Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Juin 2023 (volume 24, numéro 6)
titre article
Marion Coste

« Littérature mondiale » et fiction de la frontière

"World literature" and the fiction of the border
Patrick Suter & Corinne Fournier Kiss (dir.), Poétique des frontières, une approche transversale des littératures de langue française [XXe- XXIe siècles], Genève : MetisPresses, 2021, 384 p., EAN : 9782940563944.

1L’ouvrage Poétique des frontières, une approche transversale des littératures en langue française [xxe-xxie siècles] comprend les actes du colloque « poétique des frontières » qui s’est déroulé à l’université de Berne du 8 au 9 mars 2018, une introduction théorisant la notion de frontière à partir de celle de « littérature mondiale » de Goethe et un entretien mené par Corinne Fournier Kiss et Patrick Suter d’Anne-Laure Amilhat Szary et Cédric Parizot sur l’antiAtlas des frontières, collectif transdisciplinaire qu’ils ont fondé et qui permet de rapprocher des géographes, des anthropologues, des artistes et des praticiens autour de la question des frontières. Au sein de ce collectif, art, sciences et technologie construisent dans leurs échanges une heuristique pour penser le « processus de frontiérisation » (p. 317) et restituer à la frontière son aspect dynamique.

« Littérature mondiale »

2La notion de frontière est traitée dans l’ensemble de l’ouvrage selon une approche thématique, les différents articles interrogeant la façon dont la frontière est construite et investie dans les œuvres étudiées. Cependant, elle induit aussi une méthodologie, décrite par Corinne Fournier Kiss et Patrick Suter en introduction : il s’agit de renoncer à analyser les littératures dans le cadre des Etats nations, pour se rendre attentif·ve aux continuités et aux ruptures entre les œuvres issues d’aires géographiques variées, ce qui permet d’affirmer la dimension prospective de la littérature. Loin de se contenter de représenter des frontières qui lui préexisteraient, la littérature contribue à les construire ou les déconstruire, à les révéler quand il s’agit de frontières invisibles telles que celles entre les classes sociales ou les genres sexuels par exemple, à en proposer de meilleurs usages. Ainsi, cette approche de la « littérature mondiale » n’induit nullement de nier les frontières, géopolitiques ou littéraires, mais plutôt d’en envisager la perméabilité et la mobilité. L’approche par le concept de « littérature mondiale » rejoint ainsi celles des géographes et anthropologues qui ont fondé l’antiAtlas, puisqu’elle permet de penser les frontières comme des « processus délocalisés » (p. 338), comme l’explique Clément Parizot dans l’entretien qui conclut cet ouvrage. Le numérique notamment, parce qu’il nous rapproche de phénomènes parfois très distants et nous tient éloignés de ce qui, spatialement, nous est très proche, nous invite à son sens à considérer la frontière non plus comme un espace délimité et délimitant, mais comme un mouvement continuel, ce qui différencie son approche, selon ses dires, de celle des études postcoloniales et tout particulièrement des « tiers-espaces » d’Homi Bhabha. C’est à mon sens l’un des intérêts principaux de l’ouvrage : en abordant la question des frontières depuis la Suisse, puisque les deux coordinateur.rices de l’ouvrage sont rattaché.es à l’université de Berne, et à partir du concept goethéen de « Littérature mondiale », il permet un décentrement théorique qui produit des rapprochements et des oppositions dynamiques et stimulantes, entre les œuvres et les approches critiques.

La littérature comme relation

3Plusieurs articles étudient ainsi la façon dont la littérature déconstruit la frontière, ou du moins permet d’en penser la non-fixité et la non-permanence. En traversant les œuvres d’une dizaine d’auteurs de part et d’autre du xxe siècle, Patrick Suter montre comment les écrivains ont travaillé les frontières, nationales ou intra-hexagonales, tantôt impénétrables, dans Skinner de Michel Deutsch ou Solitude dans un champ de coton de Bernard-Marie Koltès, tantôt proches du merveilleux (Gracq) ou du monstrueux (Simon), tantôt ouvertes à l’autre (Masepo, Butor). La revendication d’une perméabilité des frontières géographiques prend corps dans le brouillage des frontières génériques romanesques, théâtrales ou poétiques. Amandine Herzog-Novoa, qui travaille sur Le Club des miracles relatifs de Nanc  Huston, et Christine Le Quellec Cottier, à propos de Terre Ceinte de Mohamed Mbougar Sarr, montrent que face à des régimes autoritaires (néocapitalistes à l’extrême chez Huston et islamistes dans Terres Ceintes) qui renforcent les frontières — borders, frontières physiques, et boundaries, frontières sociales (Ackermann et al., 2016) —, la langue littéraire sert d’outils pour reconstruire des possibilités de dialogues et d’échanges, dans le respect de la différence de chacun. Françoise Simasotchi-Brones présente la frontière comme un concept colonial permettant de diviser l’espace afin de mieux imposer sa force : au contraire, elle montre comment Edouard Glissant invente une « hétéropoétique des frontières » (p. 113) qui les transforme en lieu de contact et de relation. Cette capacité de la littérature à s’engager contre ceux qui, au pouvoir, érigent des frontières, prend toute son actualité dans le théâtre contemporain malien, étudié par Melanie Sampayo Vidal. À travers les pièces Il pleut sur le Nord de Sirafily Diango et Kaklara ou jamais à Genoux d’Adama Traoré, la chercheuse montre comment ces auteurs résistent à la frontière imposée entre le Sud et le Nord du Mali, lequel est sous domination islamiste, dénonçant à la fois la passivité du pouvoir au Sud et les méthodes de recrutement des islamistes, et subissant pour cela censures et intimidations. En dépit de l’image stéréotypée des Balkans comme soumis à des nationalismes agressifs et des frontières genrées, sociales, religieuses et ethniques largement mises en scène par l’écrivaine, Corinne Fournier Kiss lit dans les œuvres d’Aline Apostolska un « désir de vivre-ensemble » (p. 212), symbolisé principalement par l’importance des fleuves et des ponts, qui pourraient faire des Balkans un « laboratoire de l’Europe » (p. 211).

Nécessité et porosité des frontières

4D’autres articles montrent la nécessité et la difficulté à établir des frontières, par exemple entre démocratie et dictature : Ottmar Ette étudie ainsi les glissements imperceptibles de l’une à l’autre dans la langue et la vie d’Hans Robert Jauss, Soumission de Houellebecq et Destruction de Wajsbrot. En s’appuyant sur les trois « régimes d’existence » déterminés par Philippe Descola (2005 ; 2010), Anahi Frauenfelder montre que Ramuz et Glissant, par leur façon de remotiver le motif de la frontière, se détournent de l’ontologie naturaliste, qui oppose l’humain et la nature, au profit de l’analogisme, qui conçoit des correspondances entre l’humain et la nature, et de l’animisme, qui prête aux non-humains des intériorités et des intentionnalités humaines. Ferroudja Allouache, en traversant les littératures du Maghreb du xxe et xxie siècle, montre que la représentation des frontières est nécessaire pour comprendre les oppressions et former les révoltes. Martine Mathieu-Job explique que les littératures de l’océan indien oscillent entre quête d’une singularité nationale et ouverture à l’universel.

Frontières génériques et classifications littéraires

5La frontière générique et littéraire est aussi étudiée. Christine Le Quellec Cottier propose, en conclusion de son article, de réorganiser l’histoire de la littérature subsaharienne en français non plus selon des périodes chronologiques mais selon ce qu’elle nomme la scénographie (p. 176) des récits. Odile Gannier, par un large panorama des littératures de voyage au xxe siècle, pense la différence entre littérature de voyage et littérature migrante à partir de la façon de présenter la frontière, comme facile à traverser et occasion de rencontres ludiques, ou comme délimitation excluante et violente. Thomas Rossier montre comment, dans Le Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier, le passage de la frontière engage un processus de déréalisation qui fait passer la narration du reportage au conte, et fait frôler la folie au narrateur : traverser la frontière géographique invite ainsi l’auteur à traverser les frontières génériques. Iona Bican repense la classification des littératures roumaines en fonction du choix de la langue : elle montre comment le choix du roumain ou du français est central pour comprendre la relation à la frontière et à l’exil des écrivains roumains qui ont quitté la Roumanie. Qu’ils et elles fassent le choix d’un français « beau style » accumulant les lieux communs, ou d’un va-et-vient entre les langues, cela raconte, en réponse à la thématisation de ces thèmes dans leurs écrits, une vision de la frontière perméable ou excluante.

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6Ainsi, l’ouvrage permet de repenser les catégorisations nationales ou génériques à l’œuvre dans l’histoire littéraire, tout en montrant, avec l’introduction, l’entretien final et les études d’œuvres dans les articles, le pouvoir de la littérature qui, en façonnant nos représentations des frontières, s’oppose à toute vision unique et fixe des frontières. L’approche de la question des frontières par l’étude des formes, assumée en introduction1, n’est en rien une revendication de l’autonomie de la littérature, mais ouvre plutôt à la dénaturalisation du concept même de frontière, rejoignant ainsi le travail des anthropologues et géographes de l’antiAtlas, Anne-Laure Amilhat Szary insistant à de multiples reprises sur le fait que « la frontière est une fiction » (p. 320).

Ackermann Christin & alii, Revisiting Borders and Boudaries: Gendered Politics and Experiences of Migrant Inclusion and Exclusion, Worshop, Université de Neuchâtel, 3-4 novembre 2016.

Descola Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

Descola Philippe, La Fabrique des images. Visions du monde et formes de la représentation, Paris, Somogy, 2010.