Les paradoxes du temps, au temps de la photographie
1Dès la photo de couverture, signée Bernard Plossu, le ton de l’ouvrage de Jean-Christophe Bailly est donné. Les photographies de Plossu sont en général floues, ou plutôt « bougées », ce qui indique que la prise de vue, au lieu d’avoir été instantanée, a duré quelques fractions de seconde, l’appareil pouvant avoir été déplacé pendant celle-ci, le temps d’enfermer dans l’espace quelques fractions de temps, de les rendre visuellement concrètes. La photo choisie, Dauphiné, datée de 1972, représente un lavabo fixé sous un miroir renvoyant l’image d’une fenêtre ouverte située derrière le photographe et encadrant un massif enneigé. L’image du lavabo est floue, alors que les montagnes sont nettes. Il n’y eut, dans ce cas précis, aucun bougé de la part du photographe, juste une mise au point sur les montagnes, rendant le premier plan d’évidence flou. Cette photo, que Jean-Christophe Bailly commentera longuement au cœur de son livre, n’est pas a priori le signe d’un temps « dilaté », mais plutôt de deux espaces, celui du lavabo et celui de la montagne, correspondant, pour le photographe présent dans la pièce à deux moments où, successivement, le lavabo puis la montagne (ou bien l’inverse) auront été nets puis flous. Pour le spectateur de la photographie, ces deux moments ne sont plus qu’un seul.
2Ce nouveau livre, Une éclosion continue, est le troisième que son auteur consacre à la photographie. Y sont rassemblés vingt-cinq textes, dont deux sur Bernard Plossu, soit parus ces vingt dernières années dans diverses revues et catalogues, soit prononcés à l’occasion de diverses conférences. Tous ces textes sont centrés, de près ou de loin, sur les rapports, multiples, entre temps et photographie.
3Après plusieurs études consacrées à l’acte photographique dans sa relation au temps, auxquelles il a adjoint trois courts textes sur Denis Roche — créateur d’ailleurs de la collection au éditions du Seuil, dans laquelle ce recueil est publié —, l’auteur évoque Baudelaire « photographe », avant de nous proposer une quinzaine d’études sur des photographies occidentaux contemporains.
Considérations sur la photographie
4Temps et photographie est le sous-titre de l’ouvrage, soit l’alliance de deux signifiants semblant renvoyer à deux signifiés concrets et aisément compréhensibles. Nous « savons » tous ce que sont le temps et la photographie. Or il n’en est rien, et les différents chapitres de la première partie du livre essaient d’approcher au mieux les complexités dégagées par ces deux notions.
5« Qu’est-ce que le temps ? » est le titre du premier chapitre. Jean-Christophe Bailly le considère tout d’abord comme un écoulement — le fleuve d’Héraclite —, un mouvement qui s’opposerait à l’espace qui semble, lui, immobile. Jusqu’à réaliser qu’en réalité les deux notions sont complémentaires et qu’on « voyage » dans l’espace autant que dans le temps, que ce n’est pas le temps qui passe comme semble l’affirmer l’expression populaire, mais nous qui passons à travers lui. Et la photographie, en fixant une portion d’espace, a également fixé une portion de temps.
6Prendre une photographie (quelle qu’en soit sa nature, du daguerréotype au numérique), c’est créer une image et donc un imaginaire. Une portion d’espace limitée, entre autres, par le cadre et par la profondeur de champ, et une portion de temps limitée par la durée de la prise de vue, voilà ce qu’est une photographie, le témoignage d’un espace-temps qui n’est plus, mais qui, en même temps, a été « immortalisé », jusqu’à ce que le support, papier ou numérique, ne disparaisse, un jour, à son tour, comme tout ce qui est.
7En exerçant notre métier de vivre, nous sommes sans cesse en mouvement, parmi les mouvements de tout ce qui nous entoure, êtres comme choses, mouvements qui font que la réalité dans laquelle nous croyons vivre n’est qu’une illusion, une illusion encore renforcée par la force des souvenirs et ses constructions imaginaires lorsque nous nous projetons à chaque instant vers le passé. Tout ce qui constitue notre « réel » est donc une fiction, une fiction que la photographie, par son aspect documentaire et plus ou moins instantanée, semblait avoir abolie. Ainsi Jean-Christophe Bailly se demande-t-il si le vaste panorama de l’Amérique réalisé dans les années 1930 par Walker Evans n’est pas, contrairement à l’idée généralement admise, une création photographique bien plus qu’une réalité révélée. Et, en effet, cette suite d’instants fixés par le photographe ne sont que des moments éphémères — quelques infimes fractions de seconde — ; ces instants ne sont également que le résultat de choix (conscients ou inconscients) de la part du photographe d’appuyer sur le déclencheur à tel ou tel moment devant tel ou tel « sujet ». Ils sont, également, le fait du hasard, l’objectif de l’appareil saisissant parfois des éléments que l’œil du photographe n’avait pas remarqués, sans parler des « surprises » révélées par le développement, surprises créées à la dernière seconde (ou millième de seconde) par l’irruption d’un élément imprévu devant le viseur, par les jeux de lumière et donc d’ombre.
8La photographie n’est-elle pas une « invention », la même que celle qui est mise en œuvre par l’archéologue lorsqu’il révèle, lui aussi, un vestige ancien et qui avait disparu du regard, rendant présent le passé ? Lorsque le photographe (ou le tireur qui travaille sur ses instructions) fait apparaître l’image dans son premier bain, le bien nommé « révélateur », celui qui rend visible l’image captée à un moment définitivement disparu, il est une nouvelle fois créateur puisqu’il choisit le temps au cours duquel le négatif va être exposé, ce qui définira la qualité (dans son sens neutre) du tirage, la force de ses noirs & blancs, des contrastes voulus par le photographe. Ce travail « chimique » de re-création a été remplacé, dans la photo numérique, par les diverses manipulations exercées par le photographe devant l’écran de son ordinateur, mais la démarche est la même.
9Jean-Christophe Bailly insiste souvent, et à juste titre, sur les rapports flous qu’entretient la photographie, avec la réalité et la fiction (l’imaginaire), avec l’ombre qui n’existe que par rapport à la lumière (première partie — photo — du mot « photographie »). Il considère également les suites d’images (comme sur la pellicule d’un film), ces 24 images/seconde qui donnent l’illusion qu’on a non plus capturé (et fixé) une portion de temps rendue immobile, mais un continuum d’images semblables à la phrase de l’écrivain qui aligne des mots, le résultat de ces créations, celles du photographe, du cinéaste ou de l’écrivain, se transformant instantanément en temps « perdu », irrémédiablement exclu de la réalité, n’étant plus que mémoire.
Intermède
10La deuxième partie de l’ouvrage est la transcription d’une conférence donnée par l’auteur au Collège de France. Elle s’intitule « Baudelaire photographe », titre pouvant interroger puisque Baudelaire n’est pas réputé (contrairement à Zola par exemple) pour avoir été photographe, lui qui avait même déclaré détester cette invention « moderne », « refuge de tous les peintres ratés », comme il l’avait noté dans son Salon de 18591. Pour Jean-Christophe Bailly, Baudelaire, en réalité, a une attitude ambigüe face à la chambre noire, s’étant tout de même fait photographier plus d’une dizaine de fois à une époque où les séances de poses étaient très longues. Il ne peut en aucun cas s’agir de photos « volées ». Dans ce cas, le temps est par deux fois arrêté, lorsque le sujet doit rester immobile pendant la prise de vue ; lorsque Baudelaire prend la pause et lorsque celle-ci a été fixée sur la plaque de verre. Cette attirance « photographique », selon Jean-Christophe Bailly, a influencé, consciemment ou non, le style « documentaire » de Baudelaire, souvent inspiré par l’aspect tout aussi documentaire de la photo qui rend compte d’un état, d’un espace, en se détachant de toute joliesse. De plus, les photos documentaires de l’époque ne pouvaient être que des mises en scène, donnant l’illusion de croquis rapides, tout comme le furent, souvent, ses propres croquis littéraires, ces courts moments volés au temps.
Expériences photographiques contemporaines
11La troisième partie de l’ouvrage est constituée d’articles courts consacrés aux expériences menées par des photographes contemporains, certains étant décédés depuis l’écriture de ces textes répartis sur une vingtaine d’années, alors que les trois courts textes consacrés à Denis Roche, prennent place, quant à eux, en fin de première partie, peut-être parce qu’ils furent écrits après la mort de celui-ci.
12Quinze travaux photographiques, au style fort différent, sont ainsi examinés, que ceux-ci soient en noir et blanc ou bien en couleurs. Ceux-ci ne sont jamais choisis par l’auteur pour leur aspect « esthétique », qu’il s’agisse de photographies mettant uniquement en scène des paysages ou bien mettant en jeu des « personnages », acteurs conscients ou non au sein d’un cadre choisi dans lequel ils évoluent.
13C’est l’occasion pour Jean-Christophe Bailly d’aborder d’autres aspects du temps en photographie. Par exemple, l’importance de la ruine, qu’elle soit ancienne, historique, archéologique ou contemporaine, conséquence du laisser à l’abandon de tel ou tel immeuble, de telle ou telle maison individuelle. Dans ces images se lit le passé au cœur du présent de l’image, un présent déjà rejeté dans le passé puisque la photo prise n’est déjà plus de l’ordre du présent. Il examine également le cas des paysages « naturels », mais qui ne le sont jamais vraiment, œuvre du travail passé, incessant et séculaire.
14Lorsque, par exemple chez Samuel Hoppe, nous sont montrés des pans de montagnes fragmentés, fissurés, effondrés, l’homme n’y est certes pour rien, mais la vue que le photographe a fixée est un état des lieux qui est la conséquence des mouvements passés et présents de la croute terrestre. Peut-être sont-ce ces images qui justifient le mieux le titre de l’ouvrage de Jean-Christophe Bailly, Une éclosion continue, à savoir l’alliance contradictoire, dans la photographie, entre l’immobilité de tout ce qu’elle représente et l’éternel mouvement du monde. Ce type de photographies est exactement à l’opposé de celles prises à « l’instant décisif », même si toutes jouent avec le temps, sa durée.
15À propos des lieux non européens, qu’ils soient japonais ou maghrébins, mais photographiés par des Européens, on peut y lire toute une histoire de l’appropriation de l’espace différente de la nôtre, et résultat, là encore, non plus de l’action de la nature, mais de celle des hommes. Il aurait été intéressant de considérer les mêmes lieux saisis par un ou une photographe qui en aurait été originaire ; photographier « quelque chose », étant, comme pour toute autre activité artistique, se « photographier » soi-même.
16Pour chacune des photographies montrées et/ou décrites ici, ce ne sera qu’un espace de dimension réduit, la plupart du temps inférieur à « l’objet » photographié. Mais, en son sein toujours surgit une infime fraction de temps (en tout cas depuis que le temps de pose a quasiment disparu), celui du temps pris pour fixer l’image sur un support quel qu’il soit, mais également des temps plus ou moins longs, explicites ou implicites, juste suggérés, mais indissociables de l’acte photographique.
Ultimes réflexions
17Dans un dernier et court chapitre, « Le carnet photographique », Jean-Christophe Bailly compare deux activités artistiques, celle de l’écrivain, la sienne, et celle du photographe. N’y a-t-il pas un rapprochement possible entre le fait de noter sur un petit carnet, au fil des jours, des impressions, une description, la mise par écrit d’une parole saisie au vol, et la démarche du photographe muni d’un téléphone portable de même format ou presque, qui, désormais, effectue la même action, à savoir fixer — pour s’en souvenir — ce qu’il voit ? Il y a, malgré tout, une différence importante, la photo étant toujours « achevée » une fois que le déclencheur aura été actionné, à la différence de l’écrit, fait de ratures, de corrections, d’à peu-près. Ne peut-on pas considérer que les deux activités répondent du même usage et pourraient même se confondre ? Jean-Christophe Bailly, sur ce point, a un avis tranché, si ce n’est définitif :
Il m’a toujours semblé, et je le pense encore davantage aujourd’hui […], que la photographie est une pratique artistique intégrale et que, comme telle, elle ne peut pas être exercée en même temps et au même titre que l’écriture2.
18Pour lui, le caractère fugitif de la prise de vue, nécessairement imparfaitement réfléchie vu la grandeur de l’écran de contrôle de l’appareil, ne peut qu’amener celle-ci à jouer un rôle d’aide-mémoire avant l’écriture qui, elle, sera une activité mettant en œuvre — on y revient — le temps plus ou moins long.
19Mais ne peut-on pas penser que la photographie numérique prise avec son téléphone joue, parfois, le même rôle, celui de fixer un détail, un cadre, une idée qui, ensuite, mais dans des conditions différentes, pourra donner lieu à une photographie prise avec un « vrai » appareil, le premier travail ayant été comme celui d’une approche, d’une prise de « notes » visuelles, d’une prise de repères.
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20La suite de textes que nous a proposés Jean-Christophe Bailly n’est pas à considérer comme un essai « définitif » sur la photographie, mais plutôt comme une série de réflexions survenues au fil de la pensée, d’une fréquentation de la photographie et des photographes pendant plusieurs décennies. Il ne s’agit, par ailleurs, que de quelques photographes ayant en commun une attitude devant ce qu’ils ou elles photographient, à savoir saisir des instants, des portions de temps, même si celles-ci ont, en elles, des temps immémoriaux, de traces d’un passé définitif, énigmatique et éternel à une époque où la production d’images s’est transformée en une « éclosion continue » — le mot étant devenu synonyme de surproduction au sein de notre monde moderne.