sous-tendaient, théories que Proust connaissait pour avoir lu une abondante bibliographie sur l’argument. Or le rôle de cette cure serait celui d’avoir ‘déclenché’ le procès même de l’écriture ; en effet après avoir proposé un certain nombre de « rapprochements thématiques entre le récit de la Recherche et le type de parcours psychothérapique proposé au début du XXe siècle en France » et après avoir identifié les « thèmes de la composition du lieu, des expériences rétroactives tendant à provoquer la résurrection d’un personnage inconscient », l’auteur en arrive à la conclusion que « la genèse et la structure du roman se sont également inspirées du déroulement de la cure » (p. 250) : non aboutie celle-ci (Proust n’est pas guéri), réussi celui-là (Marcel a retrouvé son autre moi). Encore une fois nous avons l’impression qu’un excès de zèle peut fausser les résultats d’un travail qui est pourtant riche en suggestions sérieuses. Personne ne niera l’importance du problème du moi dans le roman proustien, ni que la connaissance des théories psychologiques du dernier quart du XIXe siècle ne soit fondamentale pour en comprendre le développement et les implications culturelles.
8L’épistémè littéraire reste toutefois différent de la recherche scientifique, et nul ne le savait mieux que Proust, qui avait mis le style au centre même de son esthétique : toute la Recherche est là pour le démontrer, avec toute la correspondance, tous les textes théoriques et critiques qui n’ont de cesse de rappeler que l’Art est style, et que le style est Vérité. Il est peut-être banal de le rappeler, il est même un peu gênant, mais Proust n’est pas un brave élève de Binet, et les structures narratives et rhétoriques qu’il met en œuvre dans la Recherche ne sont pas un simple « enjolivement ». Dire comme le fait l’auteur de cet ouvrage qu’« au terme de sa recherche dans la scène finale du Temps retrouvé le héros exprime (…) la découverte de la ‘continuité entre les phénomènes de conscience des périodes de condition seconde’ faite par le père de Proust, et presque dans les mêmes mots » (p. 123) nous paraît donc quelque peu aberrant. Ce qui nous paraît totalement inacceptable est toutefois la suite de cette affirmation. Si Proust n’a pas reporté exactement les mots de son père, c’est que.. « poésie oblige ! » (Ibidem). Nous sommes peut-être de ces critiques qui ont peur d’une « contamination » (p. 148), mais nous croyons que même si la Recherche contient beaucoup de psychologie – et de philosophie, d’histoire de l’art, d’histoire des idées et du monde – l’écriture en tant que structure autonome de connaissance reste son enjeu principal, sa « Vérité »iv.