Ostermeier ou le réel renouvelé
1Tout commence par un « choc esthétique » (p. 17) à la découverte des mises en scènes d’Ostermeier, et par la certitude que « le théâtre a quelque chose à nous apprendre de la littérature » (p. 18). L’ouvrage de Delphine Edy, construit à partir d’analyse de spectacles du metteur en scène allemand, s’organise autour de ses adaptations de textes littéraires et invite à comprendre et à interroger sa singularité dans le paysage théâtral de son pays et, plus généralement, dans l’espace du théâtre européen contemporain.
2Par le biais d’une dramaturgie construite sur plusieurs niveaux, Ostermeier offre, selon Delphine Edy, un questionnement constant de la notion de réel. Cet ouvrage propose, en adoptant un point de vue comparatiste, une observation mouvante du travail du metteur en scène à l’aune de la notion de réel dont il questionne les limites et les frontières. L’utilisation du réel serait précisément permise, chez Ostermeier, par l’adaptation d’ouvrages littéraires au théâtre. Cependant, le metteur en scène opère le tour de force de s’appuyer sur une base de réel pour en explorer « l’autre face », pour en créer une nouvelle forme.
3De plus, si chaque aspect de la proposition scénique porte une interrogation de cette notion de réel, les différents aspects posent également, chacun à leur manière, la question du politique dans le théâtre contemporain. Delphine Edy met alors en avant les frontières de la narration et du réalisme, ses réinvestissements partiels et les limites qui maintiennent l’œuvre dans la possibilité d’un questionnement politique. La préface de Valérie Dreville oriente en outre la lecture vers une analyse du travail de l’acteur et vers une interrogation de la place de celui ou celle qui est en scène face à un autre.
4La présente recension sera l’occasion de rappeler le positionnement de Thomas Ostermeier dans un paysage postdramatique, entre influence artaudienne et influence brechtienne. On traitera ensuite des modalités de mise en scène de la littérature et des liens qu’elle entretient avec la notion de réel, qui occupe une grande partie de l’ouvrage de Delphine Edy. Enfin, on s’efforcera de résumer les principales notions théoriques avancées par l’essayiste pour traduire les renouvellements permis par le théâtre d’Ostermeier et regroupés sous les termes d’« autre face du réel ».
Ostermeier et le théâtre postdramatique : une querelle à dépasser
5Le théâtre postdramatique, souvent qualifié de post-brechtien, ne saurait être résumé par un abandon de la fable, par une destruction ou une déstructuration délaissant le politique. Cependant, c’est sans doute parce que le théâtre épique proposé par Brecht est, dans sa définition même, paradoxal que le théâtre postdramatique l’est également. En découle une difficulté à inscrire Ostermeier en opposition ou en adéquation avec l’une ou l’autre de ces formes qui ont souvent été opposées tout en entretenant des liens étroits. Selon Mireille Silhouette, convoquée dans son analyse par Delphine Edy :
[le] théâtre épique est en effet à l’articulation même de l’ancien et du nouveau, à la fois point « d’aboutissement de la dramaturgie classique » et expression de son « renouvellement », il ouvre une ère nouvelle, en clôt une autre. En ce sens, il constitue un point axial à partir duquel se définit le théâtre « postdramatique ». Paradoxe ultime, le théâtre épique deviendrait ainsi selon Lehmann le dernier bastion du théâtre dramatique (Silhouette, 2015).
6Le théâtre postdramatique se définirait ainsi par un paradoxe : la vision brechtienne du théâtre constituerait un point de départ, un fondement de l’esthétique postdramatique qui pourtant la rejette. En effet, selon Hans-Thies Lehmann ([2002], 2016, p. 44) : « Le théâtre postdramatique est un théâtre post-brechtien. Il se situe dans l’espace inauguré par la problématique brechtienne de la “présence” du processus de la représentation dans ce qui est représenté (art de monstration) et par sa demande d’un nouvel “art du spectateur”. »
7Dans cette nouvelle forme de théâtre, ce n’est pas un renouvellement de l’épique qui se joue mais bien une forme de dépassement. Cela passe, a priori, par l’éloignement de l’intrigue, de la « fable » au sens où Brecht l’entend en tant que « clé de voûte du théâtre » (ibid.). Le théâtre postdramatique s’inscrirait alors contre l’idée de Brecht défendue dans le fragment 23 du Petit organon pour le théâtre selon laquelle « le théâtre doit s’engager dans la réalité s’il veut avoir les moyens et le droit de fabriquer des reproductions efficaces de la réalité » (Brecht [1963], 2010, p. 26-27). La notion de réalité, dans le théâtre postdramatique, est mise en doute au même titre que la possibilité de la représenter. L’objectif n’est alors plus la reproduction, mais bien le surgissement d’un discours par la présentation d’autre chose sur le plateau.
8De là, la critique a souvent opposé le théâtre proposé par Ostermeier et les formes de théâtre postdramatique. En témoigne cette affirmation de Marielle Silhouette (2015) :
Dix ans après la publication de l’ouvrage de Lehmann, Thomas Ostermeier plaidait ouvertement, lors d’une conférence prononcée en 2009 dans le cadre du Studio Körber et la jeune mise en scène, pour un « théâtre réaliste » à même d’opposer une résistance aux formes déconstructivistes du théâtre postdramatique et de la performance.
9C’est de cette opposition que naît l’ouvrage de Delphine Edy qui propose, dans cette opposition radicale, une forme de nuance et un rappel des forces en présence. Partant du postulat qu’Ostermeier occupe une place singulière dans le paysage théâtral allemand contemporain, Delphine Edy met en avant ses singularités et notamment son utilisation de la narration, par le biais de la littérature classique et son appétence pour le réalisme à l’heure de la prédominance de certaines formes qui souhaitent le mettre à l’écart.
10En effet, le théâtre d’Ostermeier, s’il n’abandonne ni la fable ni la radicalité ou la frontalité de l’expression du politique par la scène, opère, malgré tout, un retour aux textes et avec lui une réelle « reconfiguration du réel » (p. 18) qui fait accéder à la fable par des biais radicalement nouveaux. Delphine Edy met donc au cœur de son ouvrage l’étude de la reconfiguration du réel qui, chez Ostermeier, a ceci de brechtienne qu’elle prend une forme scientifique et politique. Dans la préface qu’elle donne à l’essai de Delphine Edy, Valérie Dreville fait part ces termes de son expérience de jeu avec le metteur en scène : « Nous formions un laboratoire de comportements humains et nous en portions la responsabilité. Cela devenait un acte politique. Pour moi, c’était la première fois que j’envisageais la fonction de l’acteur sous cet angle, et j’en étais profondément bouleversée. »
11Le théâtre d’Ostermeier s’inscrirait à la frontière entre l’esthétique de Brecht et l’esthétique postdramatique, dans un espace de rencontre sans jamais être l’un ou l’autre. Cependant, la reconfiguration opérée de ces éléments, à partir d’une base littéraire et narrative constitue, malgré un rejet apparent du metteur en scène, une inscription dans le « post », dans le dépassement d’une esthétique figée et empruntée à Brecht et ainsi, de fait, dans une proximité avec le théâtre postdramatique.
Le réalisme en scène
12Delphine Edy, dans son ouvrage, envisage les œuvres du metteur en scène comme s’inscrivant « contre le naturalisme ou le réalisme capitaliste, pour un nouveau réalisme » (p. 42). Ce « nouveau réalisme » se veut conservateur d’un lien avec le pouvoir de signification d’une œuvre mais il pose la question de son inscription dans le présent et de son pouvoir politique. Ce qui fait politique, c’est la mise au jour de questionnements présents dans des textes anciens, dans des fables déjà établies. Ainsi, « “Symptôme d’une rupture”, Ostermeier est aussi le symptôme d’une génération qui veut retrouver du sens quand elle va au théâtre » (p. 24). Si les pièces du metteur en scène se fondent sur des éléments structurés et classiques, il n’en demeure pas moins que le metteur en scène y propose un questionnement transversal du réel : il interroge son sens, ses outils, sa matérialisation et toutes les instances de la mise en scène contribuent à cette interrogation.
13Dans cette logique de « reconstruction du réel, qui permet d’exprimer un point de vue sur le monde » (p. 38-39), plusieurs outils sont utilisés par Ostermeier et analysés par Delphine Edy. Le spectacle devient un ensemble d’éléments qui participent, chacun à leur endroit, de cette dynamique de déconstruction/reconstruction. Cela est rendu possible par le fait que les spectacles produits par Ostermeier sont de réelles re-créations ; ils relèvent de la réécriture voire de la production nouvelle : « Le spectacle théâtral doit donc être envisagé, à l’instar de la traduction, comme une “création seconde”, mais aussi comme une œuvre intermédiale, qui se situe dans un entre-deux entre le texte et la réalisation scénique » (p. 19) ; il s’agirait de « traduire dramaturgiquement le réalisme » (p. 127), et ainsi, d’en produire une forme nouvelle.
14Le fondement de chaque spectacle étudié ici se situant dans une autre œuvre, cela constitue une première strate de décentrement et de restructuration. Plusieurs outils sont présentés dans l’ouvrage comme relevant de nouvelles strates de décentrement et de création à part entière : la « concentration » sur des rôles, voire la fusion de certains personnages qui contiennent alors une multiplicité puissante et évocatrice, la « coupe », « procédé utilisé de manière systématique par Ostermeier » (p. 131), les ajouts, « l’ajout d’un prologue muet pour ouvrir la pièce [étant] devenu une marque de fabrique signée Ostermeier » (p. 134), ou encore le remodelage et le montage. En envisageant ainsi une restructuration du texte, Ostermeier propose, de fait, une restructuration du réel qu’il met en scène.
15Dans un même temps, le mouvement et le dynamisme permettent une mise en question du réalisme. En effet, Delphine Edy analyse un certain nombre d’éléments de mise en scène qui insufflent de la mobilité dans l’œuvre à l’instar du « plateau tournant » (p. 272) qui n’est pas « un simple élément scénographique » (p. 274) mais qui permet de convoquer simultanément une multitude de temporalité et de d’actions, et qui agrémente le réel, le multiplie. La multiplication du réel par le dynamisme passe aussi, chez Ostermeier, par l’utilisation de l’image et de la vidéo. Ces dernières ajoutent des dimensions de compréhension à l’œuvre en train de se jouer. En ce sens, Delphine Edy étudie également le jeu des acteur.ices et la scénographie dans son ensemble qui sont au service de ce renouvellement du réel par ajout de sens en questionnant « l’espace entre le texte et la mise en scène » (p. 155).
16Ces modes de représentation du réel renouvelés permettent de réenvisager des écrivains classiques, chers au metteur en scène, sans sombrer dans une esthétique poussiéreuse ou sclérosant leur sens. C’est le dispositif et le jeu qui guident le regard des spectateur.ices vers une lecture nouvelle dans des espaces qui accueillent un texte lui-même déjà producteur d’un sens nouveau. Tout cela permet de créer de manière radicale une œuvre renouvelée. Le texte original offre une trame pour que la scène participe au mieux à sa déstructuration/restructuration.
Le réel et son double
17Ce processus pourrait s’apparenter à celui de l’alchimie artaudienne dans l’idée d’une recréation à partir de l’existant. Chez Artaud, dans Le Théâtre et son Double, c’est parce que la comparaison avec l’alchimie entre en jeu qu’il peut théoriser la notion de « Double », également présente dans les analyses de Delphine Edy. Le théâtre résulte, au même titre que l’alchimie, de l’affirmation d’un objectif de réorganisation de la matière pour atteindre le sublime : il y a, en alchimie comme au théâtre, une idée d’agencement. La représentation doit « résoudre ou même annihiler tous les conflits produits par l’antagonisme de la matière et de l’esprit, de l’idée et de la forme, du concret et de l’abstrait, et fondre toutes les apparences en une expression unique qui devrait être pareille à l’or spiritualisé » (Artaud [1964], 2011, p. 80). Artaud souhaite créer une forme de spectacle qui puisse produire un langage nouveau pour faire accéder les spectateur.rices à une vision supérieure et renouvelée de la réalité. De là, au même titre que l’alchimie, dans son expression symbolique, est le double de la transformation de la matière, le théâtre « doit être considéré comme le Double non pas de cette réalité quotidienne et directe dont il s’est peu à peu réduit » mais d’une réalité plus profonde qui « n’est pas humaine mais inhumaine » (p. 74). Le Double est donc ce que le théâtre, dans sa forme nouvelle revendiquée par l’auteur, doit tendre à rendre visible. Le Double, c’est la réalité du monde tel qu’il est et non tel qu’il est présenté dans des représentations naturalistes et psychologisantes, il constitue en lui-même une « autre face du réel ». Cette dernière résulte de la création d’un langage nouveau, d’un nouvel agencement des arts et des gestes qui traverse cruellement, au sens agissant, le corps et la chair jusque dans leur matérialité.
18C’est précisément cet au-delà du réel et cette alchimie scénique que met en avant Delphine Edy dans le théâtre d’Ostermeier en décrivant tous les renouvellements proposés par le metteur en scène, notamment en termes d’agencement et de production de sens. Ainsi, elle présente son théâtre comme n’étant plus simplement post-brechtien mais également post-artaudien, dans un « à côté » des productions postdramatiques de son temps. Le double proposé par Ostermeier est en premier lieu le double du réel, mais également le double du théâtre en tant qu’il permet d’accéder à une « autre face du réel ».
19Apparaît ainsi une dimension nouvelle de l’œuvre du metteur en scène : par une nouvelle organisation de la narration, par la multiplication des temporalités concomitantes et par l’actualisation de structures et de fables passées, la possibilité s’ouvre à une « épaisseur supplémentaire qu’est la dimension spectrale » (p. 278) et à une forme de théâtre « intempestive ». Le double sens de cet adjectif utilisé par Delphine Edy pour qualifier le théâtre d’Ostermeier permet une synthèse de tous les éléments présents dans son analyse, il est à la fois question de temporalité — d’une théorie, d’une inscription dans des courants artistiques, d’un texte, de questionnements politiques — mais également de déplacement et d’inconvenance. En effet, le théâtre d’Ostermeier est à la fois un théâtre de questionnement de marqueurs esthétiques et politiques datés, de réactualisation d’interrogations politiques et de schémas narratifs ancrés, mais il est également une forme qui se déplace, qui s’inscrit dans un « hors de » et qui peut provoquer un certain dérangement en contrariant une trajectoire.