Dissymétrie des alliances conjugales
1« Le rapport amoureux peut rarement se prémunir d’être aussi un rapport de force » (Hagelstein 2022, p. 37). Voici l’hypothèse de base du premier volume de la revue Eigensinn, qui réunit onze contributions sur le thème des mariages. Eigensinn exemplifie cette assertion en convoquant plusieurs figures d’unions « morganatiques », c’est-à-dire d’unions entre « un souverain (ou [un] prince) avec une personne d’un rang inférieur, qui est exclue des prérogatives de caste et d’héritage de son époux » (Beauvoir 1960, cité par Calderoni 2022, p. 165). Maud Hagelstein, une des autrices publiées, commence par nous en montrer une expression littérale : elle relate la tradition française du mariage symbolique du roi et de la Nation, tenue de lui jurer fidélité. L’enjeu de cette pratique historique, décrypte-t-elle, est d’érotiser le rapport de domination. Clizia Calderoni rapporte ensuite une version plus insidieuse, en analysant les dynamiques de l’union entre Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre : bien que fondée sur la connivence intellectuelle et le désir de dépasser les codes du mariage bourgeois, cette relation porte envers Beauvoir les marques de l’emprise, de l’injustice et du piétinement consenti.
2Maud Hagelstein et Anne Verjus constatent à quel point l’arsenal législatif valide et renforce cette dissymétrie du rapport amoureux. Elles s’intéressent pour cela au traitement du consentement féminin et du meurtre entre époux. Si le consentement de la femme n’a été pris en compte qu’à partir de 1791, avec la reconnaissance formelle du viol dans le Code pénal français, il est aussi très perturbant de constater qu’en 1810, ce même Code pénal pose une distinction conceptuelle entre le meurtre de l’épouse et celui du mari : exit la circonstance aggravante de « conjugicide » (« meurtre du conjoint », notion qui se voulait symétrique à celle de fratricide ou de parricide), tandis qu’apparaît une circonstance atténuante, au bénéfice du mari seul, s’il venait à surprendre sa femme en flagrant délit d’adultère.
3Plusieurs articles défendent l’idée selon laquelle ce schéma d’oppression se traduit également dans des violences économiques structurelles. À ce titre, l’entretien avec Hélène Périvier donne à réfléchir sur le mécanisme des allocations et sur le système d’imposition des revenus des ménages via le quotient conjugal. « Ce système, écrit-elle, qui date des années 1950, consiste à compenser le fait que l’épouse renonce à un revenu d’activité [...] ; elle est ainsi considérée comme à charge de son époux. [...] Cette compensation n’étant pas individuelle, elle ne [vient] pas rémunérer le travail familial et domestique de l’épouse, mais soutenir le niveau de vie de la famille » (Périvier 2022, p. 65). Le mécanisme du quotient conjugal s’enracine dans l’idée selon laquelle, au sein du couple, mieux vaut spécialiser les rôles (« madame s’occupe de la maison et monsieur gagne l’argent du ménage ») — ce serait là l’institution à laquelle la classe laborieuse devrait aspirer (Périvier note cependant : « alors qu’auparavant l’inactivité des femmes était le signe d’appartenance aux classes sociales supérieures, aujourd’hui c’est plutôt le contraire », p. 66). Cette politique fiscale vise aussi à encourager la fécondité. D’aucuns envisagent d’ailleurs la maternité comme le service militaire féminin : « la femme s’y consacre toute entière, ce travail lui coûte, ne lui produit rien et elle l’accomplit tout entier au profit de la société » (Clémence Royer, citée par Périvier). Cette division sexuée du travail, au-delà d’être dommageable à l’égalité des sexes et à l’émancipation des femmes, élargit encore le questionnement. Hélène Périvier conclut ainsi : « Souhaitons-nous construire une société de “gros travailleurs” dans laquelle le soin aux enfants serait complètement externalisé en dehors de la famille ? Quel sens aurait alors la parentalité ? » (p. 72). Le dispositif entourant l’économie du couple ouvre d’autres questions. Gianfranco Rebucini fait par exemple remarquer que l’on « aurait pu organiser la séparation des biens du couple “en proportion de leurs facultés respectives”, comme c’est le cas pour leur contribution au ménage » (Rebucini 2022, p. 121), mais qu’il n’en est rien, et il plaide pour la mise sur pied d’une « “réforme” des modes de solidarités familiales prenant le départ des expériences LGB passées et présentes » (p. 116). Sur l’inégalité économique au sein du couple, le jugement d’Anne Verjus est radical : « ce qui a été construit comme relevant de la sphère de l’intime (la famille et les relations amoureuses ou sexuelles) repose moins sur la liberté et la nature que sur un dispositif juridique et social dont la finalité est l’exploitation par les hommes du travail gratuit des femmes » (Verjus 2022, p. 17).
4Faut-il dès lors se résoudre à affirmer que « Le mariage est une forme moderne d’esclavage, mais [que] les femmes le désirent comme si elles l’avaient librement choisi » (Beauvoir citée par Calderoni — je souligne) ? Sur cette impression de choix et de précarité du libre arbitre, plusieurs normes du cadre dans lequel nous évoluons méritent en tout cas d’être relevées. Primo, posons avec Calderoni que, dans une large mesure, le continuum éducatif forme la jeune femme à se faire épouse et que le célibat laïque, s’il est aujourd’hui mieux accepté, est primairement perçu comme la trahison qui compromet la possibilité de transmettre le capital bourgeois. Secundo, la gold standard family (qui repose sur le couple hétérosexuel et le triangle oedipien, selon les termes de Grégory Cormann) demeure, si l’on suit Michael Stambolis-Ruhstorfer, la référence à laquelle toutes les autres configurations familiales devraient se comparer — alors, note-t-il, que celle-ci représente de moins en moins la norme. Tertio, la permanence du réflexe monogame est une réalité, y compris pour les relations les plus anticonformistes : l’entretien avec Zoé Wittouck nous montre par exemple que l’héroïne du film Jumbo, quand bien même elle s’émancipe largement des standards puisqu’elle tombe amoureuse d’une machine, clôture sa quête dans le schéma extrêmement classique du mariage.
5Mais le mariage, nous rappellent Caroline Glorie et Justine Huppe en introduction, est « une figure de l’imaginaire social avec laquelle il est possible de travailler et de jouer » (Glorie & Huppe 2022, p. 12). Dès lors, que nous apprend cette figure particulière sur la vision du monde que nous avons en partage ? Mimy Keomanichanhh et Asuncion Fresnoza-Flot se demandent par exemple s’il est à ce point évident de considérer les mariages basés sur l’amour romantique comme seuls « authentiques », notamment dans le cas d’unions interethniques. « Les discours sur les mariages et relations mixtes, écrit d’ailleurs Sherilyn Deen, [...] nous en disent beaucoup sur la manière dont la société s’envisage, se rêve et se perçoit » (Deen 2022, p. 97). Deen analyse à quel point la survalorisation des mariages « mixtes » relève d’un discours d’autosatisfaction de nations occidentales qui se célèbrent elles-mêmes comme exceptionnellement tolérantes, libres et ouvertes d’esprit. Grâce à son analyse critique de la campagne néerlandaise Zelfgekozen (« Au Pays-Bas, on choisit son partenaire. Te sens-tu libre de choisir ? »), elle infléchit le propos de ce numéro d’Eigensinn vers le risque de dévoiement des combats féministes. Dans cette campagne de sensibilisation, explique-t-elle, les femmes musulmanes continuent à occuper le rôle de l’« autre » archétypique, figure de l’oppression patriarcale, et que l’on mobilise tant dans un certain imaginaire féministe libéral que dans le « féminationalisme » récupéré par des partis extrémistes. Cette approche est révélatrice du projet colonial de « sauver les femmes non blanches des hommes non blancs » (Spivak cité par Deen). Au titre des dévoiements possibles, Grégory Cormann met quant à lui en garde contre une nouvelle forme de contrôle social patriarcal, dissimulé sous les traits de l’émancipation. Prenant appui sur la tension entre le mouvement #MeToo et la tribune dite Deneuve sur la liberté d’être importunée, il invite à enquêter sur les violences potentiellement entrainées par les modalités nouvelles, moins rigides pourrait-on dire, dans lesquelles se déploient les relations humaines. Ces enquêtes sont nécessaires, écrit-il, « sous peine de confondre la liberté avec sa négation » (Cormann 2022, p. 198) et de conduire à des formes d’aliénation plus pernicieuses encore.
6Les onze contributions de ce premier volume d’Eigensinn résonnent avec les illustrations choisies : des collages aigres-doux de Laura Nefontaine intitulés « L’amour à mort », une couverture graphique signée par Caroline Glorie, ainsi que de savoureuses photos d’archive de la fête des « vieilles filles » qui fut célébrée à Denton dans les années 1950 (exemple cité par Romain Huret).
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7La revue Eigensinn se positionne d’entrée de jeu comme une collection d’« études rusées sur lieux communs ». Et ce premier numéro tient largement sa promesse. Le « lieu commun » qu’est le mariage y est déplié avec astuce et nuance. La problématisation permet d’identifier les limites et effets produits par cette institution décrite comme un (potentiel) « dispositif de domination ». Mais Eigensinn fournit aussi des clés pour, dans le concret de nos existences, apprendre à mieux négocier les termes de nos relations. Et ce, tout en invitant à une certaine légèreté, puisqu’il ne s’agit pas d’« ajouter à la contrainte normative celle d’être une bonne femme et celle d’être une bonne féministe en couple » (Calderoni 2022, p. 174).