Comment lit-on les littératures francophones aujourd’hui ?
1De quoi la francophonie littéraire est-elle aujourd’hui le nom ? Telle est la question dont s’empare cet ouvrage. Ce dernier constitue l’aboutissement d’une réflexion commencée quelques années plus tôt, dans le cadre d’un séminaire universitaire qui s’est tenu à Lyon entre 2014 et 2016, intitulé « Concepts et création : un nouvel état des lieux des littératures francophones ». Véronique Corinus et Mireille Hilsum évoquent les nombreux échanges qui s’y sont déroulés autour d’une « discipline jeune » qui « continue à être confrontée à d’inquiétantes remises en question institutionnelles et épistémologiques » (p. 7) – elles mentionnent notamment une forme de mépris persistant à l’égard des littératures francophones ainsi que la permanence d’un spectre colonial pesant. Plus précisément, cet ouvrage paru au premier semestre de l’année 2022 est le deuxième volume qui reprend les échanges du séminaire ; il poursuit ainsi la réflexion amorcée dans le premier opus – publié en 2019 sous le titre Nouvel état des lieux des littératures francophones. Cadres conceptuels et création contemporaine1 – tout en proposant une démarche spécifique de redéfinition et réévaluation du concept de francophonie littéraire.
Définition & nouveaux enjeux
2Ce projet s’impose comme une tentative pleinement justifiée, tant le terme de francophonie s’avère à l’heure actuelle toujours épineux. En 1999, Jean-Marc Moura en proposait une histoire : attestée à la fin du xixe siècle, la francophonie signifie d’abord le fait de parler français, avant de désigner la culture française elle‑même2. Une quinzaine d’années plus tard, Daniel Maggetti rappelle, à l’occasion d’une table ronde conduite dans le cadre des Assises Internationales du Roman et reproduite dans le volume, qu’« on a dit “francophone” pour dire “de langue française mais pas français”, ce qui instaurait une sorte de coupure ou de différence par rapport à laquelle beaucoup d’écrivains ont pu se sentir dans une position d’inconfort » (p. 195).
3Plus particulièrement, ce deuxième ouvrage questionne la façon dont les littératures francophones se donnent à lire :
Aujourd’hui, la lecture des auteurs francophones tient sans doute moins au goût équivoque pour l’exotisme du public qu’à un intérêt accru pour leurs positionnements esthétiques et idéologiques singuliers. Les poétiques qui travaillent leurs textes et les formes d’engagement qui s’y définissent, faisant entrer en résonance postures anciennes et postures contemporaines, contribuent au profond renouvellement de nos rapports au monde qui caractérise ce premier quart du xxie siècle. Elles entraînent la critique à forger de nouveaux outils pour proposer des lectures au plus près de textes qui adjoignent aux pratiques passées d’autres plus actuelles, nourries de l’expérience numérique, et font bruire les bibliothèques, délivrées des influences trop convenues et des hiérarchies trop admises. (p. 8-9)
4Le prolongement des réflexions du premier opus se situe essentiellement dans la première partie de l’ouvrage, portant sur l’approche géographique des littératures francophones : l’accent est mis sur la démarche écopoétique et éthique, ainsi que sur la question des genres littéraires ; celle de l’influence est également mobilisée pour démontrer que « les auteurs dits francophones n’hésitent pas à dévoiler leurs filiations littéraires » (p. 11) et que leurs bibliothèques sont éclectiques, dépassant largement le seul espace francophone. Ensuite, dans la deuxième partie, des témoignages d’auteurs se mêlent aux études théoriques pour questionner la démarche intertextuelle présente dans les littératures francophones : il s’agit d’observer cette dernière dans tous les sens possibles et pas seulement dans celui, traditionnel, de l’hypotexte européen ou occidental dont l’auteur francophone se nourrirait. Enfin, la troisième est essentiellement consacrée à l’histoire des pratiques éditoriales des textes francophones – revues, maisons d’édition, supports actuels, etc. C’est là qu’intervient notamment la réflexion qui s’engage autour de la littérature numérique, interrogeant la possibilité d’envisager un « décentrement de la francophonie littéraire » (p. 15) dans le but de constituer un « corpus littéraire francophone nativement numérique » (p. 16).
Élargissement du débat : auteurs, chercheurs, éditeurs
5L’originalité et l’intérêt principal de la démarche engagée par V. Corinus et M. Hilsum proviennent certainement de la dimension éclectique de l’ouvrage qu’elles dirigent. La diversité est d’abord d’ordre géographique, dans la mesure où c’est la francophonie au sens large qui est sollicitée ici, sans se cantonner à un seul continent ou à une région du monde en particulier. Ainsi, les contributions présentes dans l’ouvrage portent aussi bien sur l’Amérique que sur l’Afrique, ou l’Europe – une place importante étant notamment ménagée à la littérature insulaire avec le cas des Antilles francophones et de la Polynésie. Cette richesse géographique s’accompagne là encore d’un choix heureux, celui du refus de la hiérarchie entre des auteurs célèbres et des écrivains moins connus ou tombés dans l’oubli : le Martiniquais Patrick Chamoiseau, l’un des auteurs les plus emblématiques des littératures francophones caribéennes, côtoie ainsi des figures plus marginales, à l’instar du dramaturge togolais Nestor Zinsou et du romancier sénégalais N. G. M. Faye, ou encore Suzanne Césaire, laquelle est moins connue pour son œuvre personnelle que pour son lien matrimonial avec le poète Aimé Césaire.
6Il faut également souligner le vif intérêt que représente la variété de la nature des contributions. En effet, contrairement à bon nombre d’ouvrages consacrés aux littératures francophones, il ne s’agit pas seulement de rassembler ici une somme d’articles rédigés par des chercheurs spécialistes de la francophonie, mais plutôt de faire dialoguer la théorie avec des propositions d’auteurs et d’éditeurs, comme l’illustre par exemple la restitution d’une table ronde confrontant les écrivains francophones et ceux qui les publient. La présence concrète de certains auteurs donne également lieu à différents témoignages qui permettent d’illustrer les questions francophones par des exemples de trajectoire personnelle : la romancière suisse Aude Seigne, le Québécois Éric Plamodon, le Haïtien Lyonel Trouillot ou encore le romancier sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021 pour La Plus Secrète Mémoire des hommes, se prêtent ainsi successivement à cet exercice de l’entretien littéraire. Enfin, des hommages, des lectures de morceaux choisis ainsi que des créations poétiques sont également à mentionner, à l’instar des poèmes que Françoise Delorme adresse à l’œuvre de Suzanne Césaire.
7Notons enfin que cette grande diversité formelle n’empêche pas l’ouvrage de proposer simultanément des approches théoriques riches et ancrées dans l’actualité de la recherche littéraire. La thématique environnementale, qui est aujourd’hui au cœur de plusieurs projets de recherche en littérature française et comparée, est par exemple représentée dans deux articles de la première partie de l’ouvrage, consacrés respectivement aux Caribéens Suzanne Césaire et Patrick Chamoiseau. Des questions classiques sont également creusées, à commencer par celle du genre littéraire, que Miriam Lay Brander propose de réhabiliter. En effet, contrairement à une tendance postmoderniste qui considèrerait que le genre littéraire est désormais une catégorisation inutile, cette chercheuse postule que l’horizon d’attente des lecteurs est toujours déterminé par le genre littéraire. Cependant, dans notre contexte mondialisé, on assiste en même temps à un brouillage des limites entre les genres littéraires qui pousse à proposer un nouveau modèle générique reposant non pas sur l’uniformisation des genres, mais sur une nouvelle hétérogénéité :
il s’agit plutôt de trouver des approches théoriques et méthodologiques qui puissent inclure les formes discursives et artistiques non européennes sans les européaniser ou les décontextualiser et qui prennent en compte l’interpénétration de plusieurs systèmes de catégorisation générique. (p. 60)
8De son côté, Anthony Mangeon, qui s’intéresse au statut de l’auteur francophone, contribue avec son article à l’avancée des recherches actuelles consacrées aux pratiques hypertextuelles et à la relation qui unit chaque auteur à ses « pères » ou « pairs » littéraires. Dans un ouvrage de 2013 qui fait figure de référence, Lise Gauvin, Cécile Van den Avenne, Véronique Corinus et Ching Selao ont évoqué l’importance cruciale de cette question dans le contexte littéraire francophone, rappelant que leurs auteurs se situent « à la croisée des langues » et dans des situations de « contacts de culture », mais surtout parce qu’il est impératif pour ces derniers de « constituer leur propre tradition littéraire3 » et de mettre en scène une dynamique transcoloniale. Anthony Mangeon prolonge leur réflexion de façon originale, mettant notamment l’accent sur la « sensibilité francophone » de certains auteurs en France – il cite Guillaume Apollinaire, Tristan Tzara, Blaise Cendrars – et décrivant ensuite la corrélation qui existe entre plagiat et meurtre, car la tentation d’assassinat serait selon ce chercheur une nouvelle façon de penser la relation de l’écrivain francophone à l’écrivain français. L’objectif de la démarche d’A. Mangeon est ainsi de montrer que des schèmes relationnels communs se retrouvent dans les textes littéraires français et francophones et de prouver que les échos ne se font pas de manière unilatérale, mais bien plutôt de façon réciproque.
9Enfin, les propositions stimulantes de cet ouvrage autour des humanités numériques montrent comment les recherches actuelles consacrées à la littérature francophone entrent pleinement en résonance avec l’actualité et les nouvelles modalités littéraires envisagées en ce début de xxie siècle. L’article de Marcello Vitali Rosati questionne à ce titre les enjeux concrets que soulève la littérature numérique francophone et propose des critères pour déterminer une méthode de sélection aboutissant à la constitution d’un corpus, l’identification des canaux de visibilité, les critères esthétiques permettant de juger une œuvre numérique ainsi que les modalités de lecture et de conservation des œuvres. L’ouvrage se clôt sur la présentation du programme scientifique LIFRANUM (Littératures francophones numériques), projet de recherche financé pour 2020-2023, porté par l’équipe de recherche lyonnaise MARGE dont l’objectif est d’« examiner l’impact des modifications de l’écrit sur les pratiques littéraires, tant du point de vue de l’écriture que de la lecture, et d’envisager à nouveaux frais la “francophonie” entendue comme réseau de réseaux, à appréhender dans leur dynamique décentrée » (p. 221).
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10Qu’elle soit de papier ou qu’elle entre dans l’ère numérique, la littérature francophone se donne en somme plus que jamais à lire et à découvrir.