La vie est un roman
1«This is not a biography» : cet essai commence par un déni qui a quelque chose de freudien. La forme utilisée par Peter Brooks dans son antibiographie «or maybe more accurately an oblique biography» (p. 1)1 — comme il la désigne lui-même — est parfaitement cohérente avec son histoire d’érudit. Avec une capacité à se fondre dans le style de l’auteur qui relève du pastiche, Brooks devient un investigateur d’indices à la Balzac, entamant un voyage d’analyse de détails visant non pas à la construction du personnage type mais plutôt à sa déconstruction, vers une connaissance nouvelle et originale de l’auteur qui a donné vie à l’univers de La Comédie humaine. L’opération de Brooks renverse en quelque sorte l’enquête balzacienne à la recherche de traces qui puissent montrer l’homme derrière les personnages fictifs qu’il a créés. Un procédé, celui-ci, qui explore la possibilité d’évoluer par intrigues et indices le long de la frontière labile qui sépare la littérature de la réalité. S’il ne s’agit pas en effet, d’une biographie de Balzac, néanmoins le titre de l’essai — étant donné que les « vies de Balzac » peuvent être à la fois les vies créées par Balzac et les vies vécues par Balzac — sous-entend qu’on peut le lire comme telle. On est donc tenté de concevoir, freudiennement, que le déni dévoile une vérité cachée.
2Brooks choisit une liste restreinte de personnages : Eugène de Rastignac, Jean-Esther van Gobseck, Antoinette de Langeais, Raphaël de Valentin, Lucien Chardon de Rubempré, Jacques Collin, Henriette de Mortsauf, le Colonel Chabert et Marco Facino Cane. Le choix de ceux-ci parmi les plus de deux mille personnages de La Comédie humaine recrée en quelque sorte l’interconnexion articulée et étendue présente dans les romans de Balzac, car Brooks choisit une division des chapitres par personnage, plutôt que par roman. Cela lui permet, d’une part, de traiter individuellement plusieurs personnages d’un même ouvrage — comme Rastignac et Vautrin, par exemple — et, d’autre part, d’éluder la progression chronologique au profit d’une synchronisation qui non seulement fait écho au système balzacien des personnages reparaissants, mais souligne également l’objet d’une thèse à laquelle il s’est consacré pendant la plupart de ses études : « Our lives are ceaselessly intertwined with narrative », ce qui constitue le postulat et l’incipit de Reading for the Plot (1984), l’un de ses essais les plus célèbres2.
3Chacun des romans de Balzac comporte plusieurs intrigues, tout comme la vie de chaque personnage et la vie de chaque homme. Le choix d’utiliser le pluriel dans le titre de l’essai représente ce principe depuis le début. L’objet de mon analyse sera de montrer la structure et les références de la recherche de Brooks, en portant l’attention sur certains des personnages qu’il a choisis, tels qu’Antoinette de Langeais, Raphaël de Valentin et Jacques Collin, avec le propos d’isoler des éléments qui pourraient être impliqués aux termes d’une réflexion sur la fonction de la biographie dans la critique littéraire.
De la vie à la trame
4Dans son essai, Brooks mentionne en épigraphe la biographie de Balzac écrite par Théophile Gautier, qui effectue un processus d’identification entre Balzac et ses personnages en le justifiant sur la base de sa connaissance directe de l’auteur :
En relisant avec attention La Comédie humaine, lorsqu’on a connu familièrement Balzac, on y retrouve épars une foule de détails curieux sur son caractère et sur sa vie, surtout dans ses premiers ouvrages, où il n’est pas encore tout à fait dégagé de sa personnalité, et à défaut de sujets s’observe et se dissèque lui-même3.
5Gautier décrit la jeunesse de Balzac, notamment ce qui concerne sa formation, à travers Louis Lambert et Facino Cane. À travers ces deux ouvrages non seulement il retrouve des données biographiques, mais aussi des traces qui font comprendre le style, la conduite de l’écrivain. Selon Gautier, Balzac possède les qualités de ses héros, comme la mémoire « prodigieuse » de Louis Lambert et la capacité d’observation du narrateur de Facino Cane, ce qui lui donne « la faculté de vivre de la vie de l’individu sur laquelle elle s’exerce » : Balzac, comme Vichnou, a le « don d’avatar » de s’incarner dans d’autres corps et de vivre d’autres vies, et Gautier ne manque pas d’ajouter que « le nombre des avatars de Vichnou est fixé à dix, ceux de Balzac ne se comptent pas » (Gautier [1858], p. 24).
6Au début de son essai, Brooks rappelle aussi le mot d’Oscar Wilde qui invite à regarder le XIXe siècle comme une invention de Balzac4. La référence autorise Brooks à mettre en évidence la capacité dramatisante dont Balzac a fait preuve, en décrivant et en ordonnant dans un système cohérent et stratifié la réalité de son époque. Brooks et Wilde partagent aussi l’idée que l’imagination de Balzac rend ce qu’il décrit plus réel que la réalité ; dans un article sur la réception de Balzac en Angleterre, Wilde écrit : « Observation gave him the facts of life, but his genius converted facts into truths, and truths into truth »5. Ce qui donne cette impression est sans doute la mise en place de personnages fictifs avec des biographies complètes. Le monde de La Comédie humaine, défini par Brooks comme autosuffisant et autoréférentiel, est habité par des personnages mobiles auxquels Balzac accorde la liberté d’agir au sein de son œuvre en respectant la vie en eux (p. 7). Comme Michel Butor fait remarquer dans Répertoire I, « [dans le but de] nous faire comprendre les personnages réels, [Balzac] en invente d’autres qui leur sont semblables, qui sont un échantillon de leur espèce6 ».
7Dans Reading for the Plot, Brooks aborde la manière dont les intrigues littéraires sont structurées afin d’être organisées avec un « ordre signifiant ». Il nous montre que la connaissance de l’œuvre de Sigmund Freud a été fondamentale pour son analyse, certainement pas aux fins d’une analyse psychanalytique d’un auteur ou d’une œuvre, mais parce que le père de la psychanalyse offre un modèle dynamique des processus psychiques qui peut également être appliqué au texte littéraire.
8La psychanalyse n’est autre que l’art du récit, dit Brooks : l’intérêt pour l’interprétation des signes — notamment des signes narratifs — est exprimé par Freud à plusieurs reprises et la leçon de Jacques Lacan l’a éclairé davantage. Le schéma freudien montre comment le texte narratif est un système d’énergies, de pulsions et de désirs, un peu comme le récit du patient dans la reconstruction d’un cas médical de la part d’un analyste. La fiction et la biographie partagent le but de décrire l’histoire d’une vie : la narration répond à une pulsion désirante qui se manifeste chez l’homme dès l’enfance et peut donner vie à des intrigues plus ou moins complexes, plus ou moins cohérentes, selon le génie du narrateur. De toute évidence, la capacité à organiser la disposition des événements n’est pas commune à tous et est souvent le résultat d’un talent inné ou d’un effort d’imagination construit au fil du temps par l’apprentissage des codes et des règles du langage. Il n’est pas surprenant que Brooks ait abordé l’œuvre de Balzac dans ses études, celui-ci étant parmi les narrateurs un maître absolu.
9Brooks avait également traité de Balzac dans un autre de ses ouvrages, The Melodramatic Imagination7 où il met en évidence la façon dont les personnages révèlent leur véritable nature lorsqu’ils sont les protagonistes de scènes particulièrement dramatiques. Le réalisme s’accompagne, souligne Brooks, de nuances mélodramatiques, gestes de théâtre, paroxysmes qui révèlent les intentions réelles du personnage. Il s’agit de gestes qui jouent un rôle fondamental dans le développement de la trame ; dans Balzac’s lives, Brooks offre un exemple de ce genre en traitant d’Antoinette de Langeais : elle est réticente à toute manifestation de désir jusqu’à la fin, quand elle démontre sa soumission à son amant dans une scène hautement dramatique. Le mélodrame, en dépit de son invraisemblance, semble donner de la profondeur à la scène, il crée de l’empathie avec le lecteur et révèle un pouvoir syncrétique qui est fonctionnel à la représentation des émotions complexes. Concernant la tragédie d’Antoinette, Brooks écrit : «If Balzac pulls out all the melodramatic stops in his presentation of the story […] to give us a tale that may appear over the top, the situation he discovers and lays bare seems deeply true» (p. 77)8.
10Antoinette désire tellement appartenir au Général de Montriveau qu’elle veut qu’il marque son visage pour montrer qu’elle lui appartient, et c’est la manifestation de cette impulsion irrésistible à rendre son personnage mélodramatique : le mélodrame intervient comme une loupe, en nous montrant le grain de l’intrigue, nous permettant d’examiner des événements qu’une écriture vraisemblable aurait tendance à normaliser.
11Une description véridique des expériences de la vie d’un homme — que le sujet ait réellement existé ou non — peut donc être insuffisante dans la représentation de son identité ; des stratégies se rendent nécessaires à la reconstruction cohérente et compréhensible de l’existence d’un individu. Pourrions-nous dire, peut-être, que le mélodrame agit sur le récit comme le récit agit sur la biographie ? Le mélodrame nous permet de révéler des sentiments cachés, tout comme le récit nous permet de sélectionner et d’organiser les événements biographiques dans un « ordre signifiant » qui nous permet de faire de la vie une trame romanesque.
12Le processus par lequel la narration agit pour rendre intelligibles la chronologie des événements biographiques est largement évoqué par Freud dans la construction d’un cas clinique ; il fait l’objet de nombreuses études9. Cependant, la critique littéraire, à plusieurs reprises, a renversé la question : la biographie de l’auteur améliore-t-elle la compréhension d’un roman ? Cela aussi a donné lieu à un débat de grande ampleur, à compter peut-être de l’un des essais les plus célèbres sur le sujet : le Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust. On verra maintenant ce qui se passe lorsque l’on inverse la perspective.
De la trame à la vie
13L’essai de Brooks vise à montrer à ses lecteurs que les intrigues sans fin de la Comédie humaine cachent dans leurs plis et leurs détours les empreintes de leur créateur, et qu’il est possible de connaître un auteur à travers ses romans. Il n’est pas le seul à réaliser une telle opération, comme on a vu : Gautier le fit et justifia son choix sur la base de sa connaissance personnelle de Balzac, et plus récemment Pierre Citron a entrepris un travail similaire10. Pierre Citron ne dissocie pas l’homme qui écrit de l’homme qui vit, pour paraphraser Proust, étant donné que La Comédie humaine a été le grand dessein de la vie de Balzac et que sa rédaction a occupé la plupart de son temps ; de plus, il écrit : « Un écrivain comme lui réagit à ce qui le touche non par des actions personnelles mais par des actes littéraire » (Citron, 1987, p. 10).
14Brooks, tout en adoptant une perspective que l’on pourrait qualifier de freudienne dans sa méthode, rejette tout psychologisme qui pourrait être exercé sur l’écrivain. L’originalité de son approche est perceptible dès la table des matières, car il s’écarte de la représentation chronologique de la biographie balzacienne, en analysant en premier lieu les romans et en limitant les références biographiques à quelques pages en conclusion de l’essai. Dans cette optique antibiographique, il montre plutôt comment Balzac a développé quelques-unes de ses théories au sein de La Comédie humaine, ayant pour but de mettre en évidence la manière dont une intrigue est construite autour de la pensée de son auteur. La narration est un instinct naturel chez l’homme, un instrument de connaissance et d’autoreprésentation, mais l’impulsion qui précède celle de la narration est le désir. Depuis Reading for the Plot, Brooks réfléchit à ce sujet : le désir, lu dans l’évidence thématique de la passion amoureuse mais aussi dans sa théorisation, est l’un des dispositifs sur lesquels repose l’intrigue ; pour expliquer ce lien, nous nous attarderons, comme Brooks, sur un roman qui représente une véritable clé de la pensée balzacienne : La Peau de chagrin.
15Pour montrer l’importance des intrigues dans son étude, Brooks les transcrit scrupuleusement, ce qui rend le texte accessible aux lecteurs moins familiers de Balzac. Je commencerai également par décrire les points essentiels de l’intrigue : Raphaël, le personnage principal, est prêt à se suicider, poussé au désespoir par ses désirs inassouvis, lorsqu’il obtient d’un antiquaire un talisman, une peau portant des descriptions mystérieuses et capable d’exaucer tous ses désirs ; le protagoniste décide de la « posséder », bien que cette peau rétrécisse à chaque fois qu’un de ses désirs est assouvi et que, par un étrange sortilège, quand elle aura disparu, il mourra ; la satisfaction initiale obtenue par l’assouvissement sexuel et économique est donc suivie par la peur et la décision de renoncer à tout désir afin de prolonger sa vie, jusqu’à la fin inévitable.
16Dans Reading for the Plot, Brooks souligne l’importance du talisman par rapport au rythme du récit. En effet, après que Raphaël prononce la phrase fatidique « — Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin11 », et commence à soumettre ses exigences à la peau, nous ne sommes qu’à mi-chemin du roman : la réalisation des désirs n’est pas la clé décisive de l’intrigue, au contraire, une fois que les désirs sont tous réalisés, le nouveau moteur du récit est le renoncement au désir (Brooks, 1984, p. 52).
17Avec ce roman, Balzac montre le paradoxe de la vie humaine : la vie n’a pas de sens si on ne peut pas réaliser ses propres désirs, mais les désirs n’ont pas de sens si la vie doit se terminer avec eux. Le « talisman » qui rétrécit à la mesure des désirs exprimés par son propriétaire, le conduisant à la mort, représente ante litteram la pulsion de mort qui se trouve au-delà du principe de plaisir, l’un des concepts les plus déterminants dans la pensée freudienne. Ce n’est pas un hasard si le psychanalyste viennois a réclamé ce roman sur son lit de mort. Mais il s’agit aussi d’un thème fondateur de la pensée de Balzac, on le voit de manière plus explicite dans certaines « Études analytiques » comme Les Martyrs ignorés, et de manière plus indirecte dans certains romans. Raphaël est, sous cet aspect, un personnage clé, tel que Vautrin, pour comprendre la démarche du désir chez Balzac.
18Raphaël et Vautrin sont, pour des raisons très différentes, tous deux confrontés au désir destructeur et à la nécessité de s’en abstenir ; ils doivent mesurer la force de leurs passions — peu importe qu’elles s’adressent à des hommes ou à des femmes — parce qu’ils ont gravé sur la peau leur propre destin : la peau de chagrin dans le cas de Raphaël et la peau de ses propres épaules marquées par l’infamie des travaux forcés dans le cas de Vautrin. Les deux hommes tentent de les cacher — Raphaël l’enterre dans le jardin, Vautrin la couvre en s’infligeant de terribles blessures — mais on ne peut échapper à leur trace.
19Raphaël et Vautrin ont en commun également d’être célibataires ; le célibat joue un rôle important dans la Comédie humaine depuis sa genèse : La Physiologie du mariage paraît d’abord sous le voile de l’anonymat, signée par un « jeune célibataire » ; il faut se méfier du célibataire, écrit Balzac, pourtant la signature qu’il appose à l’ouvrage démontre l’ironie de ses avertissements. Les principaux héros de la Comédie humaine sont exactement le genre de célibataires qu’un couple marié devrait craindre, mais en même temps, ils représentent aussi l’épine dorsale de la nouvelle société française et les nouveaux talents énergétiques que la France de la Restauration à courte vue n’a pas su exploiter à son avantage. Balzac lui-même a été célibataire pendant presque toute sa vie, défendant ce choix avec un argument impliquant son identité même d’écrivain : l’idée que l’homme dispose d’énergies limitées et qu’il ne doit pas les dissiper. Gautier, dans sa biographie, relate une anecdote amusante dans laquelle Balzac défend son choix d’éviter les femmes :
Il insistait beaucoup sur cette dernière recommandation, bien rigoureuse pour un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Selon lui, la chasteté réelle développait au plus haut degré les puissances de l’esprit, et donnait à ceux qui la pratiquaient des facultés inconnues. Nous objections timidement que les plus grands génies ne s’étaient interdits ni l’amour, ni la passion, ni même le plaisir, et nous citions des noms illustres. Balzac hochait la tête, et répondait : « Ils auraient fait bien autre chose sans les femmes » (Gautier, 1858, p. 33-34).
20Il paraît que le célibat et l’abstention du désir sont connectés et que Balzac partage la même condition avec ces deux personnages ; si cela ne suffisait pas à créer un fil conducteur entre eux, il faut ajouter que les trois sont créateurs d’histoires.
21« — Ah ! si tu connaissais ma vie » (Balzac [1831], 1950, p. 73), dit Raphaël à Émile, avant de commencer à raconter son histoire. Quant à Jacques Collin, ou Vautrin ou Carlos Herrera, son identité changeante et manipulatrice est une pierre angulaire de La Comédie humaine ; Brooks définit ce personnage « a creator and manipulator of the lives of others […]. Largely hidden from view, he makes things happen. What is it about him that so attracts the novelist — or is he himself the very representation of the novelist, the creative author of reality ? » (p. 131)12.
22La parole écrite, comme le fait Vautrin, peut avoir la capacité de changer la société, et ce n’est pas un hasard si dans la troisième partie d’Illusion perdues, Balzac insère un discours de défense du journalisme en réponse aux discours prononcés par le baron de Chapuys‑Montlaville contre le roman feuilleton qu’il considérait comme des agents d’agitation sociale :
Chapuys-Montlaville argues that the illusory life of novels is dangerous because it makes people discontent with their lot in life; it teaches them contempt for the social status of their fathers, makes them embarrassed of their origins, and gives them false notions of social mobility. The novel in the newspaper leads to déclassement, the attempt to change one’s social condition and class (p. 129)13.
23L’art de raconter des histoires est sauveur comme dans Les Mille et Une Nuits, le chef‑d’œuvre tant aimé par Balzac, car il crée et maintient le désir en vie. Dans le rôle de Carlos Herrera, Collin parvient même à faire revivre le livre, puisqu’il rencontre Lucien dans la conclusion d’Illusions perdues, alors que le jeune homme envisage le suicide, et le sauve en donnant littéralement vie au nouveau roman Splendeurs et misères des courtisanes.
24À plusieurs reprises dans l’essai, Brooks se demande ce qui a traversé la tête de Balzac pour être capable d’inventer autant de vies fictives, quel était le désir moteur derrière son acharnement à écrire. S’agissait-il uniquement d’une ambition économique ? Hippolyte Taine dépeint Balzac comme un homme ruiné par les dettes, pourtant les corrections sur les épreuves, les retards constants de livraison suggèrent un homme qui n’écrivait pas que pour des raisons d’argent (p. 234). Balzac, nous dit Brooks, n’a pas tenu un journal ou une correspondance privée qui nous permettraient de répondre plus sciemment à cette question. Pourtant, il est clair qu’il était obsédé par la volonté de « tout dire ». Brooks reprend précisément cette expression de Rousseau dans ses conclusions pour affirmer que Balzac a tenté le même exploit :
Jean-Jacques Rousseau claims in his Confessions that his goal is to make himself completely transparent to his reader, and this means he must « say everything », « tout dire ». Balzac evidently feels the same way about his creations. To say everything is of course a mad endeavor, never realizable. But it acts as a spur to make you want to fill up every gap, to produce a nearly infinite text (p. 234)14.
25Tout dire est impossible, mais Balzac a tenté de le faire. À la différence de Rousseau, il ne l’a pas fait dans une autobiographie : Balzac a déplacé son observation vers le monde qui l’entourait. Bien qu’il ait apparemment décrit un monde autre que son monde intérieur, ce monde « vrai » est toujours le résultat de son génie inventif. Les personnages qu’il a modelés conservent à l’évidence sa signature.
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26La Comédie humaine est le prisme à travers lequel Balzac a observé le monde, et « ce prisme est sans aucun doute le guide le plus important du monde moderne » (p. 235) — Brooks referme son essai par ces mots. Ne s’agit-il pas toutefois du prisme à travers lequel nous connaissons le XIXe siècle dans le sillage tracé par Balzac ? Ce n’est pas par hasard qu’il conclut en écrivant que « Balzac » est le guide, pas La Comédie humaine. Tel est le paradoxe : l’œuvre résiste au fil du temps, contrairement à l’homme qui l’a écrite, mais elle ne peut pas être dissociée de cet homme.