Tous contes faits
1« Homme à idées neuves, à inventions, fertile en projets et en entreprises, tourné vers l’avenir, confiant au génie moderne » : c’est par ces mots que Sainte-Beuve qualifie Charles Perrault, dont notre époque a quelque mal à faire coïncider le chef-d’œuvre dont elle poursuit la lecture – les Contes – avec la figure de chantre des Modernes qu’a enregistrée l’histoire littéraire. Ce n’est pas le moindre avantage de l’essai que lui consacre Marc Escola dans l’utile et pédagogique collection Foliothèque que de lever cet apparent hiatus, et de montrer, des Contes, la dimension très moderne – pour ne pas dire postmoderne. D’un coup de baguette, Charles Perrault aura en effet inventé avec ses contes un genre moderne qui prend prétexte de bien anciens récits.
2Comme le montre Marc Escola par une contextualisation documentée du texte, c’est en effet dans le cadre de la querelle des Anciens et des Modernes que prend place la publication savamment orchestrée des « Contes-de-Perrault ». L’écrivain, héraut des Modernes, inscrit ainsi ses Contes à la croisée de trois genres reconnus comme « spécifiquement modernes » par le Parallèle des Anciens et des Modernes, l’opéra, le travestissement burlesque, la poésie galante (p. 34). Contes du temps jadis, les récits de Perrault sont d’abord au goût du jour, et s’inscrivent de façon très professionnelle dans le champ littéraire contemporain dont l’écrivain connaît mieux qu’un autre les enjeux et les chausse-trappes. Aussi contribue-t-il à instaurer par la publication de ses Contes un nouveau modèle d’autorité : non plus les doctes et, via eux, les Anciens dont la légitimité est toujours « déjà » donnée, mais un public féminin consacré « instance de légitimation » (p. 40). Le fait est capital, au regard de l’évolution de la fonction-auteur à l’époque classique ; en effet, ce déplacement modifie le système tout entier.
3L’autorité de l’auteur – et c’est là un premier signe de modernité – désormais se construit par et dans un échange avec son public : si ce sont les femmes qui le légitiment, ce public n’est institué que par l’œuvre même qui s’adresse à lui ; c’est ainsi Perrault lui-même qui légitime le public qui à son tour le légitime. Au modèle vertical, et à sens unique, des Anciens, se substitue ainsi un modèle horizontal et réciproque de l’auctorialité moderne, conçu sous le signe du plaisir, et du plaisir féminin (p. 41). Et ce « déni d’autorité » se redouble encore (p. 66) ; les Contes paraissent d’abord sous le nom du fils de Perrault, un enfant de dix-neuf ans – enfant, infans, qui ne parle pas : les contes n’ont d’abord pas d’auteur, avant de devenir « contes-de-Perrault » (p. 11).
4Le dispositif auctorial particulièrement complexe que met en place Perrault, ce « scénario d’appropriation [qui est l’]image inversée de la construction de l’autorité de l’auteur telle que les partisans des Anciens la concevaient » (p. 67), et l’examen attentif de la place particulière qu’occupent les Contes dans « les Cultures du grand Siècle » (le pluriel est ici essentiel), et de leur dispositif de publication permettent alors à Marc Escola d’en préciser la spécificité. Conçue dans un dialogue avec La Fontaine, et avec le genre « ancien » des Fables (p. 74 sq.), l’entreprise de Perrault consiste à s’affirmer comme conteur véritablement « galant » (p. 82), comme le La Fontaine des Modernes. Loin d’être constitué de textes naïfs, populaires, folkloriques, le genre est en effet savant, burlesque, littéraire : à travers lui, c’est alors la poétique classique qui se trouve interrogée.
5Marc Escola – dont la recherche est familière de ces questions de poétique – propose une hypothèse séduisante pour comprendre le succès mondain proprement merveilleux de ces contes : le relais qui voit le public de la nouvelle se tourner vers le conte merveilleux s’explique par le fait que « le conte s’écrit depuis une posture qui est l’antithèse exacte, sinon le renversement parodique, de celle du narrateur de la nouvelle historique et galante » (p. 58) — rappelons que Marc Escola a récemment donné une anthologie de ces Nouvelles aux éditions GF-Flammarion dont l’une au moins contient également deux contes : Inès de Cordoue de Catherine Bernard. Le succès public du conte attesterait ainsi une mutation profonde dans l’esthétique narrative du dix-septième siècle, son trouble et pour ainsi dire sa mise en crise (son entrée, si l’on veut, dans une forme de postmodernité, puisque c’est sa capacité à défaire les récits, plus qu’à les relayer, qui nourrit le genre). Pour analyser ces contes défaits, l’essai suit et débrouille, de façon ludique et allegro giocoso, les nombreux jeux intertextuels auxquels se livre Charles Perrault. Si le conte est un genre ironique, qui ne prend jamais au sérieux ce qu’il raconte, ni d’ailleurs ceux qui le racontent, c’est qu’il interroge « le protocole de la vraisemblance classique » (p. 106) : c’est aussi ce qui rend l’examen de son cas passionnant, et les fortes pages que Marc Escola consacre à la question montrent le rôle décisif qu’aura joué le conte au carrefour des genres en prose. L’écriture du récit par Perrault repose en effet sur un jeu constant avec des univers de croyance concurrents, sinon opposés, les maximes éthiques ou morales chères à la vraisemblance d’un côté, les coups de force magiques du merveilleux de l’autre. Genre mineur selon la hiérarchie rhétorique, le conte sert pourtant, au tournant du xviie et du xviiie siècles, à évaluer les normes de la nouvelle galante, dont il soumet la crédibilité à l’impitoyable concurrence de la logique merveilleuse, et dont il interroge la force de persuasion sous la forme plaisante de la parodie. Ce qui surgit alors, c’est un trouble dans l’ordre de la représentation classique, une mise en question de la mimèsis : sur quelle règle indexer ce que l’on raconte ? À quelles conditions, et selon quels modèles, fonder la créance du lecteur ? Mieux encore : de quelle créance s’agit-il ?
6Mais, par là, revient l’interrogation sur l’auteur moderne, car la logique merveilleuse n’est jamais que l’arbitraire auctorial le plus total : que doit assumer un auteur de la part de fiction que comporte toute écriture ? Faut-il la dissimuler ou la surjouer ? À ces questions aussi, le genre merveilleux du conte (qui parfois même effleure le « fantastique » – l’essai suggère une lecture diachronique de la question à l’occasion de La Barbe Bleue, p. 116) semble bien répondre par le type de récit qu’il choisit.
7Le cas est d’autant plus significatif que, comme le montre précisément l’analyse de Marc Escola, le conte est une « narration enjouée » où sévissent « deux conteurs pour un conte » (p. 94 - si l’on y ajoute le critique et son lecteur, nous voici déjà quatre). C’est que le genre est ironique. Mieux encore : le burlesque, « où il s’agit toujours de faire lire deux textes à la fois, est peut-être bien le genre de Charles Perrault » (p. 93) ; en regard de cet « art de la disconvenance plaisante et de la subtile raillerie » transformé par Perrault, contre l’avis de Boileau, en « genre moderne par excellence », les Contes retrouvent toute leur saveur. Dans ce genre joueur où tout le monde affabule, de l’auteur au narrateur et du narrateur aux personnages, et même où l’auteur se joue de ses narrateurs, et les narrateurs de leurs personnages (l’analyse des cas emblématiques du Chat botté ou du Petit Poucet est à cet égard très convaincante), comment ne pas entrer à son tour dans la danse ?
8Aussi, prenant appui sur une suggestion d’un lecteur bien informé, l’abbé de Villiers, qui suggère de prêter attention aux rapports qu’entretiennent entre eux les différents épisodes d’un même conte, Marc Escola reprend-il la méthode qu’il avait proposée, à la suite des travaux de Michel Charles, dans Lupus in fabula. Six façons d’affabuler La Fontaine (Presses Universitaires de Vincennes)1. L’essai se finit sur vingt pages d’« affabulations », qui ne sont pas les moins savoureuses du recueil, occasion d’un retour sur un Chat botté pour une fois pris au dépourvu, une Cendrillon moins innocente qu’on croit, une Belle au bois dormant qui pourrait bien être surprise par son prince pas si charmant, un Petit Poucet décidément mal entouré, et des Fées capables de nous donner, en même temps qu’une « leçon de lecture », une « leçon d’histoire littéraire » (p. 150). Mais ces affabulations sont aussi le moyen de poser narrativement des questions politiques centrales – et doubles, à l’instar de fables déjà fréquentées par le critique ; ainsi, d’une bien connue histoire d’ogres : « que faut-il donc offrir au pouvoir politique pour s’associer à lui, et que doit-on accepter de s’incorporer au bénéfice de cette réunion ? » (p. 134)
9Pour solde de tous contes, le copieux dossier propre à la collection « Foliothèque » permet de découvrir d’autres faces, moins fréquentées, de Perrault, du Parallèle bien sûr aux plus inattendus Mémoires et Pensées chrétiennes ; il offre également un panorama de lectures de Perrault, par l’abbé Villiers ou Louis Marin (dont Marc Escola rappelle ici les principales analyses, dans le prolongement desquelles l’essai est directement placé), voire, par la psychocritique, via ces « Cousins germains » que sont les frères Grimm.
10Les limites que fixe à la lecture de Marc Escola la collection où elle s’inscrit, et qui empêchent de développer certaines des hypothèses formulées au cours de la démonstration, ne la rendent pas pour autant moins convaincante : tout juste regrette-t-on, parfois, le passage rapide sur telle ou telle séquence du raisonnement. C’est peut-être que le lecteur de l’essai doit, lui aussi, accepter d’affabuler sa lecture : si Perrault m’était conté…