Dialectique Est-Ouest
1Les textes réunis dans Andreï Makine : La Rencontre de l’Est et de l’Ouest interrogent la fascination de l’auteur pour les valeurs culturelles de l’Ouest vis-à-vis de la réalité soviétique dans laquelle il vécut, le plaçant dans un espace entre deux mondes. Ces essais étudient l’évolution de l’œuvre sur les plans « aussi bien culturel et identitaire qu’esthétique et métaphysique ».
2Pour Galina Osmak (« Le Testament français, portrait d’un narrateur entre deux mondes »), l’originalité de Makine, par rapport aux autres écrivains russes, réside en son utilisation du français ce qui lui permet la distanciation. Dans La Fille d’un héros de l’Union soviétique et Requiem pour l’Est, il décrit la guerre et ses crimes ainsi que ceux de l’ère stalinienne. Toutefois, la beauté inspire ses romans. Le Testament français pousse à l’amour. Les histoires de Charlotte soutiennent les enfants dans leur lutte quotidienne. La France racontée révèle une autre vision de l’homme au jeune garçon. Pour Osmak, Makine est un « impressionniste en littérature comme l’est Monet en peinture et Debussy en musique » (p. 40). La société soviétique dont Makine brosse le portrait est dure et intransigeante. Charlotte en est le témoin oculaire ainsi que la tante du narrateur et son mari qui dresse une esquisse des camps. Plutôt que d’une autobiographie, il s’agirait pour l’écrivain d’ « une évocation romancée de ses souvenirs d’enfance, tissés de réalité et de fiction » (p. 42). Les villes de Saranza et Boïarsk, la rivière la Souma sont fictives et n’existent sur aucune carte. Osmak relève un détail insolite : le coup de téléphone de Charlotte à la tante du narrateur : « De quel appareil téléphonique disposerait-on dans ce bourg de Saranza perdu dans les steppes ? » (pp. 41-42) s’interroge-t-elle. (La réponse me paraît simple : de celui de la poste, comme dans tous les villages et villes de Russie et de Sibérie où les appareils étaient réservés aux organismes publics). Osmak termine en concluant que Le Testament français, exclusion faite de quelques imprécisions, est « un exemple de la « vraie littérature » qui chante amour et tendresse, les valeurs humaines qui ont conquis des milliers de lecteurs dans le monde.
3Originaire de Lvov, Ola Ozolina (« Aux prises avec un univers de fantôme : une lecture culturelle du Testament français ») souligne la similarité entre la vie des personnages de Makine et la sienne et ses étudiants qui subissent encore les conséquences de l’époque soviétique. L’histoire de la famille du narrateur ne la surprend guère. Ce qui la surprend, au contraire, dans la narration est l’abondance de détails sur les grands-parents et arrière-grands-parents du narrateur alors que les renseignements sur ses parents sont réduits à quelques lignes. Lorsque le narrateur se retrouve à Paris, il n’évoque aucun de ses proches sauf Charlotte. Regret, oubli du passé ou procédé stylistique, s’interroge Ozolina. Charlotte est une fée bienveillante qui éveille le narrateur à la magie et à la beauté de la langue française. Son dialogue se situe entre deux langues et deux cultures. Dans la narration s’affrontent les différences culturelles entre Russie et France dans tous les domaines. Que ceux-ci soient de la gastronomie, de la mode, de la politique ou de l’amour. Toutefois, les deux pays éprouvent une sympathie réciproque qui remonte « au Moyen-Âge, à l’époque où une femme russe, Anna Yaroslava, devint l’épouse d’Henri Ier et la reine de France » (p. 53). Selon Ozolina, les événements de 1812 n’ont pas endommagé ces relations d’amitié.
4Selon Nina Nazarova, « L’Atlantide française et l’Atlantide russe d’Anreï Makine », dans les romans de Makine une grande place est donnée à la description de la France et à celle de la Russie. La France y est idéalisée alors que la Russie semble très réelle. Cet état de fait se retrouve principalement dans Le Testament français. « Charlotte Lemonnier y est la messagère de cette Atlantide française le créateur est Aliocha-Makine » (p. 56). Nazarova note que « les événements historiques de cette époque « restent en marge de l’exposé de Charlotte » (ibid.) et la chronologie suit le hasard de sa remémoration. De fait, il s’agit pour le narrateur d’une initiation par étapes. Tantôt il doit s’appuyer sur sa connaissance de la vie russe pour se former une image des événements français, tantôt, au contraire, cette connaissance lui devient un handicap car la véritable clé qui ouvre l’Atlantide est la langue. Pour Nazarova, l’Atlantide française de Makine est forgée par les stéréotypes dont les Russes affublent les Français : « Ainsi, pour les Russes, la France est le pays de la Commune de Paris, de la tour Eiffel, de l’amour, des arts, du vin, du fromage » (pp. 58-59). Pour le narrateur, la désillusion arrive avec la confrontation avec son pays de rêves à son arrivée à Paris où il voit la France contemporaine. Pour échapper à cette désillusion, Makine se tourne vers son pays d’enfance. L’écrivain écrit les vérités auxquelles ont été confrontés les habitants de l’empire soviétique pendant soixante-dix-ans. Les pages d’horreur ne recèlent rien de choquant pour un lecteur russe ; elles décrivent sa réalité quotidienne. Cependant, les romans démontrent le courage de ces habitants qui sont parvenus à traverser les pires horreurs sans perdre leur âme. Ainsi la Russie de Makine est-elle un pays hétérogène où « l’empire du mal » rejoint le pays enchanté des souvenirs heureux de son enfance. Toutefois, tout comme pour la France contemporaine, la critique de la Russie contemporaine est amère et acerbe : « Comme dans la France moderne, Makine ne connaît que deux couleurs – le noir et le blanc – dans sa description de la Russie actuelle et il ne ménage pas la couleur noire. N’oublions pas non plus, qu’après avoir quitté la Russie en 1987, Makine n’y est jamais revenu sic » (p. 62). L’écrivain condamne la Russie mafieuse actuelle et l’empire soviétique mais chante la Russie de ses souvenirs qu’il idéalise. L’Atlantide française est le pays de rêve de Makine enfant et l’Atlantide russe celui de Makine adulte. Les deux Atlantide ont été englouties par le temps et subsistent dans la mémoire de l’écrivain qui préfère le Passé au Présent et qui par son style permet la fusion de ces deux Atlantide.
5Selon Geneviève Lubrez (« Requiem pour l’Est, chant funèbre ou chant d’espoir »), « Requiem pour l’Est est un chant funèbre né d’un regard sur l’Est et l’Ouest confondus dans la même désillusion » (p. 73). La structure romanesque s’articule en trois temps : « le temps proche », « le temps plus lointain » et « le temps encore plus loin » que forme le récit dans le récit, le tout englobé dans le « Temps retrouvé » qui est le récit du narrateur. Ce « Temps retrouvé » est le dévoilement de l’Histoire, un témoignage où tout est violence et tuerie du Caucase jusqu’à l’Afrique, responsabilité de l’Est et de l’Ouest. Les deux extrêmes sont réunis dans le regard du narrateur sous ce titre pessimiste où brûle cependant une petite flamme d’espoir entre l’Est et l’Ouest car un requiem est un chant mais aussi un hommage qui apporte l’apaisement. C’est la langue de l’Occident que Makine a choisi pour écrire ce requiem pour l’Est.
6Marie-Louise Scheidhauer (« Ni d’Est, ni d’Ouest : au-delà de l’horizon ») limite son analyse à Confession d’un porte-drapeau déchu et La Musique d’une vie, celui-là étant le précurseur des idées développées dans celui-ci nous dit-elle. L’explosion libératrice qui surgit dans l’un et l’autre est la culmination d’un même mouvement où l’individu passe d’un état de « semblable » à celui « d’unique ». La mort, omniprésente dans les deux romans, oscille entre le réel et le symbolique. Cependant, les corps des soldats tués aux champs de bataille ne trahissent aucune marque étrangère. Celle-ci ne provient que de la langue. Les deux romans ouvrent sur une scène qui révèle l’univers mortifère dans lequel se déroule l’action. De toute évidence, l’Ouest a battu l’Est dans la course à la négation de l’homme. Toutefois, « le passage de la mort est déterminant pour la renaissance des héros » (p. 95) ce moment où enfin ils seront libérés du carcan de mensonges qui les retenait prisonnier et pourront être eux-mêmes.
7Pour Monique Grandjean (« Rencontre Est-Ouest dans La Musique d’une vie »), rien ne symbolise mieux « aujourd’hui la rencontre de l’Est et de l’Ouest que le ballet Roméo et Juliette dansé à l’Opéra de Paris en 2000 » (p. 115). Toutefois, les origines de cette rencontre remonte à 1697 avec le premier voyage en Occident de Pierre le Grand. Ceci posé, suit un aperçu historique des rencontres Est-Ouest au cours des siècles passés pour conclure qu’il revient aujourd’hui à Andreï Makine d’avoir repris le flambeau de la bonne entente.
8Avec Requiem pour l’Est et La Musique d’une vie, l’écrivain « traverse le miroir de l’apparence fallacieuse pour atteindre la vérité » (p. 117). Dans le second roman, il s’agit d’un concerto pour piano de Makine qui exemplifie ce que Noureev disait du ballet de Prokofiev : « C’est l’histoire d’un jeune garçon qui devient un homme » (ibid.). La vie d’Alexeï Berg devenu Sergueï Malstev est une superbe partition. Selon Grandjean, Makine navigue entre deux cultures et reste en marge de l’une et de l’autre avec pour seule patrie son œuvre.
9Confession d’un porte-drapeau déchu est le livre du mensonge démasqué, résume Sabine Badré (« “Soleil trompeur”, ou histoire d’une illusion : Confession d’un porte-drapeau déchu »). « Il tient entre deux espaces. Ces deux espaces, celui de l’ignorance heureuse et dupe de l’énorme escroquerie idéologique, et celui de la vérité qui vous laisse à jamais blessé, ailleurs » (p. 67). Il s’agit du récit de l’enfance immarcescible à l’ombre du communisme. La cour où l’enfant a grandi est l’endroit inoubliable qui accompagnera sa vie adulte où qu’il soit comme Épineuil pour Alain Fournier, Illiers pour Proust ou la Guadeloupe pour Saint-John Perse. Toutefois, pour Kim et Arkadi, l’ombre du communisme plane en sus, l’illusion fracassée au son du tambour et du clairon. Ce qui engendre la nostalgie, la lettre que le narrateur écrit à son ami.
10Quant à Katya von Knorring (« À la recherche d’Andreï Makine, ou un humanisme de la frontière : Confession d’un porte-drapeau déchu »), fille d’émigré russe, élevée en Angleterre, intéressée par l’humanisme de Makine, elle le considère un « border-writer » c’est-à-dire « un écrivain de la frontière » vivant à cheval sur deux cultures. Le Testament français, un roman autobiographique, montre le pouvoir des mots et la découverte du narrateur à ce sujet. Le livre est un bildungsroman qui dévoile le voyage du narrateur vers sa vie d’écrivain, le « coup de foudre pour la langue française qui lui permet de nous parler dans toute son œuvre de son amour profond pour son pays natal, la Russie » (p. 27). Selon Von Knorring, tous les romans sont écrits à la première personne et il s’agit toujours de souvenirs de l’écrivain avec peu de dialogues et beaucoup de nostalgie. Une fresque du vingtième siècle, principalement en Russie, est exposée avec une prédilection pour la seconde guerre mondiale et les années 50 et 60, années de l’enfance de Makine. Confession d’un porte-drapeau déchu forme la clé pour comprendre Makine. Il y parle de l’été et de l’héroïsme des parents à protéger leurs enfants, de l’enfance aussi et de la vie quotidienne entre voisins et de l’amitié des pères entre eux. La dernière scène du roman, où les pères partent avec leurs fils faucher un champ, évoque pour Knorring Graham Green où il déclare que « chaque romancier a quelque chose en commun avec l’espion. Il surveille, il écoute aux portes, il cherche le mobile, il analyse les personnages et il fait tout cela avec un éclat de glace dans le cœur » (p. 32). Ceci car Arkadi, trop ému par la scène, a les larmes aux yeux, alors que Kim, le narrateur, la décrit grâce à l’ « éclat de glace ». Écrire consiste, en plus d’une vision, à posséder un regard acéré sur l’humanité. Ce livre démontre que des gens ordinaires sont capables de choses remarquables lorsqu’ils les accomplissent en respect de la fidélité aux lois humaines. Makine étale aussi un « sens aigu de l’ironie » dont Von Knorring comprend mal qu’il attise la controverse de Tatyana Tolstaya qui lui reproche d’employer des stéréotypes. Von Knorring s’interroge sur les critiques que soulève l’œuvre de Makine. Est-ce sa nature transculturelle qui les provoque ou sa voix indéfinissable.
11Dans « La séduction du voyage dans Le Testament français », Edward Welch soutient la thèse de l’importance de la dialectique du voyage chez Andreï Makine pour le narrateur et le lecteur. Que ce soit des voyages réels ou métaphoriques, ils donnent une impression de mouvement continuel. L’inconnu attire et séduit, d’où le déplacement physique de plusieurs narrateurs pour partir à sa découverte qui engendre la confrontation avec l’altérité. Toutefois, le voyage par les récits donne naissance à des « connaissances complexes » et le dépaysement libérateur et aliénant. Welch n’omet pas de signaler le dépaysement du lecteur subséquent aux histoires de Charlotte. Voyage qui transporte le lecteur en Russie qui « représente l’image inversée de l’Europe occidentale » (p. 22). In fine, la prise de conscience du lecteur est « égale à celle du narrateur car la « France Atlantide » est tout autant mythique pour les deux. Selon Welch, il est difficile de concilier « la France de la belle Époque recrée par les récits de Charlotte » (p. 23) et celle généralement dépeinte dans la littérature contemporaine.
12Le rapprochement effectué par Yves Leroux dans « L’approche de la nature chez Andreï Makine et Sylvie Germain » est l’attrait des deux écrivains pour un pays étranger : la république tchèque pour Sylvie Germain, française et la France pour Andreï Makine, russe. Tous les deux sont contemporains de notre époque et sont de la même génération. Leur point commun est l’articulation du récit en rapport avec la nature. Leroux considère Jours de colère et Au temps du fleuve Amour. Leroux catalogue le style des deux écrivains comme un style de suggestion plus que de description, dénué de romantisme. Dans leur œuvre respective, la complicité du lecteur est essentielle pour terminer ce qu’ils ont amorcé en peu de phrases « le souvenir des lecteurs effectuent le chemin descriptif dont ils Makine et Germain ont fait l’abstraction » (p. 159). Selon Leroux, Makine suit la même voie ouverte par Dostoïevski dans l’exploration de l’âme humaine bien que ses descriptions de forêts soient plutôt à mettre en parallèle avec celle de Germain : elles sont bleues. Enfin, un dernier rapprochement : les deux romans se situent dans une atmosphère de guerre et de paix introuvable.
13Selon Margaret Parry (« Instants perdus, instants éternels : Makine, le Proust russe de son temps ? »), le sentiment prédominant dans l’œuvre de Makine est celui de la « perte du paradis de l’enfance et de l’adolescence (p. 103) vécus en Sibérie. Toutefois, l’interdépendance avec la nature et la découverte de la langue française sont deux aspects positifs qui soulagent l’imagination de l’écrivain qui par ses écrits se met à la recherche de ces paradis. Chez Makine, la conscience, plutôt asiatique, diffère de chez Proust où elle est occidentale. L’absence de référence biographique empêche de situer la découverte de Proust par Makine. Cependant, l’œuvre de Makine est semblable à À la recherche du temps perdu en cela qu’elle est aussi « avant tout l’histoire d’une vocation littéraire » (p. 104). Tout comme le roman de Proust, ceux de Makine privilégient l’instant et sa fixation dans l’écriture. Mais Makine reste profondément russe.
14L’épisode où Charlotte porte l’attention du narrateur sur les deux papillons accouplés se laisse interpréter de différentes manières selon Toby Garfitt, « Le pantin désarticulé : la recherche de l’unité dans l’œuvre d’Andreï Makine ». On peut y voir l’initiation d’un jeune garçon aux mystères du sexe, mais il s’agit en premier lieu d’une distraction de la grand-mère pour détourner son attention de la photographie qu’il regarde. Le papillon « concrétise ici la construction d’un mythe, celui de la double ascendance russe et française de l’enfant » (p. 80).
15Au centre de l’œuvre de Makine, on trouve la recherche de l’unité de l’individu et les « diverses images d’accouplement grotesques … semblent représenter l’union dans son aspect décevant et absurde » (ibid.). Toutefois, l’amour physique est associé à la France à cause de la révélation du président Félix Faure décédé dans les bras de sa maîtresse et l’amour russe, avec la prostituée vue au travers des hublots est un pantin désarticulé.
16Le thème du bal masqué dans Le Crime d’Olga Arbélina rejoint cette thématique du pantin désarticulé avec la scène où une femme assise à califourchon sur un homme est comparée par l’écrivain à une marionnette. Cette image « concrétise le questionnement sur la possibilité de l’union » (p. 82) et l’union des corps et des pays n’est peut-être que des chimères. Il y a cependant l’union des deux pères dans Confession d’un porte-drapeau déchu qui est réussie. Toutefois, l’union des émigrés avec leur pays d’accueil ne se réalisera jamais car ils ne pourront oublier leur passé. La seule échappatoire possible réside en l’écriture des souvenirs, elle apporte l’unité.