Raconter la catastrophe au siècle des Lumières
1Partant de l’observation de Marie Leca-Tsiomis sur l’omniprésence de l’idée de ruine dans le discours philosophique des secondes Lumières, Jessica Stacey se propose d’investiguer le pessimisme historique propre à cette époque et qui se manifeste à travers différentes formes d’écriture de la catastrophe. L’ouvrage, divisé en quatre parties précédées d’une introduction générale, aborde l’œuvre des encyclopédistes et leur conception de la « catastrophe barbare de la langue » (chap. 1) ; les nouvelles historiques de Baculard d’Arnaud (chap. 2) ; les récits d’anticipation de Louis-Sébastien Mercier (chap. 3) et enfin les mémoires d’Henri de Latude et du marquis de Sade rédigés pendant la Révolution française (chap. 4). Ce corpus délibérément hétérogène doit permettre à Jessica Stacey d’envisager les différentes variantes de la pensée de la catastrophe en lien avec la philosophie de l’histoire propre à chacun des auteurs étudiés. Outre cette volonté de saisir les divers aspects du catastrophisme des Lumières, la structure de l’ouvrage reflète quatre attitudes possibles face à la catastrophe, exprimées à travers les verbes amener, subir, prophétiser et témoigner1, que Jessica Stacey distingue comme principales dans ce que l’on pourrait appeler le schéma actanciel des récits de la catastrophe des Lumières.
Problèmes de définition et de méthode
2Dans l’introduction, Jessica Stacey pose quelques jalons de son étude. Elle part du constat qu’à travers différentes interprétations de l’histoire — ancienne, médiévale ou moderne, mais toujours marquée par des moments de rupture désignés comme catastrophes — les auteurs des Lumières tendent à « identifier la communauté nationale et à prévoir son existence future, via le passé2 ». Jessica Stacey souligne le caractère à la fois constructiviste et propagandiste de ce travail d’écrivains qui s’improvisent historiens puisque le seul fait d’identifier une catastrophe du passé comme fondamentale pour l’identité nationale, ou celui de prophétiser une catastrophe qui pourrait la détruire, relève forcément d’un projet idéologique (p. 5). Un événement brut doit donc être interprété, narrativisé, placé dans le cadre temporel d’un récit pour acquérir le statut de catastrophe.
3Après une telle constatation, le lecteur s’attend à une définition : quelles conditions doivent-elles être réunies pour qu’on puisse parler de catastrophe ? Comment la différencier d’un désastre, d’une révolution, d’une crise ou d’une tragédie, termes qui apparaissent dans l’étude de Jessica Stacey mais qui, de fait, ne sont pas interchangeables puisqu’ils véhiculent des sens légèrement différents de ceux de catastrophe ? Malheureusement, les contours de la notion restent flous, malgré une très rapide entrevue de l’étymologie et des principaux contextes dans lesquels la notion a été employée au xviie siècle (p. 8). Dans l’introduction, on apprend seulement que la catastrophe est « un moment de retournement ou de renversement [qui] doit se situer entre un avant et un après pour produire du sens3 », ou encore que le terme « peut être utilisé dans un sens strictement dramatique, mais qu’il s’applique aussi à des catastrophes naturelles, à des décisions fatales d’individus ou pour indiquer tout changement profond et soudain, qu’il soit négatif ou positif4 ». Cette définition est tellement vaste qu’elle devient peu opératoire. Cela est d’autant plus flagrant qu’à cette nébuleuse du sens liminaire s’ajoute par la suite l’emploi vague et métaphorique de la notion-clé. Ainsi, que ce soit dans sa forme adjectivale ou nominale, la catastrophe revient dans des contextes pour le moins surprenants, hétéroclites et même contradictoires. Prenons quelques exemples : Jessica Stacey avance en même temps que le Moyen Âge « a été un temps catastrophique pour le progrès, un temps de l’immanente catastrophe5 » et que la fin de cette même période est également une catastrophe (p. 178). Si ces propos sont visiblement contradictoires, un lecteur bienveillant tentera peut-être d’y voir une contradiction de l’époque, non pas celle de Jessica Stacey elle-même. Mais comment expliquer que la catastrophe — que l’autrice définit dans l’introduction comme « événement décisif » (p. 8) — dure toute une époque, c’est-à-dire pas moins de dix siècles ? L’emploi du terme catastrophe — qui n’apparaît pas dans les sources qu’elle étudie — ne semble tout simplement pas pertinent dans ce cas précis. Mais la confusion ne s’arrête pas là. Tout au long de l’ouvrage, le lecteur a l’impression que chaque événement peut passer pour catastrophique : l’écroulement d’un pont (p. 221) au même titre que la prise de la Bastille (p. 275). Plus étonnamment encore, la langue elle-même peut se voir affublée de l’étiquette « catastrophique ». Ainsi, le langage des scolastiques, que Jessica Stacey qualifie avec emphase de « crime contre la signification », est « considéré comme une source possible de catastrophe, de folie et de fanatisme6 ». Enchérir ainsi sur la rhétorique combative de encyclopédistes — qui, pourtant, dans les textes cités par Stacey n’emploient pas le terme de catastrophe ! — ne contribue pas à éclaircir le concept-clé de l’essai. Au contraire, son sens se dilue pour ne devenir qu’une invective dirigée contre les adversaires des philosophes (que ce soient les « scholastiques », les « barbares », les « fanatiques », etc.), ou, pire encore, un mot fourre-tout et passe-partout qui, certes, rapproche le xviiie siècle de notre contemporanéité obsédée par l’idée de catastrophe, mais cela au prix de quelques raccourcis fâcheux et d’illusions de perspective qui nuisent à la cohérence de la démarche interprétative de Jessica Stacey.
4De fait, la littérature dix-huitièmiste est lue ici à travers le prisme des préoccupations et des conceptions qui nous sont contemporaines : ainsi, dès l’introduction, l’autrice affirme par exemple que les philosophes des Lumières, en narrant la catastrophe, ont voulu « accroître la résilience » de leur « communautés imaginaires »7. La réflexion historique sur les récits de la catastrophe s’appuie sur des concepts élaborés dans le paradigme de cultural studies et memory studies. Pour innovante qu’elle soit, la démarche peine à convaincre tant les différences entre le statut et le fonctionnement de la chose littéraire diffèrent entre le xviiie et le xxie siècles. L’application des concepts de « premediation8 » et « remediation9 », dont les définitions sont tirées de Compagnon to cultural memory studies, laisse perplexe : Diderot et Voltaire n’écrivent pas dans un siècle médiatique ; le fait qu’ils emploient quelques métaphores bibliques n’explique pas le recours à des notions qui s’apparentent à un tout autre système de circulation des textes. Le recours aux concepts de « premediation » et « remediation » dans le contexte de la littérature du xviiie siècle ne semble pas vraiment pertinent, ni d’ailleurs nécessaire — la preuve en est qu’ils disparaissent après le premier chapitre de l’ouvrage pour ne revenir que dans la conclusion.
5Par ailleurs, la volonté affichée par l’autrice de lire le catastrophisme des Lumières avec Jean-Pierre Dupuy et son Pour un catastrophisme éclairé peine à convaincre vu que Jessica Stacey constate elle-même que la menace d’une catastrophe naturelle (du type écologique) n’est pas prédominante à l’époque qu’elle a choisie pour l’objet de son étude. Si l’acception naturaliste de la catastrophe n’est pas prédominante, elle existe pourtant — et a été étudiée dans l’ouvrage collectif dirigé par Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas (2008). Jessica Stacey décide pourtant de ne pas traiter des catastrophes naturelles. Or, la prise en compte de la perspective naturaliste aurait peut-être mieux expliqué la présence du catastrophisme éclairé de Dupuy... Bref, si les excursions vers notre époque et nos catastrophes semblent parfois chaotiques et peu convaincantes, l’essai de Jessica Stacey offre heureusement d’autres pistes de lecture du catastrophisme des Lumières. Par la suite, nous allons présenter et discuter le contenu de quatre chapitres du corps de l’ouvrage. Leur matière est hétérogène, mais ils traitent tous du lien entre la catastrophe et la conception de l’histoire, abordée par le biais de la notion de « régimes d’historicité » de François Hartog.
Catastrophe barbare de la langue dans l’Encyclopédie
6Le chapitre « Bringing catastrophe : barbare (br)others, in and around the Encyclopédie » se focalise sur la façon dont la chute de l’Empire romain a été racontée par les philosophes des Lumières (principalement Diderot, Voltaire et d’Alembert) à travers la structure narrative de la catastrophe, ainsi que sur le rôle du barbare en tant que porteur de catastrophe pour la civilisation. Comme le constate Stacey,
[e]n tant que horde qui a renversé l’Empire romain, les barbares ont nui au progrès des connaissances humaines et de l’esprit humain ; et les traces dans la France du dix-huitième siècle de leurs lois, de leur langue, de leurs institutions, de leurs superstitions et de leur violence n’ont laissé aucune place pour le doute : l’Europe moderne a été marquée par les conséquences catastrophiques de cette chute10.
7Selon Jessica Stacey, la réflexion des philosophes sur la chute de Rome a trait non seulement au passé, mais aussi à l’avenir puisqu’elle s’inscrit dans ce que François Hartog appelle le régime d’historicité futuriste dans lequel le passé n’est pas une leçon positive sur la manière dont il faut vivre au présent (modèle cyclique de l’histoire), mais une matière à réflexion sur les moyens de progresser dans l’histoire. De fait, raconter l’invasion barbare comme catastrophe historique, c’est poser la question de savoir si l’histoire révèle le destin inévitable et cyclique des empires, ou si le civilisé peut se mettre hors d’atteinte de la barbarie. Quand les encyclopédistes racontent la chute de Rome sur le modèle de la chute de tour de Babel ou du Déluge biblique, ils expriment leur propre peur de voir leur empire chanceler et crouler sous pression de nouveaux barbares, c’est-à-dire de tous ceux qui s’opposent aux civilisés et à l’esprit des Lumières : les scholastiques, les fanatiques, les infâmes, etc., les nouveaux barbares pouvant se cacher à l’intérieur du royaume et parler la même langue que les philosophes. Pour mieux combattre leurs ennemis, les encyclopédistes poursuivent un projet de réforme linguistique afin d’accélérer les progrès des sciences et des arts et repousser ainsi la menace de catastrophe de leur mission civilisatrice. Il est dommage qu’en analysant le projet linguistique des encyclopédistes, Jessica Stacey ne se soit pas rapportée aux travaux de son compatriote Peter France, auteur d’un ouvrage fondamental dans ce domaine (1972), ni d’ailleurs à ceux des chercheurs français qui se sont également penchés sur cette vaste question de la langue de l’Encyclopédie.
8Outre la peur du barbare, Jessica Stacey discerne dans les écrits des encyclopédistes une autre attitude, plus complexe, qui révèle une certaine ambiguïté de la figure du barbare : il est à la fois porteur de la catastrophe civilisationnelle et régénérateur de la société. Le barbare est présenté ici comme une figure de « hiatus catastrophique entre deux époques d’épanouissement civilisationnel et, en même temps, comme le point d’origine de la nation [française]11 », comme Jessica Stacey le constate encore dans l’introduction de l’ouvrage. L’ambiguïté du barbare, à la fois autre et frère, provient du fait que la chute de l’Empire romain — raconté, selon Jessica Stacey, comme une catastrophe comparable au Déluge ou à la chute de la tour de Babel12 — a également ouvert la voie à la constitution des identités et langues vernaculaires. Dressé en opposition au « sauvage » et au « civilisé », le barbare menace la croyance en un progrès imperturbable du savoir et de la raison au siècle des Lumières, mais en même temps, il figure la force et l’énergie capables de régénérer la civilisation et de la propulser vers un nouvel avenir.
Moyen Âge en tant que catastrophe
9Le rôle du savoir historique dans la conscience de la fragilité des avancées de sa propre époque est souligné dans le deuxième chapitre « Suffering catastrophe : legitimate and illegitimate lines in Baculard d’Arnaud’s medievalist works » consacré à la représentation du Moyen Âge en lien avec des catastrophes politiques. L’analyse de trois nouvelles de Baculard d’Arnaud a permis à Jessica Stacey de délimiter trois types de catastrophe : crise monarchique (« Salisbury »), tragédie d’une dynastie (« Varbeck ») et catastrophe fondatrice de l’identité de la nation (« Le Sire de Créqui »). Ces récits, en plus d’« offrir une réponse fictionnelle à trois crises de légitimité au seuil du Moyen Âge et de l’époque moderne13 », mobilisent trois types de personnage : le tyran, l’usurpateur et le dirigeant légitime — même si Baculard met parfois en cause le principe de légitimité dynastique ainsi que la différence entre un usurpateur et un héritier légitime. L’analyse de trois récits vise à démontrer comment Baculard d’Arnaud a évolué dans sa conception de l’histoire et de la catastrophe : cette dernière « se transforme graduellement d’une catastrophe tragique de l’individu en une catastrophe historique14 », ce qui lui permet de réfléchir non seulement sur le passé, mais aussi sur l’avenir de la France. De fait, Baculard se placerait, selon Jessica Stacey, entre le régime passéiste et futuriste de l’histoire, ou encore, il créerait un régime mixte à lui seul, puisque pour lui « le futur est médiéval15 ».
10Par ailleurs, l’œuvre de Baculard est mise en perspective avec le développement de « Gothic literature » (Walpole, Prévost). Jessica Stacey s’oppose à une partie de la critique qui ne fait dater la naissance du genre qu’après la Révolution française. La réflexion de Baculard sur le genre sombre et le genre terrible invite en effet à une telle lecture gothicisante. L’esthétique du genre sombre, avec ses idéaux de sensibilité et de plénitude et son attrait pour les sujets tirés de l’histoire du Moyen Âge, a permis à Baculard de renouveler son répertoire littéraire et d’inventer ce qui deviendra le roman gothique à la charnière des siècles.
11Mais la mise en récit d’intrigues du Moyen Âge a pour lui un sens non seulement esthétique (il s’agissait d’éveiller la sensibilité du lecteur via les émotions fortes suscitées par le genre sombre), mais aussi idéologique, puisque ces récits traitaient de l’histoire nationale. Pour Baculard, la fiction l’emporte sur l’histoire : elle est plus à même « d’inspirer ses contemporains à la vertu chevaleresque et d’acter la continuité entre la France contemporaine et son passé médiéval16 ». De cette manière, Baculard rejoue l’opposition entre le civilisé et le barbare propre au discours philosophique des Lumières (cf. chap. 1), la barbare étant, paradoxalement, non celui qui cultive les mœurs et les croyances du Moyen Âge, mais celui qui refuse le passé de sa nation. Pour Baculard, la réappropriation de cet héritage national permettrait à la France du xviiie siècle de se libérer d’une imitation aussi stérile que rébarbative des modèles politiques et littéraires de l’Antiquité romaine. Les chroniques du Moyen Âge sont selon lui plus à même d’inspirer un véritable renouveau de la littérature et des mœurs au siècle des Lumières. Le rejet persistant de cette tradition médiévale est présenté par Jessica Stacey comme une « catastrophe » nationale (p. 181). Ici, donc, la notion de catastrophe renvoie à une conception de l’histoire et de l’identité française tout à fait opposée à celle qui a été présentée dans le chapitre précédent.
Catastrophes à venir
12Après les catastrophes du passé, celles de l’avenir sont problématisées dans le chapitre « Prophesying catastrophe, predicting utopia : the time travellers of Mercier’s prose tableaux » où Jessica Stacey explore l’œuvre d’anticipation de Louis-Sébastien Mercier, et notamment L’An 2440 et Le Tableau de Paris. Dans ces récits, « malgré la clarté de leur vision de l’avenir, le chemin qui y mène n’est pas clair et le texte présente au lecteur trois options différentes. Elles peuvent aussi être considérées comme trois manières différentes d’imaginer le rôle (ou non) de la catastrophe dans l’histoire17 ». Dans le premier cas de figure, la catastrophe est présentée comme essentiellement accidentelle dans le cours de l’histoire fondée sur la figure du progrès — c’est par exemple le cas des ruines de Versailles mises en scène dans L’An 2440. Accidentelle, cette « catastrophe » est aussi négligeable — et cela au point que l’on doit se demander si on peut toujours parler d’une catastrophe... Nous l’avons indiqué plus haut, la notion est tellement vague que l’on perd parfois de vue ses contours. Dans le deuxième cas de figure, la catastrophe s’avère nécessaire pour ouvrir le chemin vers un avenir meilleur, ce que l’on voit, dans l’interprétation de Jessica Stacey, à travers la figure de la bibliothèque expurgée de L’An 2440. Le troisième type, enfin, traite le scénario de la catastrophe comme une alternative à l’accomplissement du progrès au cours de l’histoire. Cette hypothèse — la plus pessimiste et passéiste en même temps parce que suggérant les retours cycliques à la barbarie — est explorée par Mercier dans la préface de L’An 2440 et dans deux chapitres du Tableau de Paris (« Que deviendra Paris ? » et « Supposition »). Ainsi, Jessica Stacey poursuit sa réflexion sur les temporalités paradoxales de la catastrophe et montre que Mercier pense son siècle comme un autre Moyen Âge, indifférenciable du premier sous l’aspect de l’imperfection de ses lois et mœurs qui doivent s’améliorer dans l’avenir (p. 216). Ainsi, l’anticipation de Mercier lui permet de formuler une critique de son propre siècle tout en invitant celui-ci à « rattraper son propre avenir18 » et devenir enfin véritablement un siècle des Lumières.
13La pensée critique de son siècle s’exprime chez Mercier à travers la forme du tableau, « particulièrement bien adaptée à la pensée utopique19 » d’un côté, et à travers la poétique des ruines de l’autre. Après avoir esquissé l’histoire et les enjeux de la poétique des ruines dans les secondes Lumières, l’autrice montre en quoi les ruines de L’An 2440 diffèrent de celles rencontrées chez les peintres (Hubert Robert) et les écrivains (Diderot, Bernardin de Saint-Pierre, Volney) de la même période. Contrairement à Bernardin de Saint-Pierre ou Volney, Mercier n’enferme pas l’histoire dans la cyclicité propre au régime passéiste (toujours selon la définition de François Hartog), optant pour une pensée du progrès malgré la crise — comme celle advenue avec la Révolution française qui n’a pourtant pas ébranlé la croyance de Mercier en une possibilité d’amélioration de son époque.
Révolution et révélation
14Le dernier chapitre de l’ouvrage, « Witnessing catastrophe as revelation : doing time with Latude and Sade, modern martyrs », est consacré aux récits de la catastrophe de la Révolution française. Jessica Stacey analyse les mémoires de deux prisonniers de la Bastille, Henri de Latude et le marquis de Sade qui témoignent en martyrs des « crimes du despotisme » de l’Ancien Régime. Dans ses Mémoires, Henri de Latude transforme « un récit lamentable d’emprisonnement injuste en un témoignage de martyr préfigurant supposément le 14 juillet et l’avènement d’une ère nouvelle20 ». Il s’approprie le vocabulaire religieux et les structures narratives propres au genre hagiographique pour parler de son expérience de la Révolution et la présenter en tant qu’événement inaugurant une régénération de la communauté nationale. La narration d’une expérience temporelle individuelle d’emprisonnement se mue ainsi en un récit exemplaire d’une temporalité historique. Falsifiant abondamment et sa biographie, et l’histoire, Latude arrive à une forme de canonisation de soi-même (p. 281) et de ses Mémoires qui ont été distribués aux révolutionnaires avec des morceaux de la Bastille démantelée (chaînes, briques, etc.) — autant de reliques d’un nouveau culte laïque de la liberté. Ce caractère religieux du témoignage devient de plus en plus sensible dans les versions suivantes du volume des Mémoires. De fait, Latude ajoute des passages nouveaux, réécrit son témoignage pour réaliser pleinement, dans la version de 1790, l’idéal du martyr de la tyrannie de l’Ancien Régime.
15Dans la structure de récits de martyre républicain, Jessica Stacey distingue deux éléments qu’elle juge cruciaux : le corps du martyr, transformé par la souffrance en un corps sublime ; et le livre de témoignage lui-même qui permet de rendre compte de l’expérience et lui assurer son statut de récit exemplaire. La description du corps du prisonnier-martyr est comparable à celle d’un saint de l’hagiographie. Stacey montre, en s’appuyant sur les travaux de Burgwinkle et de Howie, que ce caractère sublime et spectaculaire du corps souffrant s’obtient grâce à l’emploi des figures de report et de suspension21, ainsi qu’à un cadrage du tableau du corps souffrant dans la narration.
16Dans la dernière section de son étude, Jessica Stacey constate que la biographie du marquis de Sade présente quelques similitudes avec celle de Latude : les deux ont été prisonniers de la Bastille, ont été enfermés à Charenton et ont acquis par la suite le statut de martyrs modernes. Selon Jessica Stacey, Les Cent Vingt Journées de Sodome emploient la même esthétique, le même cadre et la même structure hagiographique que les Mémoires de Latude, ce qui lui permet de comparer la façon dont ses deux auteurs présentent la Révolution en tant qu’histoire de révélation religieuse et de salut. Malgré son attachement farouche à la philosophie matérialiste, Sade emploie des « structures narratives propres à l’hagiographie et aux récits de salvation22 ». Ces schémas narratifs sont le plus souvent tournés en dérision par le libertin marquis de Sade, mais ils informent néanmoins ses récits les plus célèbres (Justine, ou les Malheurs et Les Infortunes de la vertu). Le cas des Cent Vingt Journées de Sodome est selon Jessica Stacey encore plus intéressant parce que le schéma hagiographique ne s’épuise pas dans la parodie : en effet, ce sont les persécuteurs, et non leurs victimes, qui sont présentés par Sade comme de nouveaux saints (p. 308-311).
17Dans ce chapitre, la problématique centrale du volume — à savoir la notion de catastrophe — devient encore plus vague : le terme est appliqué au projet d’écriture de Sade (et, plus précisément, au fait qu’il vit son impossibilité à écrire comme une catastrophe, p. 316) ; et à l’histoire de la Révolution elle-même (p. 324). C’est dire combien son usage est fluctuant, métaphorique et par là, il faut le dire, déroutant. Ce manque de rigueur dans la conceptualisation de la notion-clé de l’essai en constitue son plus grand défaut. Néanmoins, le lecteur y trouvera aussi de belles analyses, beaucoup d’érudition et des interprétations parfois ingénieuses d’œuvres connues (Encyclopédie, Mercier, Sade) et moins connues (Baculard d’Arnaud, Latude) du xviiie siècle.
France Peter, Rhetoric and Truth in France. Descartes to Diderot, Oxford, 1972
Meiner Carsten et Veel Kristin (dir.), The Cultural Life of Catastrophes and Crises, Berlin, De Gruyter, coll. « Concepts for the Study of Culture », 2012.
Mercier-Faivre Anne-Marie et Thomas Chantal (dir.), Invention de la catastrophe au xviiie siècle. Du châtiment divin au désastre naturel, Genève, Droz, coll. « Bibliothèque des Lumières », 2008.