Dire ou ne pas dire l’intime ?
1Marie‑Victoire Nantet et Catherine Mayaux ouvrent ce recueil d’études consacrées à Paul Claudel et l’intime en rappelant la défiance de l’auteur pour toute interrogation sur le moi qui se trouve, ainsi, confondu dès les premières lignes du recueil avec l’intime. « Claudel s’est explicitement défié de toute démarche qui ciblerait le moi, qu’il s’agisse d’approfondir la connaissance de soi ou d’explorer les cryptes de la psyché. » (p.11). Il est vrai que Claudel a répété son rejet du sentimentalisme ou de « l’exhibition de soi » (ibid.) qu’il prêtait aux romantiques, de « l’introspection » à laquelle il réduisait l’écriture de Proust, de l’obsession sexuelle qui serait l’objet fondamental de « la psychanalyse » (ibid.) — toutes démarches qui, si elles avaient été engagées, auraient risqué de le « détourn[er] de son engagement chrétien. » (ibid.) Aborder Claudel sous l’angle de l’intime, c’est donc, selon elles, « ouvrir un contre‑champ dans l’approche du poète et du dramaturge » (ibid.). Disons‑le dès à présent : ce nouvel espace psychologique, qui fut prudemment abordé par Henri Mondor à travers des lettres, des confidences, des entretiens, des témoignages d’écrivains (Claudel plus intime, Paris, Gallimard, 1960), puis exploré dans des lectures psychanalytiques attentives aux structures de l’imaginaire, à la lettre du signifiant et au symbolisme, par Jacques Petit (Claudel et l’usurpateur, Desclée de Brouwer, 1974), Jean‑Pierre Richard (Microlectures, Paris, Seuil, 1979), Michel Malicet (Lecture psychanalytique de l’œuvre de Paul Claudel, PUFC, Les Belles Lettres, 1979, 3 vol.), et évidemment Jacques Lacan dans son séminaire consacré à la question du transfert, demeure interdit à la recherche. Le souhait d’ouverture d’un contre‑champ reste lettre morte. Précisons ce qui est dit : c’est aller à l’encontre du sens que Claudel a voulu donner à son écriture poétique, dramatique, ajoutons essayiste. Bien sûr, une place importante est faite aux écrits où l’intime peut s’épancher : les commentaires bibliques, le journal, la correspondance, le biographique. Mais dans ces lectures, entre le point de vue de l’analyste et son objet, l’intime, s’interpose le jugement de Claudel sur l’intime. Peut‑il y avoir « contre‑champ » si l’autorité de l’auteur et de la construction qu’il a faite de son œuvre médiatise constamment la lecture ? Il est vrai que Claudel, qui est animé d’une foi catholique inébranlable, forte et farouche, affirme posséder la vérité sur soi et le monde. Elle lui dicte une éthique catholique, théocentrée, qui veut rendre indissociables l’homme, l’auteur, l’écrivain, le catholique. Toute intimité est ainsi soumise à une hiérarchisation des valeurs, au bas de laquelle se situent le corps, le quotidien, la vie sociale, au sommet de laquelle se retrouvent le spirituel, soumis lui‑même au dogme, au regard de l’autorité catholique et au jugement de Dieu. À l’élévation du bas vers le haut correspond une réévaluation constante de l’intime. Reste à savoir si la démarche critique, qui se donne pour objet l’intime et donc, au moins en partie mais pas uniquement, ce qui touche au biographique, doit s’en tenir au respect, stricto sensu, de cette autorité ou au contraire s’autoriser d’être critique et de mettre en crise une des plus monumentales constructions d’auteur que le xxe siècle ait produite avec les Mémoires improvisés, les entretiens radiodiffusés de Paul Claudel et Jean Amrouche qui datent de 1950. Les études réunies dans le volume « Claudel et l’intime » n’apportent que peu d’éléments de réponse à cette question.
L’intime, le spirituel, le sacramentel, le sacerdotal
2Au fil des pages se succèdent des définitions de l’intime claudélien, convergentes, puisqu’elles respectent la foi de Claudel, son éthique dogmatique et la lecture exégétique de moments de sa vie personnelle qu’il donne afin, comme le rappelle Marie‑Victoire Nantet, d’« "évangéliser ce monde intérieur en [lui]" ». Étudiant le journal, Béatrice Didier en rappelle la nature fragmentaire, hétérogène et diverse, à l’image de la diversité de son auteur. L’intime y trouve sa place, dans les notations brèves prises sur le vif, les « bonnes résolutions », les récits de rêve, la conscience de soi inséparable de « la vie de l’homme dans son rapport à Dieu » (p. 21). Fidèle au rejet de la psychanalyse par Claudel, Béatrice Didier cantonne ainsi, fort logiquement, l’intime dans le « spirituel », écartant toute mystique, et chacun sait la méfiance de Claudel à l’égard de la mystique qu’il lit, mais ne pratique pas. C’est bien sur cette spiritualité que revient Marie‑Victoire Nantet, qui toutefois pose en préalable à sa réflexion les contradictions de Claudel désireux de supprimer son nom d’auteur de ses premières publications tout en affirmant que « "ce que nous exprimons n’est jamais que l’exhalaison de notre vie intérieure" » (p. 24). Être auteur, être et ne pas être soi ? Claudel ne nie pas l’existence d’une « arrière‑boutique », des « éruptions », des « marécages », de la « violence » (p. 29), des « boyaux » (p. 30) : son écriture, par sa beauté, les sublime, les « transfigure tout en le libérant, sur un mode cathartique, de sa douleur » (p. 33) et le « dédouane » (ibid.). L’argument de l’esthétique rédime ainsi le vécu et relève, selon une dialectique romantique bien connue, la faute. C’est aussi l’argument judéo‑chrétien de la felix culpa qui fait retour dans une herméneutique de la figure où l’écriture est transfiguration. Marie‑Ève Benoteau‑Alexandre procède‑t‑elle différemment quand elle écarte de l’écriture des commentaires bibliques de Claudel ce qui pourrait relever de la chronique familiale ou de l’« "autobiographie spirituelle" » (p. 38) selon Michel Malicet, mélange de « "pulsions secrètes" » et de « "fantasmes " » (ibid.) circonscrits à la sexualité? Elle circonscrit donc l’intime dans la pratique de l’exégèse, la lectio divina qui est recherche de « l’intime du texte sacré » et « dialogue intime entre l’exégète et son Dieu » (p. 39). L’intime consiste en ce lien qui crée une « union intime en Dieu » (p. 40) et retrouve son sens étymologique d’intériorité, de profondeur atteinte, dans et par l’écriture, via le texte sacré. Le but de cette quête est mystique, même si la personne de Claudel ainsi découverte est fortement dédoublée et clivée et se métamorphose en « une longue galerie de personnages » bibliques (p. 42) : c’est l’« anéantissement du for intérieur, préconisé par les livres de dévotion » (p. 42) qui permet à travers ces épreuves de trouver le « "chrétien intérieur, [le] Christ latent au fond de toute âme humaine" » (Claudel, cité p. 45). Marie‑Ève Benoteau dissocie donc l’« intime » de « l’individuel, si l’on entend par là la référentialité biographique » (p. 46). C’est bien cette même dissociation que le frère Jean‑Christophe de Nadaï réalise dans sa lecture de la lettre de Claudel à Marie Rolland écrite la nuit du 20 au 21 mars [1943] intitulée « le prêtre manqué » (p. 63‑69). Le combat intérieur, spirituel, révèle, contre l’individu indigne, « "faux, imbécile, souillé, menteur" » (p. 67), l’aspiration à « l’état sacerdotal lui‑même » (ibid.) de prêtre. Dominique Millet‑Gérard ne sort pas de ce cadre sacerdotal et spirituel pour polémiquer avec d’autres lectures de l’œuvre de Claudel. Elle enferme l’intime dans les écrits que l’on pourrait qualifier de privés : le journal, qui, lorsque le regard est tourné vers l’intérieur, se fait « carnet de conscience » (p. 47) dont les notes préparent les confessions ; la correspondance échangée avec Suarès, rapidement, et la correspondance échangée avec Massignon, lui‑même victime d’égarements coupables et converti, où les deux épistoliers se livrent à des confidences, jouant tour à tour le rôle de directeur spirituel qui garantit le silence (mais se hâte cependant de prendre des notes). La confession « absorb[e] » (p. 47) l’intime « dans le sacramentel » (ibid.). La confidence, faite sous le sceau du secret, respecte le « travail intérieur qui doit se faire en silence et sans publicité » (p. 54). Dominique Millet‑Gérard établit une passionnante, à peine incomplète, liste des confesseurs de Paul Claudel de 1890 à sa mort (p. 48‑51). La confession, évidemment, impose le respect. Elle passe sous silence, et c’est bien regrettable, les confidences, bien complexes, que fait Claudel à d’autres correspondants jusqu’à la Première Guerre mondiale, dans des campagnes épistolaires où il tente de convertir ses interlocuteurs, Gide, Rivière, ou d’entretenir leur foi, Frizeau, Jammes, et qui sont autant dictées par la foi, la pudeur, la sincérité du témoignage que par une habile rhétorique de l’appel à la conversion. Il est vrai que les biographes de Claudel en ont fait leur matière. Une réflexion sur l’intime chez Claudel n’a donc pas lieu d’être : elle ne peut être qu’un signe des temps présents, les « déballages de nos contemporains » (p. 53), et ne peut que « satisfaire les quêteurs de sincérité à tout prix » (p. 55). Dominique Millet‑Gérard s’interroge ainsi sur l’opportunité de publier les lettres adressées à Rosalie Vetch — curieusement intitulées Lettres à Ysé — avec qui, on ne le sait que trop, Claudel a entretenu en Chine une liaison adultère dont est née une fille, Louise Vetch, et qu’il retrouve en 1917, entoure de ses soins et de son amour, et entretient moralement et matériellement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ayant donc deux familles et deux foyers distincts. Faut‑il, en raison même de l’intimité qu’elles dévoilent (« lieux communs de la passion amoureuse, conseils paternalistes, prosaïques questions financières », p. 55) publier des textes qui ne sont pas destinés à cela par leur auteur ? L’intime ne peut‑il servir qu’une lecture de la genèse de l’œuvre — les lettres à Rosie éclairent la genèse du Soulier de satin — et, compris comme un « dessein secret et obscur » (Claudel, lettre à Dom Michel Callaiva, 18 septembre, 1905, citée p. 55), n’existe‑t‑il que « purg[é] » (ibid.) et, ajouterons‑nous, mis au secret de la confession, ou au contraire y a‑t‑il une « littérature de l’intime » (ibid.) chez Claudel et chez bien d’autres auteurs ? En réduisant l’intime au sexuel, ce que ferait « la tendance actuelle » (p. 56), et en argumentant à partir du point de vue de Claudel (refus du naturalisme, de la sincérité complaisante, de l’autonomie du sexe, ibid.), elle récuse la question même de l’existence d’une littérature et d’une critique savante, une « critique terroriste » (p. 57), qui ferait de l’intime son objet d’étude et dont les lectures psychanalytiques, celle de Lacan en particulier, serait le pire représentant. Un éthos critique catholique, si savant soit‑il, fort de l’autorité que lui donne son savoir, peut‑il régenter la lecture d’un écrivain catholique, d’autant plus que l’exégèse claudélienne inspirée des Pères de l’Église, dont Henri de Lubac donne un exposé qui fait référence dans l’Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, n’a pas de fondement plus scientifique que l’herméneutique psychanalytique condamnée par Dominique Millet‑Gérard qui cite en référence le Livre noir de la psychanalyse publié en 2005, un ouvrage collectif bien proche du pamphlet ?
L’habitation de l’intime
3Ce numéro du bulletin de société Paul Claudel possède une réelle unité. Seule l’étude de François Angelier semble s’écarter de la définition religieuse de l’intime, prouvant à sa manière qu’il est d’autres modes d’intimité. La comparaison des « lieu[x] intime[s] », des « espace[s] domestique[s] » (p. 73) chez Claudel et Bernanos, permet d’opposer deux manières d’habiter le monde qui s’inversent, autour d’une date clé pour chacun des deux écrivains, 1927. Embourgeoisement, puis errance chez Bernanos, s’opposent à l’errance, puis l’embourgeoisement chez Claudel. L’intime est ainsi pensé dans une relation à l’espace, sensible, existentiel, ontologique, et sociale. On abandonne le spirituel pour explorer une catégorie sensible, l’espace, et des motifs, le village de l’enfance, le château de Brangues, le Dauphiné. On pénètre un imaginaire, au sens où pourraient l’entendre Bachelard ou Jean‑Pierre Richard, la biographie fournissant des objets d’étude à l’auteur. François Angelier, dans son titre « Le burg et la roulotte. Claudel, Bernanos ou deux manières d’habiter le monde » (p. 71), part bien en quête d’une manière d’« habiter le monde en poète » , en se référant au topos heideggérien, ce qui n’est pas vraiment neuf, mais cependant justifié pour Claudel. Celui‑ci définit l’habitat comme un espace d’échange, comme un espace de circulation, comme un espace communautaire enfin, dont le modèle de référence est l’Église, où la partie n’existe que par rapport à la totalité qui l’accueille et lui donne les moyens de réaliser ce qu’elle a d’unique. Le traité intitulé Développement de l’Église écrit en 1900 illustre parfaitement cela. Autant dire que l’intime — le « for intérieur » comme l’écrit Claudel dans ses commentaires, la « vie intime » dans des espaces privés — n’est concevable chez Claudel que dans cette absorption par le tout, l’universel, et évidemment le catholique.
4L’analyse de François Angelier ne s’écarte donc qu’en apparence des autres études du recueil : parler du burg, c’est penser, d’une autre manière, la soumission de l’intime au spirituel. L’habitat reconduit à l’habitus, non pas l’habitus des sociologues, mais l’habitus thomiste, c’est‑à‑dire la forme dans laquelle se fixe l’expérience d’un être vivant qui cherche à réaliser ses fins. Plus ces formes réalisent la définition de l’être, meilleures elles sont. Alors que la sociologie impose des cadres par rapport auxquels le sujet construit son autonomie, le thomisme, et Claudel, inscrivent dans le sujet, à partir de sa propre histoire, la manière d’être dont le degré le plus accompli est la fin suprême, Dieu. La réflexion claudélienne sur l’architecture est dominée par cette philosophie thomiste de l’action.
5En fait, Claudel a beaucoup réfléchi sur l’architecture privée ou publique, individuelle ou collective, et sur ses fonctions physiques et sensorielles, existentielles, spirituelles, ou économiques, politiques, religieuses, dans ses poèmes (Villes, L’architecte), ses drames (La Ville, La jeune fille Violaine, L’Annonce faite à Marie), ses essais (La Maison d’Antonin Raymond à Tokyo, Conversations dans le Loir‑et‑Cher), ses exégèses. L’intime, ce sont autant les « privautés » de chacun qu’il faut respecter que « l’exercice et [le] champ de nos sens » dans une relation du dedans, ordonné autour de la table et du foyer, au dehors du monde, dont la maison japonaise offre un parfait exemple. La maison n’est pas un simple « édifice » : elle est « l’enveloppe bien ajustée d’une vie », « moins une boîte qu’un vêtement » approprié au corps 1. Cette pensée de Claudel est dominée par l’image vitaliste du corps et de son fonctionnement intime — un corps qui accomplit le dessein divin. Dans L’Épée et le miroir, Claudel commente le motif du sang, se montrant attentif à la physiologie et à la biologie auxquelles il donne une signification catholique et ecclésiale, pour faire du corps une église. La métaphore est ainsi réversible : l’édifice est pareil au corps, le corps est pareil à un édifice, cela dès le premier théâtre, La Ville (seconde version) ou La Jeune Fille Violaine (seconde version).
6L’habitat est synonyme de confort, bien sûr, et aussi d’exigence de bien‑être au monde, dans le monde. Ceci conduirait à analyser, chez le Claudel habitant de son château de Brangues après 1927, le style qu’il veut donner à sa vie, fondé sur l’habitude — l’office religieux du matin, l’écriture du commentaire dans le bureau, le soin des roses dans le jardin, le repas autour du pain et du vin, la lecture etc. L’appropriation de soi au monde passe ainsi par la maîtrise du temps propre dans un espace propre et par des pratiques accordées à un ordre naturel voulu par Dieu. Claudel donne ainsi de son intimité un récit et une image dont la signification demeure religieuse. Avec l’intime, défini à partir de l’habitation, le fait d’avoir, de posséder souvent, Claudel prend en considération tout l’humain, le corps et l’esprit, afin de lui donner un sens catholique. Il ne donne pas au verbe habiter un autre sens dans ses commentaires, par exemple lorsqu’il commente ce verset de Jean : « tentation qui viendra sur toute la région habitée pour tenter ceux qui habitent sur la terre [Ap 3, 10] » :
[L]e mot habiter, dont la racine est avoir, posséder, doit être pris dans toute sa force, une communion intense, foncière, de toutes nos puissances de sens, de volonté, de désir, d’intelligence et d’habitude avec le lieu où l’on est et dont on a appris à exploiter tout ce qu’il a de ressource.2
7L’intime se résout en « communion intense, foncière » avec le « lieu ». La vie intime participe donc de la vie de l’Église. « Il ne s’agit pas de tel pays particulier, de tel ou tel ensemble de circonstances. Il s’agit de toute la terre habitée, de gens dont le propre est d’habiter quelque chose d’universel, une totalité. »3 La communion possède une évidente signification sacramentelle. On observe, de nouveau, la réversibilité de la métaphore. Le verbe habiter désigne aussi la présence vivifiante, au sens johannique du terme, du Verbe dans l’être. Commentant le chapitre 1 de l’Évangile de Jean (« Et le Verbe s’est fait chair, et Il a habité en nous, in nobis [Jn 1, 14] »), Claudel écrit :
Ce n’est plus nous qui agissons, ce sont ces paroles introduites qui agissent sur nous, dégageant l’esprit dont elles sont faites, ce qui était inclus en elles de sens et de sonorité et qui véritablement deviennent esprit et vie [Jn 6, 64], et de mots motifs. Elles se font place au travers de notre arrangement mental, il y a en elles une certaine force irrésistible d’autorité et d’ordre. Mais elles ont cessé d’être extérieures, elles sont devenues nous‑mêmes.4
8Claudel est bien conscient de soumettre son intimité à une « autorité » et à un « ordre » et d’être intérieurement écrit, façonné, par le texte sacré. Le style de vie intérieure est bien l’effet d’une inscription divine dans le sujet.
9Dans l’écriture, comme Marie‑Ève Benoteau‑Alexandre le montre dans son étude, Claudel fait usage de métaphores vives, qui soumettent l’intime au spirituel en le figurant dans des personnages bibliques ou en le vidant de sa signification profane pour n’en faire qu’une forme vide. Cette régulation, voire cette évacuation, du biologique, du familial, du social, de l’économique, se vérifie dans l’usage que fait Claudel dans ses commentaires de la notion de confession, dont nous avons vu quelle importance elle revêt dans le refoulement de l’intime, que ce soit chez Claudel lui‑même et ou chez certains de ses commentateurs. On observe très tôt dans l’œuvre que la confession est l’horizon suprême de la condition de toute créature, quel que soit son règne. Dans son Art poétique, Claudel unit l’état de « l’Homme après la mort » à la perfection de l’état poétique. « Nous serons les poëtes, les faiseurs de nous‑mêmes. » « Et de même qu’un vers dans sa mesure uniforme peut renfermer tous les rythmes et tous les êtres, de même toute la création pourra s’inscrire sur le mètre que l’âme constitue. »5 Et Claudel d’ajouter : « Telle est la parole de confession en qui notre âme pour l’éternité échappera à la mort. »6 Poésie, sacrement, totale transparence de soi aux autres âmes et à Dieu se confondent — pour une âme « séparé[e] de son corps » qui « ici‑bas » est « réclam[é] pour d’autres besognes. »7 La confession distingue, de la manière la plus radicale qui soit, l’intime quotidien — le corps et ses besognes — de l’intime spirituel, dans une logique toute catholique de vocation de la créature à glorifier Dieu. Dans ses commentaires bibliques, Claudel reprendra amplement cette définition de la confession fondée sur un partage entre « la vie » et sa soumission à l’examen de l’intelligence, entre le désordre de l’existence, et l’ordre d’un récit qui a un point de départ, un enchaînement, une suite, une direction et une Fin, un auteur8. Tout le vécu quotidien est donc anéanti pour prendre sens en fonction de Dieu. Aussi Claudel peut‑il affirmer que l’individu ne vit pas sa vie, mais meurt sa vie.
Chacun des épisodes les plus minimes de notre existence temporelle, nous ne le vivons pas seulement, nous le mourons. Notre vie tout entière se passe à passer, autant dire à trépasser, en laissant derrière nous à l’objectif de l’éternité qui est braqué sur nous une image indestructible. Mais ce passage bref d’une coulisse à l’autre nous a permis d’agir, de faire passer pour toujours quelque chose de la puissance à l’acte, d’enrichir d’une intonation ou d’une syllabe le récit que la Création fait à Dieu de cette impulsion que lui communique le Verbe temporel. Nous ne mourons pas seulement notre vie, nous mourons le monde, après l’avoir transformé en conscience, nous le transformons en l’agrégeant à une phrase et à une scène en intelligibilité.9
10Nous comprenons pourquoi Claudel rejette tout regard introspectif et voue la personne au dehors du monde : il doit remplir son rôle dans un drame universel. L’histoire humaine n’est en fait qu’une immense « confession »10. L’exégèse qui est faite, à plusieurs reprises, du confessionnal comme d’une porte11, soumet la confession au modèle de la passion christique12. La dramaturgie exige du sang, des larmes, et aussi de la « torture »13. À sa manière, la doctrine catholique à laquelle est soumis l’intime impose une violence symbolique elle‑même révélatrice d’une intimité peut‑être plus secrète. C’est cette violence et cette cruauté qui ressurgissent dans le théâtre de Claudel, dans Partage de midi, ou L’Annonce faite à Marie, ou L’Otage, ou Le soulier de satin. Jacques Lacan, dans son séminaire consacré au transfert, a amplement mis l’accent sur le désir de mort et d’abjection qui anime les grands personnages féminins du cycle des Coûfontaine. Le paradoxe réside peut‑être dans cette théorisation, par Claudel, d’un grand récit catholique qui purge l’intime, le « linge sale »14, en révélant une intimité plus embarrassante – la fascination pour l’anéantissement et la mort qui fait l’objet de la quatrième journée du Soulier de satin et la conscience de la souffrance.
11Ce faisant, Claudel relègue au second plan la vie sociale, qu’il lui arrive de représenter avec beaucoup de dérision15. Dans les autoportraits indirects, la souffrance est bien souvent présente. La torture n’est plus alors que spirituelle — et esthétisée : elle est réelle, et assez triviale. Le 29 mars 1921, Claudel écrit à Rosalie Vetch son tourment de ne pas avoir obtenu « l’absolution » d’un prêtre à qui il s’est confessé de ses péchés. « Depuis que je suis ainsi repoussé, je me réveille chaque nuit dans un sentiment d’angoisse affreuse, comme si je subissais une asphyxie. »16 L’intime nous confronte, en dépit de toutes les stylisations qu’on voudrait lui donner, à la réalité de l’adultère, à l’image familiale et sociale qu’elle donne de Claudel, à la réalité de sa foi aussi, à sa douleur et à son mal être. Proche en cela de Proust et de l’idée de littérature portée par la Nouvelle Revue française, Claudel voudrait dissocier le moi social et le moi littéraire, la vie en société et la vraie vie en littérature — une littérature qui glorifie Dieu. Mais l’intime bouleverse cette distinction, et révèle une identité qui se creuse, le catholique recouvrant l’homme affecté par le factuel, lui‑même habité par un moi plus secret. Claudel néantise bien cette complexité par le sacrement et la foi en Dieu : le critique doit‑il le suivre sur ce chemin, affirmer que le moi est « néant », comme le fait Claude‑Pierre Pérez (p. 85), faire le choix du « symbolique » contre le « factuel » (ibid.) ?
L’intime & le secret
12À plusieurs reprises, les études du recueil Claudel et l’intime associent intimité et secret. Béatrice Didier cite le psychologue « Jean‑Pierre Duref‑Varenbout (sic) » sans en faire un quelconque usage : « un espace intérieur mettant en jeu le registre du secret vis‑à‑vis d’autrui mais aussi de soi‑même » (p. 17), « en rapport avec des normes sociales qui évoluent » dont l’exposition est « de plus en plus prescrite comme valeur d’authenticité dans une société où l’intimité est surexposée et prétendument sans secrets »17. Voilà ce « grand déballage » amèrement évoqué par Dominique Millet‑Gérard, et cette transparence à laquelle participerait la critique savante qui étudie l’intime. On ne peut confondre des pratiques de surexposition de soi qui se développent via les réseaux sociaux et le numérique, dont les objectifs sont multiples et contradictoires (le récit de soi sur une page privée de Facebook n’a pas la même finalité que le récit de soi dans le mouvement #MeToo), la littérature de l’intime elle‑même très diverse (Gabriel Matzneff n’est ni André Gide ni Annie Ernaux), et l’analyse critique soucieuse de comprendre l’écriture de l’intime — et non pas de l’exhiber, ou la dénoncer, ou la refuser. Intériorisée, cette intimité est la part irréductible de chacun, le propre en quelque sorte qui différencie le sujet et établit une distance entre lui et l’autre. À ce stade, il est évident que l’intime intéresse avant tout le soi, ce que Ricoeur désigne comme ipséité, et non l’identité, l’idem, où le sujet se construit à travers des représentations sociales et des sollicitations diverses. Il y a, en Claudel comme en tout sujet, des secrets : les événements les plus marquants, pour ne pas dire les plus traumatisants, qui ont laissé une marque profonde, ce sont Camille Claudel, la lecture de Rimbaud, la conversion, le refus de l’engagement monastique essuyé à Ligugé, la liaison adultère avec Rosalie Vetch, qu’il faut considérer en eux‑mêmes, et dans leurs conséquences affectives, identitaires, familiales, sociales, morales, et religieuses. Car l’intime, ce n’est pas non plus seulement le sexuel, comme le déplore Dominique Millet‑Gérard, auquel on ne saurait réduire l’adultère claudélien18. La littérature de l’intime ne se confond non plus avec la littérature érotique ni avec la pornographie.
13Selon Claude Pierre‑Perez, dans un entretien consacré à sa biographie de Paul Claudel publiée en 2022, Paul Claudel le contradicteur, « Claudel est un homme qui se "confesse" assez volontiers, finalement. » (p. 85) En réalité, ces confidences, je reprendrai le mot de Dominique Millet‑Gérard, sont rares, et réalisées dans un espace privé, auprès de professionnels du secret — les confesseurs, directeurs de conscience, autorités ecclésiastiques —, ou d’autres professionnels — les critiques professionnels, les écrivains —, et/ou d’amis proches en qui il a confiance (son ressentiment à l’égard de Gide vient aussi de la trahison de cette confiance). Il faut attendre le récit Ma conversion publié en 1913 pour que le secret de la conversion soit publiquement proclamé et qu’il prenne une signification sociale et collective, offrant un témoignage exemplaire à la communauté des fidèles et aux jeunes générations. Quant à l’aveu social de l’adultère, il ne devient public qu’au moment des représentations (et de la publication, le terme prenant ici son sens plein) de Partage de midi, en 194819, dans la mise en scène de Jean‑Louis Barrault, Claudel ayant pu vaincre les réticences que lui et le clergé pouvaient avoir. Il outrepasse le sacerdoce qui régente l’espace intermédiaire, privé. Dominique Millet‑Gérard le note, à sa manière, quand elle constate que l’accord donné à Claudel par l’abbé Massin, directeur de conscience ou confesseur en 1948, « n’[a] rien de très sacerdotal. » (p. 55) L’intime peut donc être pensé selon cette hiérarchie qui va du secret à son partage avec quelques proches et à sa diffusion relayée par un ou des médias.
14C’est dire que l’intime englobe un corpus important, diversifié par le genre des textes (notes, lettres, témoignage, discours officiel, poème lyrique ou épique, drame, essai), par le statut ontologique de ces textes (fiction vs non‑fiction) par la voix basse ou haute (de la confidence à la proclamation, de la pudeur à la provocation), par les destinataires enfin. Ainsi, il n’y a pas une, mais des versions de la conversion. Et il y a cinq versions des relations de Violaine et Mara, les sœurs rivales, dans La Jeune Fille Violaine, puis L’Annonce faite à Marie, inspirées si l’on en croit une confidence de Claudel des relations tumultueuses de ses sœurs et de sa mère.
15Au premier stade, le secret peut être refoulé, tu ou confié à un journal, sans avoir de destinataire. Le journal de Claudel, Béatrice Didier insiste justement sur ce point, fait place à l’intime, du récit de rêve au spirituel, des mauvaises pensées aux jugements très divers portés sur la vie politique, la vie sociale, les confrères écrivains etc. Claudel n’en faisait pas un journal littéraire et il n’était pas destiné à la publication — pas plus que les lettres envoyées à Rosalie Vetch, Dominique Millet Gérard le dit justement. L’intime, à ce stade, pose donc bien au chercheur la question de la publication d’un texte qui n’est pas destiné à cela. Les coupures réalisées par les éditeurs expriment bien l’embarras que l’on peut tenter de résumer ainsi : le principe moral du respect de la personne de l’auteur et des personnes mentionnées dans un journal doit‑il l’emporter sur ou céder devant l’exigence de vérité sur l’œuvre ? Outre une réelle conscience des arguments juridiques et commerciaux, l’intime exige du critique qu’il accepte et assume que la vérité littéraire l’emporte sur l’image de l’auteur dont l’importance, dans la fabrique contemporaine de la littérature, n’est plus à démontrer.
16Au second stade, cette question se pose de nouveau, d’une autre manière. On le voit avec Claudel, l’intime peut être confié au secret de la confession ou de la confidence. Le critique s’enferme ainsi dans un discours de légitimation du point de vue de l’auteur, ou dans une soumission au point de vue sacerdotal et dogmatique, voire dans le puritanisme. Se dessine ainsi une ligne de partage, qui n’est pas infranchissable, entre le plein respect de l’ordre du discours de l’autorité ecclésiastique auquel se soumet Claudel et la conscience de ce respect qui recouvre la réalité d’une intimité dont la connaissance n’est pas moins nécessaire à l’œuvre.
17Au troisième stade, qui est celui de la publication et de la publicité, la question du conflit entre le respect de la personne de l’écrivain et de la vérité littéraire ne se pose plus. Le secret n’est plus en retrait, il est en évidence. L’intime a donc cette vertu de déranger nos certitudes, en réintroduisant la petite histoire biographique dans la grande Histoire littéraire, toujours déjà écrite par l’auteur et une partie de la critique qui nous a précédés, en déplaçant les frontières qui séparent les textes, et en nous rappelant qu’il est non pas une vérité littéraire, mais des paradoxes. Ainsi Claudel recherche le paradoxe et retourne son adultère, et son péché, en une épreuve voulue par la Providence, sur un modèle christique : « tout arrive en figure et toute figure comporte son enseignement ». C’est ce qu’il écrit à Dom Michel Callaiva, le 18 septembre 1905, pour expliquer l’écriture de Partage de midi — la justifier auprès d’un ecclésiastique qui ne peut qu’être sensible à l’argument emprunté à saint Paul. Outre la métaphore vive et le grand récit figural, il est une autre modalité d’écriture de l’intime : l’allusion, qui permet d’enchâsser le secret dans une formulation qui n’est nullement autobiographique et qui, par sa généralité (nous, on par exemple), recouvre le singulier. La brièveté de la formule, l’absence de contextualisation qui la réduit parfois à n’être que la synecdoque lisible d’un récit qui est tu, un art consommé de l’amphibologie, sont certains autres traits de ce rapport contradictoire à l’intime, fait de désir de partage et de réticence, du besoin d’avouer et de pudeur. Voici deux exemples. Dans le Développement de l’Église, un essai exégétique de 1900, écrit alors qu’il n’a pas rendu publique sa conversion, Claudel écrit des piliers de la nef d’une église : « Promenoir ténébreux, avenues pleines de silences propices aux guets‑apens de la grâce. » 20 Et ce passage de L’Épée et le miroir est aussi une allusion nettement plus complexe et plus ambiguë : Claudel évoque généralement le regard que la femme aimée pose sur son amant, et cette femme peut être Rosalie Vetch, dans un texte qui peut être, aussi, une évocation de sa conversion où le regard de la Vierge Marie s’est posé sur lui, pour le rendre intelligible à lui‑même.
Il y a des gens qui se plaignent d’être incompris (l’étant le plus souvent et d’abord d’eux‑mêmes). Jusqu’à ce jour où le regard de la femme que nous aimons s’est posé sur nous qui nous rend d’un seul coup, nous le sentons, intelligibles. Ah il y a longtemps qu’il s’est posé sur nous, et béni soit le jour où nous nous en sommes aperçus, le regard de la femme que nous aimons ! Il y a une intelligence à l’œuvre sur nous, subtile, dit le connaisseur sacré [Sg 7, 22], et j’aurais envie de traduire : adroite ; et nous sentons notre âme sous ce regard pénétrant, à la fois insistant et sérieux, qui se débrouille à ses propres yeux. Étant pure, elle pénètre partout à cause de sa pureté [Sg 7, 24]. Elle passe au travers des éléments acquis, disparates, artificiels, tout le dépôt du péché et de la routine. Elle va à l’essentiel. (…) Elle pénètre partout. Cela ne veut pas dire qu’il y ait en elle aucun accommodement avec le péché.21
La maladie intime
18Quelle que soit la formulation de l’intime, elle passe par l’écriture — et c’est donc de l’écriture qu’il faut repartir chez un écrivain, Claudel, qui, inquiet, incapable de trouver le repos, habité par l’insomnie, n’a cessé de ressasser ses secrets. « Nous savons trop ce qui arrive, dans l’insomnie par exemple, quand tout cela se met à sortir à la fois en cognant et en hurlant ! »22 Tout cela, c’est‑à‑dire le « linge sale »23. L’écriture claudélienne de l’intime est traversée par une autre métaphore : la maladie. Le premier théâtre noue ensemble la conversion, la faute et la maladie : dans les personnages de Cébès et des veilleurs, dans Tête d’Or, dans le personnage d’Isidore de Besme dans La Ville, dans les personnages de Violaine et de Pierre de Craon dans La Jeune Fille Violaine, puis L’Annonce faite à Marie. Mais c’est aussi l’adultère qui est associé à un état maladif :
Quand nous avons fait quelque chose de très bête et de très mal, quand une grande passion nous a déçus, il ne nous suffit pas de l’avoir compris et regretté une fois. Après une pause, la nausée, la colique, celle de l’âme ou celle du corps, revient une fois de plus, l’affreuse image une fois de plus se repeint sur la toile de l’esprit, elle nous tord les entrailles et le pressoir d’amertume, la source de bile, nous fait jaillir jusqu’aux yeux et plein la bouche, une atroce vendange. Pour achever la purgation complète il nous faut des jours, des mois, quelquefois la vie tout entière comme à saint Pierre qui peut‑être a plus souffert que Judas. Et de même tous les privilégiés de la douleur physique connaissent ces temps, où après une pause terrible la souffrance revient avec une rage accrue et déchire à grands coups de dents cet obstacle qui l’empêche de venir à bout de son travail. C’est quinze ans, c’est vingt ans quelquefois, quinze siècles, vingt siècles, qu’il nous faut soutenir cet assaut désespéré, l’indignation contre nous de cet ennemi intime et qui a raison ou du moins il aura raison de nous.24
19Ce n’est là qu’un exemple de ce « traité de nosographie » que Claudel appelle de ses vœux « pour décrire dans toutes ses variétés la prolification de cette semence maudite que nous portons avec nous ».25 Enchâssé dans une vision infernale et dantesque, l’adultère est à la source d’un mal physique et d’une damnation qu’il faut purger sans fin. Au cœur du texte, comme dans les replis du corps, le mal, selon Claudel, est le noyau qui corrompt l’humain. Il revient, évidemment, à l’Esprit de provoquer une purgation. Dans la mesure où la métaphore traverse l’œuvre de part en part, elle suffit, à elle seule, à lever le voile sur un Claudel désireux de s’étudier lui‑même, de se connaître lui‑même. Son rejet du « connais‑toi toi‑même », du regard intérieur de Proust, est aussi en réalité le déni d’une urgence et de ce qu’elle recouvre de malaise et de culpabilité.
20J’utilise, à dessein, la notion de noyau. La maladie pose en effet la question de l’identité même du sujet, qui est atteint dans son corps, son psychisme, la représentation qu’il a de lui‑même. La conversion, par exemple, est indissociable du climat intellectuel matérialiste, positiviste et scientiste, de la IIIe République et de l’« état habituel d’asphyxie et de désespoir »26 de Claudel. Faut‑il ajouter à cela la peur de Claudel d’être pareil à sa sœur Camille, comme le fait par exemple Philippe Sollers27 ? Claudel, irréligieux à ce moment, ne fait que « répond[re] aux ordres venus du dehors par les pauses ou poses les plus artificielles », comme il l’écrit dans Seigneur, apprenez‑nous à prier 28. Son être intime a été forgé par son éducation, sa famille, les expériences personnelles de la mort, la littérature, l’art, la science. Et il dit bien ensuite, Marie‑Victoire Nantet le rappelle, avoir évangélisé cette intériorité. Autant dire que l’ordre du discours religieux remplace un autre ordre de discours, « irréligieux ». Ce qui apparaît clairement à la lecture de Claudel, c’est bien l’emprise qu’exercent les textes, les rituels et les habitudes qui les accompagnent, sur le moi intime. La métaphore de la maladie révèle l’inauthenticité du discours familial, de Camille en particulier, scientiste, laïque, et républicain, ce que Winnicott définit comme le « faux‑soi »29 : la conversion donne la conscience d’un « être nouveau et formidable avec de terribles exigences » et d’un « désarroi total »30. L’image du corps — pas seulement de soi — est affectée : « L’état d’un homme qu’on arracherait d’un seul coup de sa peau pour le planter dans un corps étranger au milieu d’un monde inconnu est la seule comparaison que je puisse trouver pour exprimer cet état de désarroi complet. »31 Mais ce transport en un « corps étranger » résume bien aussi toute la difficulté que soulève l’intime : Claudel ne refuse‑t‑il pas une forme d’identité que lui imposent entourage et société pour une autre identité tout autant inauthentique ? D’un discours l’autre, d’un ordre à l’autre, où est le Claudel intime ? Car le rapport au corps propre, au « linge sale », suscite chez lui le dégoût, comme le rappelle Jean‑Christophe de Nadaï (p. 63). L’intime devient vite synonyme d’absence, d’étrangeté, d’exil, de perte, où la fascination pour la mort et le désir d’un soi enfin vrai trouvent leur origine. Claudel vérifie ainsi, à sa manière, par exemple lorsqu’il inscrit la destinée de chaque âme dans un grand récit catholique qui est aussi un commandement, combien l’identité peut être narrative — et fictive32. Il n’est nullement question dans ces lignes de nier la sincérité de la foi de Claudel, mais simplement de se demander jusqu’où la critique savante doit suivre l’auteur qu’elle commente.