Éditer & promouvoir des textes protocolaires
1Deux entretiens croisés entre Garance Dor, directrice des éditions Vroum et de la revue Véhicule, et Aziyadé-Baudouin-Talec, directrice éditoriale de l’ouvrage Les Écritures bougées. Une anthologie (Mix, 2018).
1. Questions adressées à Aziyadé Baudouin-Talec par Garance Dor
Garance Dor : Aziyadé, je souhaite m’entretenir avec toi au sujet du livre Les Écritures bougées. Une anthologie (2018) publié aux éditions Mix, un imposant volume collectif de 328 pages dont tu as assuré la direction éditoriale. Ce livre rassemble certains textes du festival éponyme « Les Écritures bougées1 » que tu diriges depuis 2016. Les quarante-quatre auteurs réunis2, artistes, chorégraphes, performeurs, poètes, sont nés entre 1942 et 1993. Une brève biographie de chacun des contributeurs est présente en fin d’ouvrage. Les textes sont titrés mais également numérotés de 1 à 42, classés par ordre alphabétique des noms d’auteurs. Dans l’introduction de cet ouvrage, tu déclares : « Les textes de cette anthologie sont à la fois des partitions, mais aussi des textes littéraires qui par la lecture-action changent de formes et déplacent la langue, l’écriture. » (Baudouin-Talec, 2018, p. 9). Tu affirmes également (p. 10) une filiation avec la Revue de littérature générale d’Olivier Cadiot et Pierre Alféri parue en 1995.
Les Écritures bougées. Une anthologie est le vivier de textes protocolaires, mais aussi de pratiques inclassables, entre poésie, arts scéniques (théâtre, danse) et art contemporain. Or il est assez rare aujourd’hui que l’édition s’empare de ces textes et les diffuse ; ils forment un pan de la création littéraire et scénique relativement invisibilisé. Pour ma part, j’ai exploré la question de l’édition des partitions et des protocoles dans la thèse que j’ai soutenue en 2022, Partitions plastiques et scéniques, d’un langage visuel à une iconographie performative (Université Rennes 2). Dans ce cadre, j’ai interrogé des éditeurs de théâtre qui ont exprimé un rejet très affirmé des textes partitionnels tout en nommant la difficulté à accueillir matériellement – dans l’espace du livre – la singularité graphique de ces propositions « hors norme ». Parallèlement à cela, j’ai mis en évidence le travail d’artiste-éditrice que je mène avec les éditions Vroum et la revue Véhicule. Il me paraît donc intéressant de produire un entretien complémentaire et croisé avec toi, puisque nous avons toutes les deux œuvré à promouvoir et diffuser un nouveau type de « textes pour l’action », ce qui – me semble-t-il – est assez rare dans le champ éditorial contemporain.
Les formes textuelles issues du festival « Les Écritures bougées » ont d’abord été proférées, performées en public dans différents lieux entre 2016 et 2018, pour être ensuite rassemblées dans l’ouvrage Les Écritures bougées (2018). Avant d’être un livre, « Les Écritures bougées » est donc un festival de performances. Peux-tu me dire comment est né ce festival, et quelles logiques ont mené à la publication de cette anthologie ?
Aziyadé Baudouin-Talec : Avant de créer « Les Écritures bougées3 », je mettais en scène mes pièces qui sont des textes-partitions (Les Essoufflés, 2011, Topiques, 2014). Je me suis progressivement éloignée du monde du théâtre pour investir l’espace plus souple et plus libre de la lecture-action4 – je préfère ce terme à celui de « performance » – et de la programmation. À partir de 2016, Florian de Vaulchier, libraire, historien de l’art et créateur de la librairie A Balzac A Rodin, m’a laissé carte blanche pour la programmation d’événements (soirées, expositions…), ce qui m’a véritablement permis de créer « Les Écritures bougées ».
Le festival a débuté en mai-juin 2017 et, très vite, je me suis associée ponctuellement ou de manière plus régulière à différents espaces comme Les Grands Voisins, Volumes, le Centre d’Art contemporain La Traverse à Alfortville, DOC… de façon à multiplier les lieux de programmation. Chaque soirée des « Écritures bougées » se déroule dans des lieux non théâtraux (librairies, centres d’art, galeries, FRAC, lieux alternatifs…). Je me suis rapprochée de ce type de lieux car ils permettent, en accueillant la lecture-action, de déplacer l’écriture dans des espaces variés et de nouer un rapport direct, horizontal aux spectateurs. Dans les espaces dédiés à l’art contemporain, les artistes sont invités à découvrir l’exposition et à choisir un endroit qui peut faire résonner textes et œuvres ensemble ou à interagir avec les œuvres.
Organiser ces événements m’a permis de programmer des artistes, venant d’horizons divers (poésie, littérature, théâtre, art contemporain, danse, musique…) dont j’appréciais particulièrement l’œuvre, tout en gagnant une certaine autonomie dans mon travail d’autrice, puisque je pouvais créer mes propres lectures-actions, seule ou accompagnée d’objets, de sons, collaborant parfois avec d’autres artistes.
Ce format m’a offert la liberté de me focaliser sur ce qui m’intéresse : le langage, l’écriture. Pour qu’une écriture soit vivante, il faut qu’elle soit lue, silencieusement ou à voix haute. Lorsque l’auteur lit un texte, il ou elle fait vibrer ses cordes vocales, il ou elle fait passer le texte au travers de son corps. Écouter un auteur, lire son texte, c’est un peu comme assister à la naissance d’une idée en différé, c’est magique ! L’auditeur se concentre sur le grain de la voix, le rythme, la posture, il saisit l’essence d’une pensée en train d’émerger. Mais la densité du texte peut être prolongée par un mouvement qui l’aère, le transforme. Le mouvement d’un corps produit de la présence. Un danseur qui parle ou qui chante, comme dans les spectacles de Pina Bausch, peut échapper à la théâtralité parce que c’est depuis son corps qu’il parle, c’est-à-dire au travers de sa présence physique. À l’inverse, certains auteurs lisent leur texte tout en étant « absents », c’est-à-dire coupés de leur corps. J’ai créé « Les Écritures bougées » en 2016 afin d’inscrire dans le concept même de l’événement l’idée du mouvement, de la présence et de l’écriture. Le festival offre un spectre large sur le paysage de la lecture-action (plus globalement sur le travail autour de la plasticité de l’écriture5), mêle différentes générations d’artistes, des esthétiques multiples, de manière généreuse6, joyeuse et simple. Il constitue un espace d’expérimentation pour les artistes et de rencontres avec le public ; c’est donc la formulation idéale d’une recherche permanente que je mène par mon travail d’écriture et de programmation.
G. D. : Tu as fait des études théâtrales à l’université, et tu es aujourd’hui autrice et performeuse. Tu t’es éloignée du théâtre pour privilégier la performance. Ces deux domaines – le théâtre et la performance –, bien que souvent opposés, ont pourtant des points de jonction : ils se pratiquent devant un public, et sont souvent précédés d’un texte, qui les soutient ou les oriente. Quelle différence établirais-tu entre un texte de théâtre et une partition ou un protocole écrit de performance ?
A. B.-T. : J’ai suivi un cursus en Études théâtrales et en Littérature à la Sorbonne Nouvelle, mais aussi en Arts dramatiques et en danse contemporaine au Conservatoire d’Orléans et au Conservatoire du 14e arrondissement de Paris. Ma formation m’a donc mise sur la voie de la performance et du protocole et, en particulier, mon travail sur Comédie et La Dernière bande : dans une forme proche de la partition, Beckett y invente des dispositifs tout à fait nouveaux et conceptuels, dont Bruce Nauman s’inspirera d’ailleurs pour certaines de ses œuvres.
Pour moi, la vraie différence entre un texte de théâtre et la partition d’une performance tient à son mode de diffusion. La performance reste en effet le plus souvent privée, personnelle : l’artiste ou l’auteur ne la publie pas, c’est un document de travail. J’ai travaillé pour une conférence autour du travail d’Allan Kaprow pour la Fondation du doute à Blois : il a été parfois difficile de trouver la partition ou le protocole de départ de certaines performances, surtout pour les plus anciennes. Il reste seulement des dessins, des photographies, des notes éparses pour 18 happenings in 6 parts (1959) qui comptait sur la participation de nombreux autres artistes (dont Dick Higgins, Lester Johnson, Alfred Leslie, Robert Thomson…) ou Eat (1964). Une autre grande différence entre performance, happening, event tient à la notion de reproductibilité ou non de l’action. Selon certaines définitions7 une performance n’est pas reproductible, elle n’a lieu qu’une fois et c’est ce qui en fait son irréductibilité et son intensité. La performance a son existence propre dans sa dimension éphémère : il ne s’agit donc pas de diffuser son protocole ou sa partition car cela « appauvrirait » l’intensité de l’expérience qui en est faite. Certains artistes ou compositeurs, comme Nicolas Frize, interdisent d’ailleurs tout enregistrement ou photographie des performances ou concerts qu’ils créent ou composent. La partition de performance n’est souvent pas rendue publique car c’est uniquement l’artiste (seul(e) ou avec d’autres personnes/artistes) qui active l’œuvre. Certains artistes comme Yoko Ono ont une démarche opposée : l’œuvre est un protocole, qu’il soit réalisé ou non par l’artiste n’a pas toujours d’importance (ou, plus radicalement encore, l’action est impossible à réaliser : il s’agit d’un énoncé poétique, on se rapproche de la poésie concrète). Enfin, l’artiste ajoute et transforme le jour de l’événement des éléments à la partition qui la dépasse et lui échappe. Ainsi la partition n’est que le canevas, la trame, le squelette de l’expérience vivante et elle n’est pas toujours rendue disponible aux lecteurs afin qu’ils se l’approprient.
G. D. : Pourquoi alors avoir voulu donner à ces textes « partitionnels » une inscription dans le livre ? Ont-ils une valeur scénique ou littéraire ?
A. B.-T. : La publication des partitions et protocoles des Écritures bougées peut en effet sembler étonnante. Publier ces textes partitionnels permet au lecteur de retrouver dans le livre les objets textuels d’une partie des événements des « Écritures bougées » afin d’y avoir un autre accès. Lire permet d’intérioriser une idée, une pensée, ce qui n’est pas tout à fait le cas lors de la réception vivante d’une lecture-action : on se trouve parmi des spectateurs, on sent les présences, on écoute la voix, on entend les bruits tout autour, on est traversé par des images, des sons, on passe par des états différents… Cela n’a évidemment aucun rapport avec la lecture seul(e) chez soi, dans une bibliothèque, dans un café ou dans un train.
Certains textes sont protocolaires et comportent des indications avant ou au sein du texte. Par exemple, Yaïr Barelli décrit au futur lecteur les mouvements faits lors de sa performance « Relâcher la langue et écrire » : ses paroles étaient improvisées et ont été enregistrées et retranscrites pour le livre. D’autres textes ne rendent pas compte des mouvements de l’artiste lors de la lecture-action, ils sont seulement la trace de ce qui a été dit ; d’autres encore adoptent une forme théâtrale (ceux de Grand Magasin, Helena de Laurens & Esmé Planchon), ou une forme poétique grâce à la mise en page et à la typographie qui traduit une gestuelle, des intensités liées à la manière de dire ou de bouger le texte (les textes de Valentina Traïanova, Yoann Thommerel, Benoît Toqué, Arnaud Labelle-Rojoux, Florian de Vaulchier…). Ainsi chaque texte a son propre statut : partition, protocole, texte littéraire, texte-dessin, manifeste, poésie visuelle…
L’anthologie des Écritures bougées, parce qu’elle déplace ces formes dans un livre, constitue un mode de diffusion alternatif à leur représentation ou activation première. Quand l’artiste diffuse ses partitions ou ses protocoles, il donne l’opportunité au lecteur ou à l’amateur d’art d’activer chez lui ou en public (ce qui est plus rare) son œuvre. Pour autant, ces textes et partitions ne sont pas considérés comme des archives : ils ont une dimension littéraire qui leur est propre et ils ne prétendent pas rendre compte d’un moment passé, même si de fait ils en conservent la trace.
G. D. : Un certain nombre de textes provenant du festival « Les Écritures bougées » a été publié dans Les Écritures bougées. Une anthologie. As-tu fait un appel complémentaire pour le livre ?
A. B.-T. : Les Écritures bougées. Une anthologie réunit 42 textes d’auteurs, d’artistes, de poètes, de réalisateurs, de créateurs dans le monde du théâtre, de la radio et de la danse. Le livre contient essentiellement des partitions et des textes activés pendant les trois premiers cycles d’événements organisés en 2017 : « Éoliennes ou la voix du lieu » (21 octobre, 19 novembre, 10 décembre 2016), la « Nuit Fulgurante » (20 janvier 2017), « Les Écritures bougées », le festival (19 mai, 9 juin, 10 juin, 7 juillet 2017), mais certains viennent d’ailleurs comme celui d’Olivier Cadiot (produit pour un 1 % pour le tramway à Paris) ou ont été choisi pour leur caractère inédit. Néanmoins, trois textes avaient déjà fait l’objet de publication.
G. D. : Comment as-tu mené ce projet éditorial et comment a-t-il pris forme ? Est-ce l’éditeur qui est venu vers toi ou lui en as-tu fait la proposition ? Il ne me semble pas anodin que ce projet prenne corps aux éditions MIX puisque les éditeurs ont publié d’autres ouvrages contenant des partitions ou des protocoles. Je pense par exemple à Art conceptuel. Une entolologie (2008), au livre de Jean-Baptiste Farkas Des modes d’emploi et des passages à l’acte (2010), à Manières & protocoles. Journée d’études n° 4 (2012) ou à Art by telephone. Recalled (2014), tous publiés chez MIX avant Les Écritures Bougées. Une anthologie (2018).
A. B.-T. : Le projet d’édition est né en même temps que le projet de festival, c’était une volonté de ma part. Le livre devient la cristallisation des soirées, créant une communauté d’artistes et d’auteurs autour de la plasticité de l’écriture. J’ai été soutenue par l’université Sorbonne Nouvelle, j’y étais inscrite en thèse à ce moment-là. Il fallait donc trouver un éditeur.
De nombreux poètes et artistes ayant participé aux événements des « Écritures bougées » étaient déjà publiés aux Éditions MIX comme Antoine Dufeu, Fabrice Reymond, Antoine Boute, Daniel Foucard, Thomas Clerc, Marcelline Delbecq… En effet, ces artistes et auteurs entretiennent tous un rapport expérimental à la poétique de la langue, tissant des liens avec l’image, le cinéma (Marcelline Delbecq, Fabrice Reymond), mettant en jeu la performativité de l’écriture (Antoine Boute, Thomas Clerc) ou explorant la politique dans la langue (Daniel Foucard, Antoine Dufeu). Il était donc assez logique de faire paraître cette anthologie dans cette maison d’édition, qui en 2018 était co-dirigée par Fabien Vallos et Antoine Dufeu.
La particularité de cet ouvrage tient aussi au fait que certains de ses auteurs n’ont jamais publié auparavant, par choix car leur recherche ne se situe pas dans l’objet livre, ou parce qu’ils se situent dans la marge, ou encore parce qu’ils sont de très jeunes artistes-auteurs et n’ont pas eu l’occasion de publier. Le lecteur pourra donc découvrir des « inconnus de la littérature » ou retrouver des artistes ou auteurs déjà bien identifiés sur les scènes de la danse, de la littérature et de l’art contemporains.
G. D. : As-tu l’ambition d’un second tome alors que le festival « Les écritures bougées » se poursuit ?
A. B.-T. : J’aimerais beaucoup publier une deuxième anthologie. « Les Écritures bougées » existent depuis six ans, plus de 220 artistes et auteurs y ont été invités : cela représente encore beaucoup de textes, protocoles et partitions à publier !
2. Questions adressées à Garance Dor par Aziyadé Baudouin-Talec
Aziyadé Baudouin-Talec : Tu es directrice éditoriale des éditions Vroum, qui sont diffusées et distribuées par Les Presses du réel. Vous publiez, Vincent Menu et toi, des livres et une revue d’artistes, Véhicule, qui existe depuis 2010. Sur le site internet de votre maison d’édition (www.editionsvroum.net), on lit :
Vroum publie des partitions, des poèmes à performer, du théâtre non dramatique, de la poésie à dire à haute voix, des scenarios, des protocoles plastiques à activer.
Vroum ouvre un espace de transmission des arts performatifs et délégatifs (danse, performance, poésie sonore, concrète, théâtre sans théâtre, art conceptuel, musique…)
Pourrais-tu me présenter la maison d’édition ?
Garance Dor : Nous avons deux actions éditoriales distinctes, la « revue » Véhicule – qui est devenue annuelle en 2020 (elle était auparavant volontairement apériodique) – et la parution de « livres ». Je mets des guillemets, car je ne suis pas sûre que Véhicule soit une revue ni que nos autres publications soient des livres, tout ce que l’on fait déjoue ces appellations. Ce sont des œuvres protocolaires, partitionnelles, pensées dans un cadre éditorial et graphique de création. Des ouvrages de papier à déployer, des pages à activer.
Historiquement les partitions ont été autoéditées par les artistes (fluxus, les lettristes ou à titre individuel dans des livres d’artistes…), elles ont rarement été publiées à compte d’éditeur. Nous essayons d’être dans une posture inédite en tant qu’éditeurs indépendants et artistes publiant d’autres artistes. Nous avons défini de façon assez large la notion de partition : poème sonore, poésie-action, théâtre non dramatique (pour éviter l’appellation postdramatique), scénarios, récits à haute voix, actions scéniques ou plastiques à mettre en œuvre, descriptions de performances (ekphrasis), etc. C’est avant tout un croisement entre art contemporain et art vivant (ou arts scéniques), par le biais de l’activation et de la performance. Toutefois nous revendiquons que lire, c’est aussi faire. Il n’est pas obligatoire ni nécessaire de mettre en œuvre nos livres. Le lecteur peut aussi imaginer l’activation. C’est une condition de possibilité comme l’évoque la Déclaration d’intention (1969) de Lawrence Weiner, ici dans la traduction proposée dans Art conceptuel. Une entologie publiée aux éditions Mix : « L’artiste peut construire la pièce. La pièce peut être fabriquée. La pièce peut ne pas être réalisée. Chacun étant équivalent et conforme à l’intention de l’artiste, la décision quant aux conditions appartient au destinataire au moment de la réception » (Herrmann et al., 2008, p. 444).
Dans le cadre de nos éditions, j’ai choisi le mot de « partition » pour affirmer la distinction avec un projet ou un protocole conçu par l’auteur pour lui-même : la partition est une forme destinée à être interprétée par d’autres. Je ne l’ai pas choisi pour son ancrage dans la musique. Toutefois ce sont bien les musiciens qui ont ouvert ce mot et son acception depuis Cage en passant par les artistes fluxus ; grâce à leurs expérimentations, la partition s’est détachée de la notation musicale en portée, elle est devenue textuelle ou graphique. Il me semblait plus pertinent d’utiliser le mot de « partition » plutôt que celui de « notation », davantage tourné vers le passé. De plus, le mot « partition » en français désigne à la fois ce que la partition comprend (le texte à jouer), mais aussi l’objet en lui-même, sa matérialité. Ce n’est pas le cas en anglais où l’objet est désigné par sheet et le contenu par score.
Quant au terme de « mode d’emploi », il ne me convenait pas non plus par son apparence trop clinique et directive. Le mot partition nous reliait à la musique, mais plus largement à l’art, ce que le terme de mode d’emploi, trop utilitaire, ne laissait pas entendre. Or je souhaitais affirmer la dimension artistique de ces formes notationnelles, justement parce qu’elles étaient déconsidérées, notamment par les éditeurs de théâtre. Le mot de partition me permettait de les valoriser comme œuvre (composition) et outil (pour une activation future). Toutefois, j’utilise régulièrement des synonymes comme script, mode d’emploi, guide, protocole, boîte à outils…
Nos ouvrages sont très singuliers matériellement ; par exemple, Véhicule a le format d’un disque vinyle 33 tours : 31 x 31 cm. La revue est une pochette plastique de format carré, transparente, dans laquelle sont glissées les différentes contributions (non reliées et de formats variables). Nous adaptons les livres et les imprimés au projet de chaque auteur (Vincent Menu, qui codirige les éditions avec moi, est graphiste).
A. B.-T. : Quelles sont les revues et les artistes qui vous ont inspirés ?
G. D. : Les pratiques fluxus ont été un modèle assez déterminant pour penser la partition et son édition, comme les boîtes conçues par George Maciunas (des Fluxbox à Water Yam de George Brecht) qui contiennent des imprimés non reliés, des cartes et parfois des petits objets. Les notations musicales de Cage, Cardew, etc. m’ont aussi beaucoup marquée par les possibilités et la grande liberté offertes à l’interprète. J’ai très vite visualisé une proximité entre la forme de la pièce de théâtre (ou de la partition musicale) et les pratiques de délégation en art contemporain et art conceptuel (comme celles de Sol LeWitt ou de Lawrence Weiner) : il s’agit pour moi d’une forme notationnelle élaborée pour être réalisée par un tiers. Toutefois, nous n’avions pas vraiment de « modèle » puisque nous voulions créer des éditions qui justement n’existaient pas. Nous savions ce que nous ne voulions pas, le reste était à inventer.
A. B.-T. : Vous développez une nouvelle série de livres au sein des éditions Vroum, comme celui de Nicolas Richard, Commentaires. Un coup de tête jamais n’abolira le hasard (2022) ; quelle a été l’impulsion de cette nouvelle collection ? Quels sont vos prochains projets d’édition dans ce cadre ?
G. D. : Vroum est la maison d’édition qui porte aujourd’hui la revue Véhicule. Nous avons fait une longue pause éditoriale. En 2020, lorsque nous avons relancé Véhicule, nous avons choisi de diversifier nos supports éditoriaux.
Si la notion de « partition » confère une ligne éditoriale aux éditions Vroum, nous n’avons pas vraiment de collection. Nous aurions pu en définir plusieurs : poésie sonore ou à haute voix, théâtre « non dramatique », protocoles plastiques à activer, ekphrasis, etc. Nous faisons le choix inverse : nous rassemblons, affirmons des liens, des porosités sans séparation. Une collection, au-delà d’une idée, est matérialisée par une uniformisation visuelle des ouvrages. Or si Véhicule fait toujours le même format (31 x 31 cm), la pochette est remplie de publications aux supports extrêmement variés. Quant aux livres, ils sont conçus sur mesure (format, papier, graphisme) et s’adaptent au contenu. Cela nous permet de publier des textes dont la mise en forme nécessite par exemple une lecture sur une grande page, comme le texte de Nicolas Richard Commentaires. Un coup de tête jamais n’abolira le hasard (2022), qui se déploie sur deux colonnes qui se répondent et dialoguent. Son travail d’auteur, dans la filiation de la poésie sonore, est venu dans cet ouvrage se spatialiser avec netteté et précision sur la page. De ce fait, un ouvrage de petit format ne le rendrait pas aussi lisible.
Hors de Véhicule, nous publions donc des textes plus longs ou indépendants qui ne rentreraient pas matériellement dans l’espace de la revue. Le premier livre que nous avons publié en 2021, Fluxus, Events, Musique (1964-2021) de Marcel Alocco, comprend des textes des années 1960, qui étaient introuvables, ainsi qu’un complément contemporain. Marcel Alocco a en effet accepté de prolonger son geste d’écriture et de produire de nouvelles partitions pour nous. Le livre que nous avons conçu s’adapte aux textes, très brefs, qui s’inscrivent alors dans le format d’une carte postale de 10 x 15 cm.
Nous avons poursuivi par un objet hybride, un livre-poster d’Éric Watier : Travaux discrets d’après Brueghel (éditions Vroum, 2021). Lorsqu’il est ouvert, le « livre » fait 84 x 60 cm et devient un « tableau à performer ». Nous voulions que la publication puisse devenir une pièce murale en écho au tableau de Brueghel intitulé Les Proverbes flamands, que reprend Éric Watier. Le prochain ouvrage que nous publierons, Microgestes d’Alain Snyers (à paraître en décembre 2022), est une série de « modes d’emploi du bien-être moderne ». Il propose des gestes (actions, performances, manœuvres) à effectuer ou à rêver. Là encore, le format du livre a été déterminé en fonction de la longueur du texte en inscrivant chaque mode d’emploi sur une seule page, ce qui permet de le lire isolément, comme un événement à part entière, mais aussi comme un poème.
A. B.-T. : Est-ce que la revue Véhicule est née au début ou dans le prolongement de ta thèse ? Comment celle-ci a-t-elle nourri ton projet de revue ?
Garance Dor : Je me suis inscrite en doctorat en 2016. Véhicule est né en 2010 – donc bien avant ma thèse (dirigée par Sophie Lucet et Christophe Viart) et mon mémoire de Master (dirigé par Bertrand Clavez) – de ma pratique artistique et d’une volonté active de fendre l’espace éditorial par une brèche. Véhicule est issu du désir de diffuser et de valoriser des pratiques qui jusque-là avaient peu de visibilité. Six ans après la création de Véhicule, j’ai entrepris une thèse sur les partitions, cela m’a permis de prendre du recul, mais aussi de confirmer des intuitions.
Nous avons fait une longue pause éditoriale : de 2012 à 2019, nous n’avons rien publié. Quand nous avons décidé de reprendre l’édition de Véhicule en 2020, la somme des partitions que j’avais découvertes pendant ma thèse m’avait fait retrouver la nécessité de poursuivre ce qui avait été commencé. Tout ce travail intuitif, et mes « évidences de terrain » en tant qu’artiste, étaient légitimés par mes recherches de théoricienne. J’avais notamment mis en lumière l’ostracisation d’un grand nombre de textes « protocolaires » par l’édition. Cela m’a confortée dans la volonté de les donner à lire.
J’ai montré dans ma thèse que la partition est rejetée par les éditeurs de théâtre – encore aujourd’hui – parce qu’ils conçoivent la pièce comme un poème (ou rivalisant avec le poème) plutôt que comme une boîte à outils pour l’action. De ce fait, les didascalies (ce qui relève justement de l’indication pour agir, de la consigne) sont le plus souvent gommées ou ôtées par les éditeurs de théâtre. Quant aux formes « partitionnelles » dans leur mise en page, elles sont elles aussi aplaties, lissées et normées. Un exemple visible de cela est présent dans l’édition de Poings de Pauline Peyrade, publiée aux Solitaires Intempestifs en 2017. Le texte original est mis en « annexe », alors qu’une version « révisée » par l’éditeur est mise en avant. La disposition sur la page choisie par l’autrice n’a pas été acceptée par l’éditeur, il l’a donc remaniée, mais a cependant accepté – à la demande de l’autrice – de scanner sa mise en page comme un « témoin » du geste initial, qui n’est cependant présenté que comme un document complémentaire. La page théâtrale doit-elle être une page vierge pour un metteur en scène qui lui insuffle la vie ? C’est une vision qui est aux antipodes de la mienne.
Lors de ce travail de thèse, des ponts se sont créés entre des recherches dans les fonds d’archives, des rencontres avec des artistes plus âgés que moi et liés à des avant-gardes (Marcel Alocco, Roland Sabatier) et des artistes « conceptuels » de ma génération (comme Jean-Baptiste Farkas, Éric Watier). C’est en travaillant sur la notion de partition que j’ai découvert Les Écritures bougées. J’y ai reconnu dès l’introduction de l’ouvrage une porosité avec ma démarche. Nos parcours ont d’ailleurs quelques similarités, puisque nous sommes passées par le théâtre. La différence du point de vue éditorial réside dans le fait que Les Écritures bougées a été porté par un éditeur extérieur, MIX qui par ailleurs est l’un des rares à être impliqué avec intérêt dans ce type de textes et de recherches.
Véhicule et les éditions Vroum sont un travail éditorial d’artiste, mais naissent aussi d’une réflexion de chercheuse et de la mise au jour d’une collection de partitions de performance. Dans les premiers numéros de notre revue, je parlais d’une « archive de la scène ». Or la partition permet justement un basculement permanent entre la trace et le projet. Le texte est réinvesti, repris, rejoué. La permanence qu’il semble avoir dans le livre est un leurre. C’est un texte mobile, ouvert. Il ne s’agit pas de fixer ce qui a eu lieu : la partition n’est pas là pour témoigner d’un événement du passé. Pour moi, une partition est résolument tournée vers le futur, c’est un texte qui permet la reprise, la réitération, mais aussi les variations. Les archives peuvent être saisies comme partition, c’est ce qu’a fait Boris Charmatz en s’emparant des images présentes dans le livre de David Vaughan Merce Cunningham un demi-siècle de danse (1997) pour construire le projet « All Cunningham », qui a débuté en 2009 et qui a pris différents noms, dont Roman photo, Flip book ou encore 50 ans de danse. Steve Giasson – artiste plasticien – réinvestit également des images d’archives qui deviennent alors ses partitions pour créer les Performances Invisibles (2015-2016), où il réinterprète des performances historiques8.
A. B.-T. : Tu as présenté ta revue lors de ta soutenance de thèse au Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne (CCNRB) ; comment conçois-tu les liens entre ta recherche et la revue ?
G. D. : Pour moi, chercher et créer sont un seul et même geste. Si ma soutenance de thèse a eu lieu sur le plateau du Centre chorégraphique de Rennes et pas à l’université, ce n’est pas anodin9. Je continue d’habiter, par ses marges, c’est-à-dire hors d’une programmation officielle, les espaces scéniques. Je n’ai pas travaillé sur mes propres textes dans ma thèse. Cela m’a amené à faire un pas de côté en activant cette fois des partitions qui n’étaient pas les miennes, comme celles de Yoko Ono, de Marcel Alocco ou des partitions d’autres auteurs présents dans Véhicule, notamment lors des « Soirées Véhicule » organisées dans divers lieux. Les soirées sont l’occasion de « déplier » la revue, de performer la page, de montrer la publication en action. La revue est conçue d’abord comme un objet éditorial, mais aussi comme un espace performatif à saisir. Nous la déployons et faisons l’expérience des protocoles en nous associant à différentes structures (le GMEA, centre national de création musicale d’Albi, le CCNRB à Rennes, le Théâtre de Poche de Hédé Bazouges, le Cabinet du livre d’artiste à Rennes, le CNEAI à Paris, et bientôt Le Vent des signes à Toulouse). Les événements sont conçus avec les artistes de la revue ou avec des interprètes (danseurs, comédiens) qui viennent s’emparer des protocoles.
En activant des partitions d’autres auteurs, je me suis moi-même positionnée en artiste-interprète. Mais je fais alors la même chose que lorsque j’édite des partitions ; en les interprétant, je les diffuse, je les rends publiques. J’ai aussi conçu des conférences-performances ces dernières années10. Elles sont le fruit d’une partition textuelle globale que j’écris et qui – comme une poupée gigogne – intègre des partitions d’autres auteurs. Ces conférences-performances sont la transposition de mon travail de recherche dans un format ludique.
A. B.-T. : Y a-t-il un lien entre les éditions et ton parcours d’artiste ? En effet, tu as longtemps pratiqué le théâtre en tant que comédienne et autrice. Tu as ensuite quitté le théâtre pour te diriger vers la performance et l’édition en créant Vroum et Véhicule avec Vincent Menu.
G.D : Je crois n’avoir jamais vraiment quitté le théâtre. Pour le quitter, il faut avoir d’abord habité ce lieu. J’ai toujours été à sa lisière, dans ses marges. Quand j’ai écrit et conçu mes premières formes devant un public, en 1999, les directeurs de lieux culturels pensaient que mes créations n’avaient pas leur place au théâtre. Marie-Thérèse Allier m’a fait confiance à la Ménagerie de Verre11 – comme elle a fait confiance à de nombreux artistes qui pratiquaient l’expérimentation – mais on sait comme ce lieu était atypique et rare. Youness Anzane m’a également programmée plusieurs fois dans son festival itinérant « Il faut brûler pour briller », à Naxos Bobine dans le 11e arrondissement de Paris et au Théâtre de Vanves. Et, enfin, Jean-Marc Adolphe, qui dirigeait la revue Mouvement à l’époque, m’a invité à participer au SKITE (2010), un laboratoire et une plateforme d’expérimentations en arts du spectacle et programmé « Reconstitution », l’une de mes créations, à l’Échangeur CDCN de Château-Thierry (2010). C’étaient des espaces très stimulants et libres mais trop peu nombreux.
Avec Véhicule, j’ai voulu renverser la situation et créer un espace d’hospitalité et de visibilité pour les textes et les pratiques inclassables. J’ai fait le constat que de nombreux artistes étaient eux aussi dans des lisières, des bords, des pratiques textuelles hybrides. L’idée était donc non pas de publier mes textes, mais de permettre la visibilité de ce renouveau des textes pour la scène et la performance, de publier des écrits qui s’apparentent à des « pièces de théâtre » ou à des « partitions musicales » parce qu’ils sont faits pour être interprétés, activés, mais qui ne comportent pas l’architecture classique de ces formes. Pour cela, il fallait pouvoir s’adapter au mieux à chaque proposition, ne pas avoir de cadre graphique trop strict pour l’édition. Mon ambition n’était pas de promouvoir mon travail, mais plutôt d’ouvrir un espace conçu pour d’autres, un espace éditorial « sur mesure » pour des formes agénériques. Nous avons donc imaginé la revue en affirmant à la fois son aspect « collectif », mais aussi en permettant de manifester par la matérialité et le graphisme les singularités de chaque œuvre proposée.
A. B-T. : Envisages-tu de nouvelles incursions du côté du théâtre ?
G. D. : Ce sont plus que des incursions. Je n’ai jamais vraiment cessé de questionner le théâtre ou d’essayer de l’infiltrer. J’ai écrit Anti-théâtre farouche en 2021 qui synthétise la critique que je peux porter au théâtre et la volonté de m’ancrer cependant dans son territoire pour mieux le défaire. Le point de départ de ce texte était La Cantatrice Chauve de Ionesco dans la version typographiée par Robert Massin, un objet-livre étonnant publié chez Gallimard en 1964. Massin y retranscrit la mise en scène d’origine de la pièce par des photographies des acteurs et une spatialisation des intentions vocales sur la page. Massin a créé de toutes pièces la partition du spectacle – sans la concevoir comme un document – pour faire du livre un espace complet qui « contient » des indications corporelles, vocales et scénographiques. Anti-théâtre farouche raconte la volonté d’un collectif de transposer ce livre sur la scène, dans un mouvement inverse à celui de Massin (qui transposait la scène dans le livre). J’ai écrit une première version d’Anti-théâtre farouche, puis j’ai invité Pierre di Sciullo à compléter ce texte. Le travail avec Pierre di Sciullo était pour moi l’occasion d’affirmer la plasticité d’un texte dans le cadre d’une recherche de « théâtre typographique ». Pierre di Sciullo est en effet l’inventeur de polices de caractères expérimentales publiées dans sa revue Qui résiste ? : le « Kouije » ou le « Quantange », deux polices qui guident une lecture à haute voix. Pierre di Sciullo lie intimement le dessin de la lettre et sa sonorisation. C’était aussi une évidence de travailler à partir d’une matière comme celle-ci avec Pierre di Sciullo qui, d’une certaine manière, prolonge ce que Massin a introduit avec la « typographie expressive ». Pour moi, la partition participe du renouvellement de l’écriture pour la scène aujourd’hui et de ses mutations car elle intègre et affirme l’action scénique et performative. Les tentatives des typographes sont également passionnantes : Massin invente une nouvelle manière d’éditer le théâtre en incorporant sa mise en scène, Pierre di Sciullo crée des outils qui rendent la page active et appellent à la rendre audible.
Nous avons finalement expérimenté Anti-théâtre farouche lors de trois présentations devant du public avec des acteurs12 : à la SACD à Paris (septembre 2021), au Théâtre de Poche de Hédé-Bazouges (en janvier 2022), mais également à la MC2 Grenoble (novembre 2021), pour une représentation « privée » destinée au directeur du lieu, Arnaud Meunier.
Mes « pièces » sont de moins en moins présentées dans des espaces théâtraux, mon travail prend corps dans des lieux autres, pendant des colloques, lors de vernissages d’expositions, dans des salons d’artistes-éditeurs où des temps de « performances » sont programmés, comme au salon MAD (Multiple Art Days), au CNEAI, dans des galeries… L’économie des lieux liés à l’art contemporain et à la recherche scientifique qui accueillent des performances est bien plus légère (et précaire) que celle du spectacle vivant. Néanmoins elle permet de créer rapidement et souvent, de montrer un travail expérimental quand les lieux de spectacles vivants sont la plupart du temps dans des logiques commerciales. Je n’ai cependant pas abandonné la conquête de ces lieux « consacrés » du spectacle vivant, je pense qu’il est nécessaire de continuer de se cogner au mur du théâtre pour l’ébranler. Dans ces fissures naîtront de nouveaux chemins.
L’édition de partitions et de protocoles m’offre un pas de côté face à la difficulté de la mise en production des textes hybrides. L’édition permet une réelle liberté, elle ne dépend d’aucun lieu, c’est un espace autonome et indépendant bien plus souple que la diffusion dans le spectacle vivant. Mais ce que nous éditons est un double pas de côté, puisque notre ligne éditoriale est innovante : nous sommes, je crois, le seul éditeur en France dont la ligne éditoriale est entièrement dédiée à ces objets partitionnels13.
A. B.-T. : Comment souhaites-tu poursuivre ton travail d’autrice et de performeuse, en publiant, en activant tes textes ?
G. D. : Ce que j’envisage aujourd’hui est contraint par le contexte de production. La place réservée aux femmes reste mineure (on pourrait dire minable) dans l’art contemporain ou les arts scéniques. En 2010, j’ai momentanément mis de côté ma pratique d’écriture et ma pratique scénique (ou performative) à force de me heurter à la difficulté du milieu du spectacle vivant et de l’édition. Mais j’ai choisi de renverser le rapport de force, de produire, de diffuser, en créant Véhicule puis les éditions Vroum. Il y avait une volonté d’empowerment très forte, d’émancipation vis-à-vis du pouvoir (ou de ceux qui le détiennent). Éditer des partitions est une gageure qui ne peut demander qu’un investissement considérable : ce que je fais est aujourd’hui un acte militant pour un renouvellement des pratiques. Il ne faut pas oublier que la partition elle-même comprend une dimension subversive puisqu’elle engendre un partage auctorial et l’affirmation d’une délégation des œuvres hors des institutions. La partition est un cadre qui peut être jugé trop directif, mais qui est surtout particulièrement ouvert et, je pense, inépuisable. Un cadre, c’est une proposition, on peut l’accepter, trouver sa liberté à l’intérieur de ses bords, mais on peut aussi modifier la proposition, la transformer et produire une appropriation de celle-ci. J’aimerais ne plus avoir à lutter pour ces formes, et qu’elles trouvent leur place, de la même manière que je souhaite qu’on accueille mon travail d’artiste et d’autrice. Je pense que la performance (plasticienne ou poétique) et le théâtre se rejoignent, par le texte – qu’on peut appeler partition – mais aussi par sa présence face à un public. Leur opposition historique, notamment par les plasticiens qui ont rejeté le théâtre (de Dick Higgins à Marina Abramović), a permis une modification du théâtre qui, de « dramatique » à « postdramatique », peut aujourd’hui s’envisager dans certaines pratiques comme performatif (ou performantiel). Pour moi, théâtre et performance sont poreux. Ils contiennent tous deux un texte « à activer ».
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