Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Juillet-août 2023 (volume 24, numéro 7)
titre article
Olivier Belin et Patrick Née

Yves Bonnefoy ou la poésie à l’œuvre. Entretien avec Patrick Née

Yves Bonnefoy or poetry at work. Interview with Patrick Née
Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques, éd. Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née & Jérôme Thélot. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2023, 1088 p., EAN 9782070149650.
Patrick Née, Yves Bonnefoy, critique et poésie. Paris : Hermann, coll. « Savoir Lettres », 2023, 239 p., EAN 9791037022455.

1Patrick Née est professeur émérite de l’Université de Poitiers. Spécialiste de la poésie française moderne et contemporaine, il a publié sur André Breton, René Char, Philippe Jaccottet ou Lorand Gaspar, ainsi que sur la problématique de l’Ailleurs et sur le genre de l’essai. Ses travaux se sont beaucoup tournés vers Yves Bonnefoy, auquel il a consacré plusieurs ouvrages, dont Poétique du lieu dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy ou Moïse sauvé (Presses Universitaires de France, 1999), Rhétorique profonde d’Yves Bonnefoy (Hermann, 2004), Zeuxis auto-analyste. Inconscient et création chez Yves Bonnefoy (La Lettre volée, 2006), Yves Bonnefoy penseur de l’image, ou les Travaux de Zeuxis (Gallimard, 2006), Pensées sur la « scène primitive ». Yves Bonnefoy lecteur de Jarry et Lely (Hermann, 2009), ainsi qu’Yves Bonnefoy. Du mouvement et de l’immobilité de Douve (avec Marie-Annick Gervais-Zaninger, Atlande, 2015). Il vient de publier Yves Bonnefoy, critique et poésie aux éditions Hermann, les Classiques Garnier annoncent en octobre la publication de Yves Bonnefoy, l’inconscient à l’œuvre, et il est co-éditeur des Œuvres poétiques d’Yves Bonnefoy dans la Bibliothèque de la Pléiade. Avec lui, ce nouvel entretien d’Acta Fabula salue la présence renouvelée d’un poète majeur de notre temps, et rappelle la capacité pensante de la poésie.

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2Olivier Belin. — L’édition des Œuvres poétiques d’Yves Bonnefoy dans la collection de la Pléiade est le fruit d’un long travail collectif, mais qui se veut fidèle aux intentions du poète. Certes, il n’est pas question ici d’un modelage du monument littéraire par l’auteur lui-même, comme dans le cas de Saint-John Perse qui fut le maître d’œuvre de « sa » Pléiade. Il reste qu’Yves Bonnefoy a pensé le volume en formulant son titre, en choisissant les textes qui le composent et en posant le principe de leur agencement chronologique. Comment l’édition scientifique du volume a-t-elle composé avec cette part, ou avec ce legs de l’auteur ?

3Patrick Née. — Hugues Pradier, directeur de la « Bibliothèque de la Pléiade », explique fort bien qu’il y a deux protocoles, selon que l’auteur est vivant ou mort. Dans le second cas, c’est à lui de décider de la composition du volume, en accord éclairé avec le responsable de l’édition qu’il a lui-même choisi ; mais dans le premier cas, c’est l’auteur qui est le maître d’œuvre de son volume : c’est bien en ces termes que, le 20 mars 2015, lors de la première réunion de travail autour d’Yves Bonnefoy dans le bureau d’Hugues Pradier, celui-ci s’exprimait à l’endroit du poète ; et il a tenu parole, une fois passé le 1er juillet 2016 où Yves Bonnefoy nous quittait, en conservant tout le dispositif que ce dernier avait déterminé.

4Quel était-il donc ? Il consistait en mesures de trois ordres. D’une part, il y aurait cinq co-éditeurs à égalité, sans une direction qui les coiffe — dispositif très rare dans la collection, où la plupart des équipes travaillent sous la houlette d’un ou d’une responsable — sans doute, de la part d’Yves Bonnefoy, s’agissait-il d’un reste d’utopie communautaire comme celle qui avait régi — toutes proportions gardées — les rapports des amis poètes au sein de L’Éphémère, qui n’eut pas non plus de directeur. D’autre part, la table des matières du volume serait organisée de façon strictement chronologique, ce qui modifierait un certain nombre des configurations qui avaient eu lieu au moment de la première édition, ou lors des diverses reprises ultérieures, comme nous le verrons plus loin. Enfin, dans la mesure où l’ensemble porterait le titre d’Œuvres poétiques, le choix d’y faire figurer trois types d’énonciations qui ne relèvent pas du vers acquerrait un relief tout particulier.

5Commençons par le dernier point. C’est ainsi qu’ont été intégrées toutes les proses poétiques ressortissant du nouveau genre forgé par l’auteur et nommé par lui récit en rêve (pour le distinguer de l’un des deux genres surréalistes par excellence du récit de rêve, tout en l’y apparentant, puisqu’il s’agit moins de la transcription d’un rêve nocturne que d’une rêverie éveillée, non moins révélatrice cependant de l’inconscient du rêveur). Cette dénomination n’ayant eu lieu qu’en 1987, lors d’un rassemblement qui ne pouvait qu’être défait par l’ordre chronologique du volume, elle s’est trouvée logiquement anticipée pour le premier recueil de récits de ce genre, Rue Traversière en 1977, sous-titré Récits en rêve, 1 ; l’expression devient le titre du deuxième rassemblement de dix ans plus tard, Récits en rêve, 2, où ne figure plus la reprise de L’Arrière-pays, et qui regroupe les textes de « Remarques sur la couleur » et de « L’Origine de la parole », ainsi que « Le Peintre dont l’ombre est le voyageur » et la première des « théologies en rêve », « Sur de grands cercles de pierre » ; enfin La Vie errante, en 1993, se voit à son tour sous-titrée Récits en rêve, 3. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de proto-récits en rêve : bien au contraire, l’auteur lui-même a considéré L’Ordalie ou ce qu’il en reste (récit composé de 1949 à 1952, puis détruit à l’exception des deux derniers chapitres, retrouvés et publiés dans le n°1 de L’Éphémère en 1967, et complétés d’une « Note » en 1974) comme le premier témoignage de ce type d’écriture ; de même, on peut penser que les deux récits évoqués puis révoqués dans L’Arrière-pays (« Le Voyageur » et « Le Sentiment inconnu ») sont de ce type – et du coup L’Arrière-pays tout entier, comme l’a prouvé son insertion dans l’édition composite de 1987. Il faut enfin signaler les deux jalons essentiels qu’ont été « Sept feux » et « Le Voyage de Grèce » (significativement renommé « Un rêve fait à Mantoue »), extraits du recueil d’essais de L’Improbable suivi d’Un rêve fait à Mantoue de 1980. 

6Deuxième type de textes intégrés au volume, l’essai métapoétique. Votre septième question portant sur la particularité et l’importance d’un tel choix, permettez-moi de réserver pour ce moment de notre entretien les considérations et analyses qui s’imposent à ce sujet.

7Enfin, troisième type de texte étonnamment accueilli au sein de ces Œuvres poétiques : un florilège des traductions d’autres poètes, chose qui n’avait encore jamais eu lieu dans la « Bibliothèque de la Pléiade », y compris lors du volume consacré à Philippe Jaccottet en 2014 – pourtant grand traducteur d’Homère, de Hölderlin, de Rilke, de Musil… Or, le vœu d’Yves Bonnefoy était formel : à ses yeux, ses traductions faisaient partie intégrante de son œuvre propre. Il suffit pour le comprendre de lire son rassemblement d’essais sur la question, La Communauté des traducteurs, paru en 2000 aux Presses Universitaires de Strasbourg : chaque entreprise de traduction fait rejouer, pour celui qui s’y risque, l’expérience vécue par le poète-source, en une proximité qui va au-delà de la critique de sympathie, et joue bien plutôt du principe d’Einfühlung ou d’empathie. Tous les poètes rassemblés dans cette ultime section, quels que soient leurs siècles et qu’il s’agisse de l’anglais ou de l’italien, ont donc entretenu avec leur traducteur un échange intime qui les réunit tous en une Sacra Conversazione avec lui. Du côté anglais, largement majoritaire, Yeats et ses Quarante-cinq poèmes ont rejoint Donne et Keats, ou Galway Kinnell qui fut lui-même le précoce traducteur de Douve ; et des onze tragédies et comédies de Shakespeare ou de ses Sonnets, un seul poème, « Phénix Colombe », porte indirectement témoignage, en une sorte de clin d’œil lancé au Phénix de Douve et d’Hier régnant désert. Pétrarque et Leopardi, plus tardifs, représentent l’amour de l’italien (appris, disait volontiers le poète, en lisant Dante) ; et ce sont deux femmes, Leonora Carrington et Emily Dickinson, qui ouvrent et ferment le ban, ce qui a son importance si l’on songe à la défense du féminin contre la loi du patriarcat, si active dans le cycle des grandes préfaces aux traductions de Shakespeare (de Juliette enfermée jusqu’à la mort en une image, à l’incomprise noblesse de Cléopâtre, de la répudiation de l’incomparable Hermione, dans Le Conte d’hiver, au féminicide de Desdémone).

8À propos de ces choix, l’équipe éditoriale, composée de proches du poète, tous avertis du sens profond qu’il accordait au mot « poésie », ne pouvait que les approuver. Elle a pu proposer un certain nombre de textes complémentaires, classés dans les treize rubriques « En marge » accompagnant un certain nombre d’œuvres, de Douve à L’Heure présente (prières d’insérer, quatrième de couverture, préface à une traduction étrangère, notes de présentation ou inédits, extraits de correspondances ou d’entretiens), qui ont été validés par l’auteur ; ainsi que plusieurs œuvres jugées par lui trop secondaires ou documentaires pour figurer dans le plan chronologique général, mais tout de même mises à disposition du lecteur dans la rubrique finale des « Appendices » (depuis « Un barrage d’oiseaux », texte de 1947 d’une écriture automatique d’ailleurs remarquable, au « Grillon » de 1975, en passant — entre autres — par la « Déclaration d’intention » de L’Éphémère en 1967). Le cas particulier du dernier des appendices — seul texte choisi non par le poète, mais par sa fille — sera traité plus loin.

9O. B. — Pouvez-vous nous dire comment Yves Bonnefoy percevait cette entrée dans la Pléiade : comme une consécration ? comme un testament poétique ? comme un risque de figement ? ou bien comme le pari de proposer, toujours, un nouveau livre ?

10P. N. — Tout en paraissant unique, votre question est en fait multiple, et mérite que chacune des pistes qu’elle ouvre soit envisagée.

11La Pléiade, pour Yves Bonnefoy, une « consécration » ? Je ne pense pas que ce soit en ces termes qu’il ait accueilli la proposition d’Hugues Pradier, ni que ce soit sous cette forme qu’il en ait ressenti le grand plaisir. Vous connaissez les deux narcissismes décrits par Freud : si le narcissisme primaire est indispensable à la constitution d’une personnalité équilibrée, et a fortiori pour la création d’une œuvre quelle qu’elle soit, en revanche le narcissisme secondaire constitue cet encombrant défaut qu’on entend en général sous ce terme, et dont le mythe ovidien dénonce la part mortifère. Pour tous ceux qui l’ont approché et connu, Yves Bonnefoy n’avait rien du narcissisme ordinaire, car il se vivait comme l’un des passeurs d’une force – la poésie – bien plus grande que sa propre personne. Autrement dit, la plus grande part du narcissisme secondaire était en lui brûlé au profit d’une œuvre qu’on pourrait qualifier de transnarcissique : et elle-même, si elle était comprise de ses lecteurs, ouvrait en eux à l’au-delà de leur propre « moi », de leur ego. Autrement dit, si la Pléiade pouvait « consacrer » quelque chose à ses yeux, c’était moins son œuvre comme réussite sociale, ou ce que la sociologie décrirait en termes de reconnaissance dans le « champ littéraire », que, tout simplement, la poésie dont elle se veut le témoin.

12Un « testament poétique » ? ou bien « un nouveau livre » ? Je joins ces deux interrogations, qui paraissent contradictoires mais possèdent un fond commun. Et c’est en effet dans ces deux sens qu’Yves Bonnefoy a pu considérer l’opportunité de cette édition de la Pléiade.

13D’une part, la fin de « l’avant-propos » le rappelle bien : depuis les années 2000, où il avait atteint ses quatre-vingts ans, et alors qu’il était parfaitement conscient de sa propre finitude, il n’avait pas cessé de mettre en ordre un grand nombre de textes plus ou moins épars. J’ai cité plus haut La Communauté des traducteurs, en 2000, accompagnant le regroupement des préfaces aux traductions de Shakespeare (dans Shakespeare et Yeats en 1998, puis dans Shakespeare : théâtre et poésie en 2014) ; parallèlement, La Communauté des critiques en 2010 réunit les hommages à ceux que leur geste critique rend frères du poète (Claude Pichois, Paul Bénichou ou Georges Poulet, et les proches que furent Gaëtan Picon, Jean Starobinski et John Jackson). N’oublions pas le double rassemblement des treize hommages de Dans un débris de miroir en 2006 (d’André Chastel à Jean Wahl ou Bachelard pour les maîtres, d’André du Bouchet à Claude Esteban pour les poètes, Alexandre Aspel ou Paul de Man pour les amis d’Amérique, Adrienne Monnier, Sylvia Beach et Diana Grange Fiori enfin) ; et des onze de Portraits aux trois crayons en 2013 (regroupant d’autres liens poétiques originaires, Dotremont, Lely, Henein et Dupin, ainsi que Lucien Biton et sa bibliothèque). Il a aussi accepté que de grands projets rêvés depuis toujours ne pourraient plus être réalisés, il leur substitue donc de plus modestes essais. À défaut de la grande monographie longtemps rêvée sur Piero della Francesca paraît, en 2006, La Stratégie de l’énigme qui fait le point sur un rapport au nombre (comme principe de composition en architecture ou peinture) échappant à la critique faite au platonisme. Du très grand intérêt pour les études médiévales, qui avait débuté dès 1951 avec la découverte de La Morte d’Arthur de Thomas Malory, et sa collaboration à l’édition de La Quête du Saint Graal sept ans plus tard, Le Graal sans la légende, en 2013, ferme le ban. Deux sommes sont consacrées à ceux de ses amis peintres qui l’ont le plus fidèlement accompagné : Farhad Ostovani en 2014, Alexandre Hollan. Trente années de réflexions, en 2016. Mais le plus remarquable consiste sans doute dans le regroupement des études consacrées aux deux poétiques qui l’ont accompagné tout au long de l’existence : Notre besoin de Rimbaud en 2009, Sous le signe de Baudelaire en 2011 (suivi, trois ans plus tard, de son complément, Le Siècle de Baudelaire). Cependant il ne s’agit-là que de la part essayiste de l’œuvre : mais le même mouvement anime la part poétique, avec le rassemblement de la plupart des écrits de la période surréaliste dans Traité du pianiste et autres écrits anciens en 2008, et surtout avec la préparation de l’Opera poetica publié par Mondadori en 2010 — c’est-à-dire le Pléiade italien, sur lequel j’aurai à revenir. Dans toutes ces publications, on observe donc une volonté de mise en ordre.

14Mais il y a mieux : le souci d’une transmission par-delà la mort qui va venir. Au cœur même de l’inspiration poétique, on peut dire que deux des plus grands poèmes de toute l’œuvre, qui ont donné leur nom aux deux derniers recueils poétiques, « L’Heure présente » en 2011 et « Ensemble encore » en 2015, ont une ambition testamentaire avérée. S’agissant de « l’heure présente », c’est d’abord un bilan qui est dressé, avec initial constat de la désertion du divin, passage en revue des tragiques héroïnes shakespeariennes (Vénus penchée sur Adonis mourant, Niobé « all tears » du massacre de ses enfants, Ophélie ou Desdémone), puis baudelairiennes (J.G.F., nouvelle Electre), comme autant d’images obsédantes, auxquelles succède l’appel vibrant aux amis disparus (« Reviens, Claude, reviens, Enzo, d’entre les morts ») et, dans la section suivante, le rappel de la mort du chien empoisonné de Dans le leurre du seuil qui accompagnait celle de Boris de Schloezer. L’auto-adresse, en III, à un « tu » autobiographique permet le passage en revue d’une vie (ainsi se revoit-il jeune homme dans sa chambre de banlieue), mais pour s’interroger sur la valeur de vérité du langage, et si « le phonème est corolle », c’est la fleur de tout bouquet qui se lève pour justifier la poésie — de sorte qu’à cette « heure présente » puisse être adressé ce vœu final : « Lègue-nous de ne pas / mourir désespérés. » (je souligne l’accent majeur de fin du premier hémistiche, qui détermine l’énergie d’un paradoxal et ultime espoir). Quant à « Ensemble encore », après reconnaissance des dettes dues aux maîtres passés ou présents que furent Plotin ou Jean Wahl, et d’autres dues aux poètes exemplaires que furent Lely ou Yeats ; après célébration d’une vie amoureuse d’où est née l’enfant du couple, c’est toute la troisième section, adressée aux « proches », aux « amis », aux « aimées », qui leur détaille le legs qui leur est fait ; legs à multiples dons, psychiques comme à la fois « la certitude inquiète » et son contraire qu’expriment les « mains confiantes » réunies en coupe, ou physiques comme la terre unie au ciel, le feu des feuilles sèches, l’eau au creux du ravin — c’est-à-dire non seulement la beauté du monde, mais encore l’intensité de sa présence ; et le négatif ne mérite pas moins d’être légué, « cendre entassée dans l’âtre éteint » ou « déchirure des rideaux ».

15Ces Œuvres poétiques une fois rassemblées, ne paraîtraient-elles pas, de fait, un « nouveau livre » pour son auteur, incluant jusqu’à sa dimension testamentaire ? Toute une vie d’écriture aboutissant à son étape finale, qui lui donne sens : ce qui n’avait cessé d’être affirmé dans les essais sur le plan métapoétique se réalisait ainsi pleinement dans l’existence réelle, lui conférant en retour une totale authenticité.

16Reste la question du « risque de figement » ; c’est-à-dire, pour un poète, celui d’être « arrivé » au double sens de ce terme : à la fois occupant une place en vue, et n’ayant plus rien à y faire. Yves Bonnefoy avait coutume de dire qu’il ne fallait à aucun prix s’asseoir sur le « siège périlleux », laissé libre à la droite du roi Arthur, autour de la Table Ronde — laissant donc entendre qu’aucun Galaad ne pourrait jamais rapporter le Graal et s’asseoir sur ce siège sans danger de s’y voir englouti. On peut y voir une transcription allégorique de son rapport au poème et à la poésie — laquelle échappe à toute tentative de prise et captation par quelque poème que ce soit. Tout poème est pour lui un essai au sens étymologique du terme, c’est-à-dire un ratage qui mérite d’être recommencé, ou la trace d’une quête qui n’aura pas de fin. Ainsi jamais le Graal du poétique ne pourra être possédé, ni permettre à un preux qui prétendrait l’avoir rapporté d’occuper sans périr ledit « siège périlleux ».

17O. B. — Le volume de la Pléiade accorde à chaque œuvre une notice substantielle qui rappelle ses circonstances, ses enjeux, sa situation dans le parcours d’Yves Bonnefoy, et qui fait état des différentes éditions, des prépublications et éventuellement des dossiers manuscrits. À cet égard, comment l’équipe éditoriale des Œuvres poétiques a-t-elle décidé d’user des archives et des avant-textes disponibles ?

18P. N. — Il faut d’abord préciser que c’est Yves Bonnefoy lui-même qui a souhaité mettre à la disposition de chacun des co-éditeurs tous les manuscrits qu’il avait conservés. De la même façon, il avait souhaité répondre aux questions qui lui seraient posées, concernant tous les éléments référentiels susceptibles d’éclairer le sens des textes édités. Je dois aussi ajouter qu’à partir de février 1996, sur les instances de Mathilde sa fille, il a acquis un ordinateur, sur lequel il a dorénavant travaillé ses textes ; de sorte que la réserve de manuscrits s’est trouvée asséchée pour la dernière partie de l’œuvre.

19Mais elle s’est révélée auparavant considérable. Si dans le cas de Douve peu de feuillets ont été conservés, par la suite Yves Bonnefoy a pris l’habitude de sauvegarder ses ébauches successives, allant jusqu’à totaliser trois mille feuillets dans le cas de son plus grand poème continu, Dans le leurre du seuil ; il s’en est expliqué dans un entretien avec Michel Collot paru dans la revue Genesis : ce souci de conserver n’ayant rien d’une rétention fétichiste, mais permettant une réouverture éventuelle du dossier, avec d’autres connexions possibles que celle qui fut à un certain moment décidée, en vue d’une prolongation, voire d’un renouvellement de l’œuvre éditée. Si l’expérience n’a jamais été tentée à l’égard d’aucun livre paru, en revanche elle a pleinement joué dans le cas du Désordre, seulement publié en 2004 alors que les premiers manuscrits remontent au début des années cinquante.

20Une fois répartis les manuscrits qui nous revenaient en fonction des œuvres que nous avions choisi d’éditer — pour ma part, ayant déjà travaillé un grand nombre de textes pour mes divers articles et ouvrages, j’ai privilégié la quasi totalité de l’œuvre finale —, il nous a fallu opérer une juste pondération entre la révélation des richesses d’un tel trésor inédit, et les contraintes de l’appareil critique en format « Pléiade ». Pour en donner la mesure, je livre ce souvenir personnel : la première présentation que j’ai écrite de La Vie errante (notices, note sur le texte et annotations au texte comprises), en utilisant largement tous les enseignements livrés par les différentes strates manuscrites que j’avais pu reconstituer, me dévorait à elle seule le tiers du nombre de signes qui m’était imparti pour rentre compte d’une dizaine d’œuvres… Il fallait donc choisir le plus significatif, qui entrerait en composition avec toutes les autres indispensables données (biographiques et référentielles, culturelles, intertextuelles ou intratextuelles) aptes à éclaircir le sens pour le lecteur, sous l’égide (mais seulement dans la notice) d’une vision interprétative la plus large possible.

21Mais ce choix avait également lieu dans tous les domaines — qu’il s’agisse de la prosodie du vers (sa scansion, son mètre, son euphonie), des précisions énonciatives, narratologiques ou rhétoriques, ainsi qu’à l’autre bout de la chaîne du sens, des considérations philosophiques, théologiques ou artistiques. Or, je dois souligner qu’une fois passée la frustration de n’avoir pu tout dire de ce qui venait sous la plume (ou plutôt le clavier), en ayant dû se limiter à ce qu’on jugeait l’essentiel, en fin de compte le résultat apparaissait bénéfique : introduisant clairement, pour un lecteur non nécessairement averti, à une poétique pour le moins complexe.

22Toutefois, le lecteur universitaire désireux d’en savoir davantage trouvera une description précise des divers éléments manuscrits conservés (nombre de chemises, notes manuscrites, dactylographiées ou mixtes, chronologie relative), ce qui constitue une base indispensable pour la recherche future.

23J’aimerais conclure sur ce point par la mise en évidence d’un inédit exceptionnel : une dactylographie d’une dizaine de pages intitulées « Notes en marge de l’Arrière-pays », probablement rédigées dans l’été 1971 au moment de la composition de cet essai majeur, retrouvées par Mathilde Bonnefoy dans les papiers de son père. En accord avec elle et avec Hugues Pradier, il nous a paru d’une qualité telle qu’il a été adjoint au volume, en position tout à fait finale. Non seulement il annonce de manière frappante l’ouverture du chapitre IV de L’Arrière-pays, dressant l’opposition de Tours à Toirac avant de glorifier l’arrivée dans ce nouvel Eden ; mais il comporte un épisode jamais révélé jusque-là, et tout à fait exceptionnel : celui de la visite d’une certaine « Maison Darles » inhabitée, apparue aux yeux de l’enfant qui s’y égare dans une chambre vide comme le lieu de la révélation ontologique du néant. Un tel texte tisse, avec quelques autres proses et poèmes affleurant tout au long de l’œuvre (du « Pont de fer » d’Hier régnant désert à la main hallucinatoire surgie au fond d’une malle, au grenier de Perambulans in noctem II), ce fil rouge qu’est l’incessant combat opposant le non-être à l’être.

24O. B. — Ces Œuvres poétiques proposent, à plusieurs égards, une recomposition du parcours éditorial d’Yves Bonnefoy. L’ordre chronologique adopté par le volume de la Pléiade vient défaire, ou du moins reconfigurer des regroupements antérieurs, que le poète avait en particulier construit au fil des livres parus la collection « Poésie » chez Gallimard. C’est ainsi, par exemple, que les Œuvres poétiques redistribuent l’association entre Les Planches courbes, Ce qui fut sans lumière et La Vie errante (2015), entre L’Heure présente, La Longue Chaîne de l’ancre et Le Digamma (2014), ou encore entre les « récits en rêve » rassemblés dans le volume Rue Traversière (1992), qui s’achevait sur L’Ordalie, désormais placé au début du volume de la Pléiade, à la date de sa rédaction. Peut-on dire que le volume de la Pléiade est la continuation d’un processus de composition et de mise en ordre entamé depuis plusieurs années ? Et quelle est selon vous la physionomie particulière donnée à la poésie d’Yves Bonnefoy par ces Œuvres poétiques, en regard par exemple de L’Opera poetica publiée chez Mondadori en 2010 ?

25P. N. — De fait, le choix d’un ordre chronologique strict a entraîné l’éclatement d’un certain nombre de publications antérieures, dont il faut cependant souligner qu’elles n’étaient pratiquement jamais, pour toutes leurs composantes, les publications originales, mais déjà des reprises partielles regroupées avec d’autres éléments pour leur part inédits. Et puisque vous évoquez l’exemple préalable de L’Opera poetica paru chez Mondadori en 2010 dans la collection « I Meridiani » (calquée sur la Pléiade française), il est intéressant de constater qu’il y a eu là comme une répétition générale qui a sans doute permis l’affirmation de choix plus radicaux, cinq ans plus tard.

26Car on y reconnaît bien un souci d’ordre chronologique, mais contrarié par d’autres choix qui priment sur lui. L’organisation générale est en effet celle d’un modèle tripartite, fondé sur un principe générique : d’abord « Poesie », puis « Prose poetiche », enfin « Scritti sulla poesia ». Outre le fait qu’on repasse donc, d’un genre à l’autre, par toute la succession des époques, au lieu — comme dans les Œuvres poétiques — de juxtaposer chronologiquement les différents genres pour obtenir une vision cohérente de l’évolution de l’œuvre, la table des matières qui en résulte génère certaines bizarreries, dont on peut penser que le chantier ultérieur a souhaité les éliminer. C’est ainsi que Rue Traversière E Altri Racconti In Sogno (de 1977), classé dans le deuxième genre, apparaît bien après La Vita Errante (de 1993) qui, pour sa part, parce qu’elle comporte des poèmes en prose et en vers en plus de ses propres récits en rêve, émarge bien plus haut dans la première catégorie, inversant du même coup l’ordre des associations et renvois d’un recueil à l’autre. On a vu plus haut comment l’édition de la Pléiade a doublement réglé le problème : d’une part, tout y est poésie, des vers aux récits en rêve ; d’autre part, ceux-ci figurent à leur date de première publication (1977, 1987 et 1993), présentés sous l’intitulé rhématique de Récits en rêve 1, 2 et 3.

27Vous faites allusion aux regroupements tardifs de recueils republiés chez Gallimard en collection de poche, « Poésie », et qui se trouvent inévitablement défaits par l’ordre chronologique adopté ; mais c’est au Mercure de France que les volumes en question ont d’abord paru, et c’est à partir de ces premières publications au Mercure que le raisonnement doit être tenu. J’ai déjà fait allusion à l’éclatement du volume de 1987 publié sous le titre Récits en rêve, qui en consacrait l’expression, et qui rassemblait, avec les fictions plus ou moins récentes des « Remarques sur la couleur » et de « L’Origine de la parole », L’Arrière-pays lui-même, alors dépourvu de ses illustrations, et Rue Traversière. La perspective était d’autant plus anthologique qu’y figurait aussi la reprise de L’Ordalie (retrouvée et parue dans le n°1 de L’Éphémère en 1967), à laquelle vous faites allusion : en tant que proto-récit en rêve, et déclaré comme tel dans l’importante « Note » qui lui avait été adjointe lors de sa republication en livre d’artiste, avec des eaux-fortes de Claude Garache, chez Maeght en 1975.

28Il était donc bien légitime de déconstruire cette sorte de perspective éditoriale, l’anthologie ; et ce fut aussi le cas de Poèmes, paru au Mercure en 1978 (puis en 1982 en « Poésie/Gallimard »), qui rassemblait les quatre premiers livres de poésie, Douve, Hier régnant désert, Pierre écrite et Dans le leurre du seuil, avec pour sorte d’introduction Anti-Platon (délesté de son dernier paragraphe d’allégeance au surréalisme), et l’intercalation de l’importante litanie de « Dévotion ». Il s’agissait alors de dresser les solides piliers à partir desquels la suite de l’œuvre pourrait déployer son architecture. Mais en 2015 la perspective n’est plus du tout la même ; et de ce point de vue, on peut soutenir que la stricte organisation chronologique fait de ces Œuvres poétiques le dernier opus de leur auteur ; et celui-ci ne renie rien de tout son parcours, où tout prend sens selon l’enchaînement des périodes successives.

29Ainsi, c’est au Cœur-espace dans sa version complète de 1945 (qui a dû attendre 2008 pour être imprimée) que revient l’honneur de commencer le volume, suivi des autres productions de la courte, mais décisive, période surréaliste : Anti-Platon y perd son statut de commencement absolu, mais il y gagne celui, plus juste, de transition capitale vers une nouvelle poétique. La leçon apprise lors de la seconde réédition d’Hier régnant désert en 1978 (qui, à deux variantes près, a restitué la version initiale de 1958 qu’avait abrégée et profondément modifiée sa reprise, en 1970, en « Poésie/Gallimard ») — c’est-à-dire la reconnaissance de chaque étape au long d’une évolution signifiante — s’est en quelque sorte généralisée au bénéfice des Œuvres poétiques.

30Il est enfin frappant de constater à quel point l’ensemble ici réuni pour la première fois en un seul volume présente de cohérence interne en dépit des incessantes innovations qui l’animent. L’avant-propos insiste à juste titre sur ce paradoxe d’une œuvre qui ne cesse de renouveler ses formes jusque dans le grand âge de son auteur : n’invente-t-elle pas, dans les toutes dernières années, le poème-théâtre qui juxtapose de pures voix sorties de nulle part sinon, directement, de l’inconscient ? Et cela, tout en relevant le défi du sonnet, mais utilisé pour une raison inverse de celle qu’on attendrait : non comme modèle de perfection formelle, mais comme matrice de ratures, variantes et corrections qui, là encore, forceraient l’inconscient à se manifester. Or, cette puissante dynamique n’est pas seulement créatrice de formes qui ne cessent de se renouveler : elle déploie ce qui est en germe depuis le départ, elle ne cesse de nouer échos et correspondances, et la somme des références intratextuelles mises en notes tout au long de cette édition en est la preuve aussi constante que manifeste.

31O. B. — L’ordre chronologique adopté par les Œuvres poétiques appelle une tentative de périodisation, geste critique que Daniel Lançon et vous-même proposez au fil de votre avant-propos. Vous distinguez ainsi cinq grandes étapes : une première période liée au surréalisme ; puis un dégagement poétique et critique acté à partir des « Tombeaux de Ravenne » et de Du mouvement et de l’immobilité de Douve, tous deux parus en 1953 ; le tournant des années 1970 ouvre une période « centrale » où poésie et critique se réapproprient les questions de l’image ou de l’ailleurs tout en proposant des formes singulières comme le récit en rêve ou l’essai autoréflexif ; l’élection au Collège de France en 1981 marque un moment de reconnaissance et d’épanouissement ; enfin la période du grand âge concilie un regard rétrospectif et réflexif sur l’œuvre passée, et l’exploration de formes nouvelles (poème-théâtre, auto-analyse). Selon vous, comment ce parcours personnel s’est-il articulé avec l’histoire récente de la poésie, de ses formes, de ses idées ? Peut-on classer Yves Bonnefoy parmi une génération ou dans un moment particulier de cette histoire ? Ou n’y a-t-il pas chez lui quelque chose d’intempestif, au sens nietzschéen du terme ?

32P. N. — Cher Olivier, ce sont six périodes et non pas cinq que distingue l’avant-propos : il ne faut pas oublier, en effet, celle de l’enfance — nous aurons plus loin l’occasion d’y revenir. Il y eut là la toute première matrice de la vocation poétique, avec une mère-Isis initiant son enfant aux signes du livre princeps, l’abécédaire : cette première Bible poétique révélant non seulement l’adéquation des mots aux choses, mais la participation de chaque mot-chose au tout d’un monde encore indifférencié. Passée la petite enfance, il y eut à la fois les lectures inspiratrices, et leur imitation dans une pratique précoce d’écriture. Ainsi Racine découvert dans les petits classiques de Suzanne, la sœur aînée de neuf ans, entraînant l’écriture d’une tragédie, Don Carlos ; ainsi Hugo lu en anthologie (Morceaux choisis de Victor Hugo, Poésie, Librairie Delagrave, 1930) et marquant son jeune lecteur de sa révolte contre l’injustice ; ou l’exemple héroïque du stoïcisme de Vigny (« Moïse », « La Mort du loup »). Mais il ne faut pas moins compter avec le bouleversement qu’ont opéré de simples fictions écrites « pour la jeunesse », fascinantes aux yeux de l’enfant de dix ans : Dans les sables rouges (récit longuement relaté et commenté à la fois dans L’Arrière-pays et dans L’Écharpe rouge), ou La Porte rouge — rouge elle aussi, et de la même « Collection Printemps » (« L’Irlande est un pays charmant » y prononce en première page le jeune héros d’une voix rauque, raucité qui signalera dorénavant l’imminente irruption de la présence).

33De fait, la présentation de type historique de l’avant-propos laisse entendre que, pour Yves Bonnefoy, l’œuvre n’était nullement séparée de la vie. Comment aurait-elle pu l’être, puisqu’elle affirmait avec force que nous disons je et qu’ainsi nous nous engageons dans notre parole, qui de surcroît se trouve nécessairement adressée à autrui, tout en se reliant métonymiquement au réel référentiel vécu : à cet en-dehors du signe qu’est le monde, et cela dans l’espoir de retrouver la communication plénière que connaissait l’enfant avec le fameux « indéfait » ou « Un », qui serait la poésie même ?

34Autrement dit, pour répondre à votre question, allons droit à son but : oui, l’œuvre d’Yves Bonnefoy peut être dit intempestive au sens nietzschéen du terme, si l’on considère qu’elle s’est élaborée en une époque de contestation frontale d’un grand nombre de ses éléments constitutifs. Le linguistic turn issu d’une lecture d’ailleurs tronquée voire faussée de Saussure (dont le Cours de linguistique générale, qui servit de Bible, est le fruit du réarrangement de collègues formalistes qui en ont détourné le sens) postulait la coupure du signe (limité à l’association arbitraire d’un signifiant et d’un signifié) d’avec son référent, dès lors passé aux oubliettes ; le versant lacanien de la psychanalyse proclamait l’inconscient structuré comme un langage — et un langage répondant à cette norme linguistique ; la description sociologique de la littérature analysait en termes de lutte pour le pouvoir symbolique ou réel la constitution d’une œuvre, n’y voyant plus qu’une carrière parmi d’autres. Depuis le début des années cinquante — là même où débutait le jeune Yves Bonnefoy —, ces sciences humaines monopolisaient l’attention, et déterminaient du même coup en retour la vision que pouvait avoir de la poésie un certain nombre de ceux qui s’en réclamaient.

35La tentation pour eux était grande, puisque tout élan lyrique paraissait voué à l’inauthenticité d’un masquage des pulsions inconscientes ou des désirs de reconnaissance sociale, de se barricader derrière la coupure du signe d’avec ces référents interdits ou honnis. Dresser en atout la perte du référent : il suffisait d’absolutiser l’objet textuel, de le travailler comme un artisan ingénieux, d’en faire un produit design à la mode d’une société qui s’apprêtait à tout consommer. Il est clair que la conception d’Yves Bonnefoy — du ratage du poème dans la quête à toujours recommencer de la poésie — s’y opposait radicalement.

36Néanmoins, rien ne serait plus faux que d’imaginer un Bonnefoy en naufragé isolé sur son île déserte. L’exemple de la revue L’Éphémère suffit à en donner un flagrant démenti, dans son opposition frontale à l’évolution, à partir de 1964, de la revue Tel quel, si représentative du courant dominant de l’époque ; et même si L’Éphémère a bien porté son nom, en ne paraissant que de 1966 à 1972, elle est suivie (sur un mode, lui, classique) par la revue Argile dirigée par Claude Esteban ; et en réalité une importante communauté de poètes ne s’est absolument pas reconnue dans la norme Tel quel et ses refus. Pourquoi parlais-je d’un « mode classique » ? C’est que L’Éphémère, faisant exception en cela, n’avait pas de directeur, obligeant ses rédacteurs à adopter à l’unanimité tous les textes qu’ils publieraient : bel exemple, alors, d’une communauté d’esprits (André du Bouchet, Jacques Dupin, Gaëtan Picon, Louis-René des Forêts, ensuite Paul Celan, voire Michel Leiris), ou à tout le moins du désir utopique qu’elle existât, montrant bien qu’il s’agissait là d’un milieu où s’enracinait la singularité d’Yves Bonnefoy.

37O. B. — La lecture linéaire des Œuvres poétiques d’Yves Bonnefoy donne l’impression d’une ouverture croissante à la prose : prose de l’essai, de l’autoanalyse, du souvenir, de la critique d’art ou de littérature. Non que le vers soit délaissé — il occupe une place importante dans L’Heure présente ou dans Ensemble encore — mais il semble que l’écriture poétique le déborde de toutes parts ; dans L’Écharpe rouge, l’« idée de récit » sur laquelle revient ce livre final se présente sous la forme de « suites de vers » qui sont autant de « fragments » surnageant d’une plongée dans l’inconscient. Pensez-vous qu’à sa manière, Yves Bonnefoy ait ainsi tendu à répondre au vœu baudelairien d’une « prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience » ? Pensez-vous également qu’on pourrait relier cette ouverture à la prose au fait que pour Yves Bonnefoy, « la poésie est métonymie bien plus que métaphore », comme il l’écrit dans L’Écharpe rouge (p. 1173) et comme vous le rappelez dans votre ouvrage (p. 158-160) ?

38P. N. — Vous soulevez l’importante question des rapports de la prose et du vers dans la création d’Yves Bonnefoy. Mais je ne vois pas bien les raisons qui vous font penser qu’il y aurait, au fil de l’œuvre, « ouverture croissante à la prose ». Car elle est là dès l’origine, en alternance avec le vers, comme en témoigne la période surréaliste : si Le Cœur-espace est, disons, en versets, Traité du pianiste qui suit immédiatement est bien en prose, ainsi qu’Anti-Platon ; certes une prose « poétique », de l’ordre du poème en prose, mais une prose tout de même. On sait que Du mouvement et de l’immobilité de Douve provient, in nucleo, d’un récit, Rapport d’un agent secret, abandonné pour cause d’évolution allégorique des personnages — l’un deux s’appelant « Douve », et devenant le support d’une tout autre inspiration, d’ordre poétique. Remarquons d’ailleurs que le « Théâtre de Douve » de 1949 est en prose, et que la première section du futur livre, également intitulée « Théâtre », alterne systématiquement prose et vers.

39Cependant il ne faudrait pas confondre poésie en prose et récit de fiction : lorsque vous évoquez la « prose poétique, musicale sans rythme et sans rime » souhaitée par Baudelaire, il me semble qu’elle concerne, à l’évidence, le poème en prose tel qu’il se forge dans Le Spleen de Paris, comme un équivalent du poème en vers (ce que confirment les doubles des Fleurs du mal, « Un hémisphère dans une chevelure », « l’Invitation au voyage » ou « L’Horloge »). Mais la suite de la célèbre dédicace à Arsène Houssaye, où il est question que cette prose « s’adapt[e] […] aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience », vous fait plutôt penser, me semble-t-il, à ces sortes de récits qui, chez Bonnefoy, mobilisent par le moyen d’une rêverie très poussée, et bien proche du rêve éveillé, les forces de l’inconscient : n’est-ce donc pas de ce dernier que se préoccupe, en réalité, votre question ?

40Mais précisément : parallèlement à Douve, de 1949 à 1951, s’écrit le récit de L’Ordalie, qui trente-sept ans plus tard sera reconnu comme le premier des récits en rêve, marquant ainsi, par rapport à la « Note de 1974 » qui l’accompagne lors de sa seconde édition, un pas de plus dans la légitimation : il n’est plus seulement ce qui témoigne d’une fascination pour l’imaginaire qu’il serait hypocrite de censurer, ou dangereux de refouler ; mais il se fait l’expression du désir inconscient, dans toute sa nécessité. Certes, « Le Voyageur » reconstitué et déchiré au sein de L’Arrière-pays, puis « Le Sentiment inconnu » subissant le même sort deux chapitres plus loin, semblent n’avoir été ressuscités que pour être offerts en un ultime sacrifice à la seule divinité qui soit en poésie, celle de l’existence ici et maintenant, s’écoulant au sein d’une finitude assumée. Toutefois, bien des années plus tard, L’Imaginaire métaphysique reviendra sur cette pulsion d’Ailleurs, cette « névrose » de l’imaginaire, en ne prétendant plus vouloir l’éradiquer à tout prix : lui reconnaissant la même nécessité que celle du rêve, au point qu’il lui paraîtrait plus dangereux d’en manquer que d’en être à nouveau assailli.

41De sorte que — et là, je vous rejoins — c’est en relation à la source inconsciente que le récit en prose, dès lors qu’il est aussi « en rêve », trouve sa profonde justification, au même titre que le vers lui-même issu de cette source profonde. Et l’on dispose, dans les dernières années, de deux auto-analyses remarquables, la première (dans Deux scènes et notes conjointes en 2009) à partir d’un récit en rêve, la seconde (dans L’Écharpe rouge en 2016) à partir de fragments en vers : les deux étant, au même titre, dépositaires d’un sens crypté dont le déchiffrement conduit à de remarquables progrès dans la conscience de soi du sujet.

42En revanche, je ne crois pas du tout que la rhétorique profonde d’Yves Bonnefoy fasse un lien entre prose et métonymie d’un côté, métaphore et poésie en vers de l’autre : il faut bien voir que les classifications couramment admises en rhétorique n’ont ici plus cours. L’étonnante promotion de la métonymie à laquelle procède le poète (il a recours à la qualification de « métonymie poétique » pour la distinguer de son usage courant) apparaît avec la plus grande clarté dans de superbes analyses des plus beaux poèmes des Fleurs du mal, comme par exemple « Le Balcon ». Il s’agit pour lui de mettre en évidence le lien entre la scène évoquée, et l’expérience qui en a été antérieurement vécue ; la contiguïté, principe de cette figure, ne met donc plus en contact un élément verbal avec un autre qui le figure, mais elle relie cet élément verbal à l’événement référentiel hors-langage. Ce type de métonymie se fait donc l’instrument par excellence de l’union des mots et des choses, qui constitue l’utopie même de la poésie ; il n’est donc nullement question pour elle de servir de principe organisateur de proses descriptives, par glissements successifs de leurs signifiants. Et si la métaphore n’apparaît plus comme la figure reine de la poésie, c’est qu’elle ne fait que remplacer un mot par un autre, en un système d’images en miroir, vrai piège de l’imaginaire.

43O. B. — Les redéploiements du vers et de la prose ne sont peut-être que l’écume d’une question plus fondamentale : celle d’un déplacement des frontières du poétique. Déplacement que ces Œuvres d’Yves Bonnefoy, précisément, dessinent en incorporant à leur sommaire des écrits qui relèvent plutôt de la critique d’art, de la poétique ou de l’autobiographie. L’une des singularités du volume consiste à cet égard dans la présence d’essais ou de conférences sur la poésie intercalés dans la succession des recueils, comme les deux sections intitulées « Textes » (1951-1967 et 2000-2016) ou comme La Présence et l’Image, leçon inaugurale du poète au Collège de France (1981). Le poème n’est donc plus seulement doué d’une portée critique — phénomène récurrent depuis Baudelaire —, c’est le geste critique qui ouvre à la poésie une voie/voix alternative au poème. Cette extension de la poésie à la réflexion sur ses conditions de possibilité n’est-elle pas l’un des ressorts explorés par votre essai Yves Bonnefoy, critique et poésie ? Je pense en particulier aux pages intitulées « Critique et poésie, même combat ? » (p. 132-140).

44P. N. — Votre remarque sur l’intégration d’un choix d’essais sous la couverture d’un volume d’Œuvres poétiques soulève, de fait, une question essentielle ; vous me permettez de compléter ce que j’indiquais en introduction, où je ne faisais que citer le cas de l’essai parmi les trois types de textes atypiques qui se trouvaient réunis aux poèmes proprement dits.

45Certes, dans l’immense production essayiste de l’auteur, depuis le premier Improbable de 1959 jusqu’à L’Inachevé posthume en 2021, les huit essais retenus dans la Pléiade ne sont là que comme quelques témoins d’une activité tout à fait considérable ; mais ce dont ils témoignent surtout, c’est d’une alliance entre poésie et critique tout droit provenue de Baudelaire : toute poésie authentique comportant sa dimension critique, et la critique elle-même devenant sœur de la poésie, en ce qu’elle en combat les dérives possibles — ces chimères de l’imagination —, en même temps qu’elle en affirme les catégories de pensée et la valeur de vérité. Deux sections les rassemblent, de part et d’autre de l’essai majeur qu’est la Leçon inaugurale du Collège de France prononcée en 1981.

46D’une part, « Textes 1951-1967 » compte cinq textes fondateurs : une fois révolue la période surréaliste, « Sur le concept de lierre » en 1951, et « Les tombeaux de Ravenne » en 1951-1953, mettent en évidence l’empire indu que s’est arrogé le « concept » sur la langue (« Une aire dans le langage lui appartient. Elle vicie mon entreprise », p. 160) ; alors que toutes nos expériences sensorielles et émotionnelles, et jusqu’à la perception de notre finitude incluant hasard et mort – c’est-à-dire tout ce qu’il s’agit d’exprimer en poésie – lui échappent (« Y a-t-il un concept d’un pas venant dans la nuit, d’un cri, de l’éboulement d’une pierre dans les broussailles ? », p. 163). Et dès « Les tombeaux de Ravenne », puis en 1957-1959 dans « L’Acte et le Lieu de la poésie », surgit la notion capitale de « présence », qui à elle seule caractérisera sans doute toute la poétique de l’auteur.

47Qu’est-ce que la présence, pour lui ? C’est la révélation de l’apparaître même du monde en un tout organique qui est l’Un (« On touche dans le sensible l’unité profonde de tout. Et l’Un, précise Plotin, est liberté absolue… », p. 171), tel qu’il est spontanément envisagé par l’enfant/infans, celui qui ne parle pas encore la langue du concept. Toute la question est alors, pour le poète, d’« atteindre à la présence dans le langage » (p. 184), lequel n’en est pourtant qu’une représentation ; et c’est toute la dialectique de représentation et présence qui entre en jeu, par recours à des mots qui seraient comme des « trouées » (p. 195) déchirant le voile de la représentation pour une vue soudaine sur ce qui la précède et l’excède. D’où le célèbre incipit de la conférence prononcée au Collège de Philosophie de Jean Wahl en 1957 : « Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir » (p. 176) — l’espoir étant celui d’atteindre à la présence au sein de la représentation, et qu’elle s’établisse par les mots du poème ou par les lignes et couleurs de l’art (lequel s’affirme tout autant partie prenante de la poésie pour Bonnefoy). Le court texte de « La seconde simplicité », en 1959, le montre bien en faisant de l’art baroque celui qui sait « courber l’Idée à cette présence absolue […] que nous aimons dans la pierre » (p. 200). Toutefois, on n’aura garde d’oublier la modalisation de ce « presque » qui creuse une distance entre l’espoir de la présence et sa réalisation dans les mots ou les arts, faisant de la poésie une quête toujours relancée de poème en poème, comme autant de traces de son passage. Quant à « La poésie française et le principe d’identité » en 1965, cet essai tente de mieux cerner les ressorts d’une expression possible de la présence en poésie française, comparée à l’anglaise : celle-ci se trouve déterminée, du fait de l’empirisme de sa langue, à multiplier les divers aspects du réel, quand celle-là n’a souci que d’essentialisation et d’abstraction ; de là l’efficace poétique, en français, de grands mots simples comme « pierre » (plutôt que « brique ») ou « boire » (plutôt que « siroter »), qui seront ultérieurement qualifiés par le poète de « grands signifiants » (dans une lettre à Howard L. Nostrand qui n’a pas été retenue dans le volume).

48D’autre part, vers la fin de la table des matières, la section « Textes 2000-2016 » comprend deux essais récents : « L’Enjeu occidental de la poésie » en 2000, et « La Poésie et la Gnose » en 2016. L’un et l’autre actualisent en fait, de vingt à vingt-cinq ans plus tard, deux des enjeux essentiels de La Présence et l’Image, cette Leçon inaugurale qui reste le sommet de la réflexion métapoétique de l’auteur.

49Yves Bonnefoy y prenait en compte tout d’abord les acquis des sciences humaines (depuis les années cinquante) — linguistique structurale saussurienne, sociologie littéraire, psychanalyse —, en en reconnaissant l’intérêt quant à la mise en cause des naïvetés romantiques concernant le sujet, son autonomie, sa conscience, son langage ; mais il soulignait vite que c’était d’abord aux plus avancés des poètes, tel Rimbaud avec son « Je est un autre », que revenait la primeur des mises en cause d’une « poésie subjective » dénoncée comme telle. Il en appelait alors à un dialogue qui ne pourrait qu’être fécond entre poésie et sciences humaines. Ainsi la réorientation de la linguistique qu’opérait Émile Benvéniste, non plus comme structure de la langue mais comme énonciation du sujet dans son dire, rejoignait-elle la responsabilité retrouvée du « Je » (distinct du « moi ») dans sa parole, telle que l’attestait La Présence et l’Image.

50Or, un quart de siècle plus tard, le constat tombait d’une tout autre situation de la poésie, littéralement oubliée par les disciplines d’un concept décidément triomphant (philosophie et sciences humaines mêlées), et disparue du même coup des médias dits « culturels » autant que des débats de société.

51L’autre grande question de la « gnose », apparue dès la période de formation où le jeune poète suivait l’enseignement d’Henri-Charles Puech au Collège de France et lisait les textes gnostiques (Valentin, Basilide ou la Pistis Sophia), est abondamment débattue dans L’Arrière-pays dans l’acception particulière qu’il lui a conférée : son dualisme absolu, radicalisant celui de Platon, fait de l’univers où nous avons à vivre la création ratée d’un mauvais démiurge, et c’est de cette terre d’exil qu’il nous faudrait nous évader à tout prix pour rejoindre le principe divin ; d’où l’appropriation suivante, énoncée dès l’incipit de L’Arrière-pays : l’application du système dualiste à la pensée du lieu — ici comme un exil et ailleurs comme un paradis —, active à chaque carrefour de l’espace et du temps, avec son choix d’un chemin dans un cas, d’un destin dans l’autre qui, sitôt choisis, s’inverseraient en regret de n’avoir pas pris l’autre voie, dès lors fantasmée comme celle du salut. Or, si L’Arrière-pays en démonte les mirages, presque un demi-siècle plus tard l’ultime essai en reconnaît la paradoxale nécessité : comme si c’était ce combat contre l’Ailleurs qui donnait tout son sens à l’acceptation de l’Ici.

52Et je vous remercie de faire allusion à l’essai que j’ai publié en même temps que la sortie du Pléiade, avec l’espoir qu’il aiderait les lecteurs à se repérer de manière claire et efficace dans la poétique et la métapoétique d’Yves Bonnefoy, les deux ayant toujours été intimement liées par lui, d’où ce titre associant à égalité critique et poésie. Quant à l’intitulé d’une des sections du livre, « Critique et poésie, même combat », au ton quelque peu provocateur, il paraphrase deux formulations successives du poète-penseur : « Poésie et histoire, même combat » (dans Goya, les peintures noires, en 2006), puis « Université, poésie, même combat » (dans l’avant-propos à La Communauté des critiques, quatre ans plus tard). Non sans de solides raisons, toutes rassemblées dans ce dernier volume d’hommages aux grands critiques ses amis. Ainsi de Claude Pichois dont les livres « font que le travail de l’historien peut devenir […] poésie », puisque « la poésie, c’est cela, qui est de dégager la présence, en tous cas la désigner » — présence de l’être Baudelaire, de l’être Nerval, comme ressuscitée par la trouvaille de documents, de lettres, de situations d’existence et d’établissement philologique des textes ; ainsi de Jean Starobinski pour qui, « [c]omme la poésie, l’histoire peut se vouloir résurrection », ou de Paul Bénichou « tent[ant] d’accéder à réalité plus pleine, je dirais même à résurrection » lui aussi. Ce Lazare sorti de ses bandelettes, c’est le poème restitué à l’acte de poésie comme présence.

53O. B. — Dans le parcours poétique d’Yves Bonnefoy, un livre semble donner le la : Du mouvement et de l’immobilité de Douve, publié en 1953. Dans son essai liminaire aux Œuvres poétiques, Alain Madeleine-Perdrillat parle à cet égard d’un « livre fondateur » (p. xxxii), celui qui marque « son entrée “publique” en poésie » (p. xxxiii). Avec une tout autre perspective, l’essai récent de Michel Murat1 retient également Douve comme moment d’une restauration de la haute poésie face aux perspectives critiques de Sartre ou de Blanchot. Sur un plan plus anecdotique mais éminemment symbolique, c’est Douve, encore, qui marque l’entrée d’Yves Bonnefoy au programme de l’agrégation de lettres 2016. La parution des Œuvres poétiques n’est-elle pas aussi l’occasion de replacer ce livre dans un cheminement antérieur et postérieur, et d’inviter le lecteur non-spécialiste à entrer dans la poésie d’Yves Bonnefoy par d’autres seuils — je pense notamment à L’Arrière-pays, ou encore à L’Heure présente, que vous commentez dans Yves Bonnefoy, critique et poésie ?

54P. N. — De fait, la réception critique de Douve est tout à fait exceptionnelle ; permettez-moi d’en reprendre quelques points que j’ai pu préciser, à partir des travaux de mon ami Daniel Lançon, dans l’ouvrage que nous avons consacré à ce livre fondateur, Marie-Annick Gervais-Zaninger et moi, au moment où il a été mis au concours de l’agrégation de Lettres que vous rappelez (p. 32-35, sur les dix pages traitant de sa « Première réception »).

55Douve a retenu en effet presque immédiatement l’attention de la communauté critique, allant des plumes les plus accréditées par leur organe d’expression — Émile Henriot critique littéraire du Monde, André Rousseaux du Figaro littéraire, Luc Estang de La Croix  aux esprits les mieux avertis : Maurice Nadeau, l’auteur reconnu de L’Histoire du surréalisme (1946) et Maurice Saillet, le spécialiste de Jarry, animateur avec Adrienne Monnier de la Maison des Amis des Livres rue de l’Odéon, et co-fondateur avec le précédent des Lettres nouvelles – les deux invitant dès 1953 le jeune poète au comité de rédaction de la revue ; Albert Béguin, l’auteur de L’Âme romantique et le rêve (1937, 1946), ou Pierre Schneider, le futur auteur du monumental Matisse, collaborateur de Critique, etc.

56Unanime dans l’éloge, cette réception introduit d’emblée le nouveau venu au Panthéon de la poésie française (alors qu’à tout juste trente ans, il est parfaitement inconnu du public, ses plaquettes surréalistes antérieures n’ayant été tirées, de façon confidentielle, qu’à quelques exemplaires). Maurice Nadeau, second intervenant (dans L’Observateur d’aujourd’hui n°187 du 10 décembre 1953), donne le la : il « pense à La Jeune Parque, à Maurice Scève, parfois à Pétrarque et, au passage, à Michaux. Il faut remonter jusqu’à Rimbaud pour trouver cette alliance parfaite de la sensation ou de l’idée avec l’image, ce jaillissement un instant pétrifié, ces éclairs durables, cette impression poignante de beauté, ce caractère d’évidence ». Émile Henriot (dans sa chronique du Monde du 7 avril 1954) reprend la liste : il situe le jeune poète « à égale distance de Rimbaud et de Valéry, il y a en lui du Maurice Scève, du Nerval, du Maurice de Guérin ». Luc Estang (dans la Revue de la Pensée française d’avril 1954), déclare qu’« une nouvelle planète vient d’apparaître au ciel poétique, dans la constellation baudelairienne, où gravitaient déjà Mallarmé et Valéry ». Au nom de la reconnaissance d’une « poésie métaphysique », Albert Béguin (dans le n°96 de la Gazette de Lausanne du 24-25 avril 1954), n’hésite pas à sauter par-dessus le XIXe siècle pour relier Douve directement aux XVIe et XVIIe siècles : les « derniers Renaissants », certains des « baroques » qu’a si bien commentés Jean Rousset, « un Sponde, un La Ceppède, ou cet extraordinaire Chassignet ». Pierre Schneider, qui est un ami personnel, reconnaît lui aussi que le livre s’inscrit « dans la tradition de la poésie dite "métaphysique", celle des Sponde, Chassignet, La Ceppède, Donne, Marvell » (dans le n° 83 d’avril 1954 de Critique) ; mais, à l’encontre du spiritualisme de Béguin, il en conteste à juste titre les présupposés d’évasion loin de notre réalité incarnée.

57La référence à Valéry est souvent invoquée ; et pourtant Maurice Saillet, dès novembre 1953 (dans son grand article fondateur du n° 9 des Lettres nouvelles, qui paraît le premier), s’il reconnaît que « [d]epuis La Jeune Parque il n’est sans doute pas d’ouvrage de poésie qui témoigne d’une ambition plus vaste et mieux fondée », ne manque pas d’opposer les deux œuvres : de l’une à l’autre, « il y aura tout ce qui sépare l’expérience [...] de la pure gymnastique verbale ». Et Luc Estang, à son tour, estime avec profondeur que les « frémissements intérieurs » des deux poètes « s’exercent en sens inverse l’un de l’autre. Chez Valéry, c’est l’émotion de l’intelligence qui déborde, descend jusqu’à la sensibilité. Chez Bonnefoy, l’émoi, d’abord sensoriel, monte jusqu’à l’intelligence qui s’en empare ».

58L’autre allégeance est au contraire féconde : il s’agit du rapport à Jouve, d’abord mis en évidence par Jean Rousselot (dans Les Nouvelles littéraires du 31 décembre 1953) : « Yves Bonnefoy affirme — dès son titre — un “baroquisme” nocturne et torturé qui fait penser à Pierre Jean Jouve, grand précurseur de l’élucidation, par l’image poétique, des zones obscures de la conscience ». Même intuition de la part donnée à l’inconscient chez les deux auteurs, en mars 1954, pour le critique belge Louis Guillaume (dans le n°3 du Journal des poètes de Bruxelles) : « Il est certain qu’Yves Bonnefoy […] exploite un filon sous-jacent dans le subconscient à la façon ténébreuse, mystique et sensuelle de Pierre Jean Jouve, ce très grand poète ».

59Mais indépendamment de cette totale consécration journalistique, qui s’étend de décembre 1953 à la fin de 1954, Douve a immédiatement rencontré son public : l’achevé d’imprimer date du 24 juin (jour anniversaire de l’auteur), et les cinq cents exemplaires du premier tirage sont déjà épuisés à la fin de l’été — ce qui nécessite à l’automne un second tirage, selon le témoignage du poète qui en avait gardé une satisfaction profonde.

60Lui-même, d’ailleurs, a toujours considéré qu’il s’agissait de son entrée majeure en poésie ; il en a donné une preuve décisive dans le traitement accordé à « Théâtre de Douve », écrit et paru en 1949 mais toujours considéré par lui comme ne participant de la révolution poétique opérée par Douve même. À ses yeux, il ne s’agissait nullement (en dépit de la troublante ressemblance des titres) d’une première version de la section « Théâtre » qui ouvre Douve — au point de rejeter en 2015 ce texte en appendice (p. 1351-1354) au lieu de le joindre à la section « En marge » associée au recueil. Car le nom de « Douve » y jouait encore le rôle d’un personnage dans une histoire, au lieu d’apparaître ce signifiant flottant (une « case vide » est-il confié à John Jackson, p. 88) — hors de toute psychologie et de toute narrativité — allégorisant le mixte d’absence et de présence de la poésie même au cours de son double et incessant combat de la vie contre la mort ou de l’être contre le néant, que poursuit le « je » lyrique sans jamais parvenir, de poème en poème, à l’arraisonner vraiment.

61Cependant, vous avez tout à fait raison de penser qu’il existe d’autres entrées dans les Œuvres poétiques pour le lecteur qui veut en faire la découverte. Pour ma part, j’en verrai deux. En accord avec vous, L’Arrière-pays serait la première — ce fut d’ailleurs tout simplement la mienne, dans l’éblouissement de sa lecture alors que j’avais un peu plus de vingt ans, y reconnaissant une disposition imaginaire dont j’avais déjà violemment ressenti la déchirure (ainsi à dix-sept ans, le long de ce rio di San Trovaso, à Venise, sous un soleil de plomb alors que l’autre rive, son église et son campo se détachaient sur le noir d’encre de l’orage qui allait exploser, dans le partage comme foudroyant du lieu entre les deux pôles de l’ici et de l’ailleurs). Et parmi les amis qu’ultérieurement j’ai rencontrés autour d’Yves Bonnefoy, j’ai pu constater qu’ils constituaient deux sous-familles : ceux qui étaient entrés par Douve, et les autres par L’Arrière-pays. J’expliciterai plus loin, en réponse à votre dixième question, à quel point l’essai de 1972 constitue comme une seconde naissance de l’auteur — celle de l’auto-réflexivité de l’œuvre comme principe d’écriture ; de sorte qu’il entraîne dans son sillage un grand nombre d’autres textes dont il se fait, en quelque sorte, le porte-drapeau — tout en achevant de nouer un grand nombre des fils qui ont depuis le départ tramé la toile de l’œuvre (qu’il s’agisse de la question du lieu, de celle de l’image, du rêve ou de l’inconscient).

62Mais on ne saurait négliger une troisième et magistrale porte d’entrée : c’est L’Écharpe rouge. Vous avancez l’hypothèse de « L’Heure présente », le grand poème de 2011, à partir de l’analyse que j’en ai proposée dans mon essai : c’est sa nature testamentaire qui vous y conduit très certainement, en partage avec « Ensemble encore », comme il a été dit plus haut. Mais voyez la particularité temporelle de L’Écharpe rouge : achevé à la fin de 2015, le livre s’enrichit d’un huitième chapitre sur épreuves en mars 2016, soit quatre mois avant la mort ; or, son statut d’ultime opus s’inverse en vision rétrospective embrassant toute une vie, qui s’interroge sur les premiers liens d’amour – ceux qui unissent le sujet à ses figures parentales, mère et père — comme décisive constitution ontologique de l’être même ; et l’on sait par ailleurs que l’inconscient se conjugue toujours au présent. La structure même de l’œuvre— plusieurs énigmatiques fragments d’un poème qui n’arrivera jamais à s’achever, jusqu’à la décision prise, cinquante ans après, non de le poursuivre mais de l’interpréter — illustre parfaitement le principe de l’auto-analyse, dont il constitue le dernier et plus parfait chaînon d’une longue chaîne (« Dévotion », « Sept feux », L’Arrière-pays, Là où retombe la flèche, « L’agitation du rêve » et « La barque aux deux sommeils », « La Maison natale », Deux scènes et notes conjointes, Le Lieu d’herbes, « L’Heure présente », et jusqu’à « Ensemble encore ») : c’est en quoi le lecteur — qu’il soit averti ou novice — peut fort bien entreprendre d’ouvrir le volume à la page 1085, et commencer par cette fin qui réinitialise toute l’entreprise de soixante-dix ans d’écriture et de pensée.

63O. B. – Votre essai rappelle les grands principes et les grandes catégories qui guident la poétique d’Yves Bonnefoy. Parmi eux, certains ont été régulièrement défendus et illustrés par le poète : la critique de l’Image (mais non des images), le choix de la présence contre la représentation, la lutte contre les fascinations de la gnose ou contre le figement du concept, la possibilité de creuser notre lieu sans céder aux nostalgies de l’Ailleurs… D’autres positions me semblent plus diffuses, ou moins connues, et votre livre les ressaisit pour en montrer l’importance. Trois exemples me viennent en tête : la problématique du désir, avec sa dimension charnelle et sexuelle ; la défense du féminin, perceptible dans la lecture de Shakespeare et de Marceline Desbordes-Valmore ; le lien intime établi entre la poésie et l’enfance — âge de l’infans où l’écran du signifié, du « concept », ne serait pas encore venu occulter la continuité du signe avec son référent. Pourriez-vous éclairer l’originalité d’Yves Bonnefoy sur ces points ?

64P. N. — Votre choix de ces trois problématiques me paraît judicieux, même si, de mon point de vue, je leur joindrai deux autres questions qui ne me semblent pas moins peu ou mal comprises.

65D’une part, la manifestation de la transcendance dans la seule immanence (ce qui a donné lieu à tant de lectures gratifiant, ou au contraire suspectant le poète d’un spiritualisme religieux qui lui était pourtant étranger, et dont il n’a cessé de se défendre avec la plus grande netteté).

66D’autre part, l’opposition radicale entre poésie et idéologie, qui découle certes de la critique du concept, elle bien connue, mais qui prend des proportions considérables dans l’assainissement ou, au contraire, la perversion de la vie affective, sociale et politique. L’œuvre de la maturité s’en saisit dans les essais avec une force de dénonciation exemplaire, faisant de la réflexion métapoétique d’Yves Bonnefoy une pensée en réalité engagée dans la quête de la vérité personnelle et collective (en un sens tout à fait contraire à celui de Sartre, puisqu’il s’agit non de la constitution d’une idéologie militante, mais de sa lucide et nécessaire déconstruction). On ne saurait trop dénoncer les ravages que produit la réponse fantasmatisée de l’idéologie aux angoisses du présent, tant sur le plan des relations qu’elle fausse entre les personnes, que sur celui de ses manifestations dévoyées dans l’espace public ; et de ce point de vue, oui, l’œuvre d’Yves Bonnefoy est aussi une pensée d’assainissement du politique.

67Mais venons-en aux trois points que vous soulevez, et tout d’abord à cette question du désir qui est souvent indument occultée, voire, si elle ne l’est pas, faussée quant à son rôle et à sa complexité propre. Là aussi, il faut soutenir que la poésie d’Yves Bonnefoy ne cesse de donner la parole au désir, au sens le plus direct du mot qui implique sa composante sexuelle. La dimension érotique y est omniprésente, et ce n’est pas un hasard si les deux premiers grands poètes fréquentés et admirés ont été deux maîtres en la matière : Gilbert Lely d’une part — sans doute le plus érotique des poètes de notre langue, ce qui lui a valu le relatif ostracisme dont il continue d’être l’objet, en dépit de la publication de ses Poésies complètes en 1990 au Mercure de France, sous l’active incitation d’Yves Bonnefoy qui les a, de plus, préfacés (« Crier le nom », cinquième des études qu’il a consacrées à son ami). Et n’oublions pas que Lely est le premier des grands dédicataires d’« Ensemble encore » — lui qui « aimai[t] à dire qu’est "fracassante" / La parole insensée de la poésie » (p. 1027). Et d’autre part Pierre Jean Jouve, si averti de la part inconsciente de l’éros et de son rôle dans le phénomène créateur, auquel le huitième chapitre de L’Écharpe rouge rend un vibrant hommage, rajouté sur épreuves comme on l’a déjà vu, pour qu’avec justice tous les comptes soient rendus.

68Pour ma part, j’ai toujours été très frappé de l’érotisme profond de la parole d’Yves Bonnefoy — sous-jacent comme un feu qui court sous la braise. Ainsi en va-t-il à mes yeux du poème d’ouverture de La Pluie d’été, en 1999, « Les rainettes, le soir » (p. 695-696), précisément parce qu’il n’a l’air de rien. Je me rappelle qu’à sa première lecture (c’était dans un aéroport, je revenais de voyage), j’avais aussitôt perçu en un éclair sa charge sensuelle, à l’énoncé de ces vers de sa première section, d’apparence anodine : « Et rouge était le ciel / Dans les verres vides ». Car ils étaient suivis de ceux-ci : « Prenaient ou non nos mains, / La même abondance », de sorte que ces mains impliquaient un couple, ces verres avaient été généreusement bus par lui, le rouge du ciel y prenait la relève de celui du vin, et affichait ainsi la couleur d’un désir partagé. Avais-je eu tort de projeter sur cette paisible nature morte une scène de communion amoureuse ? Mais la seconde section m’en confirmait aussitôt le bien fondé : « Ils s’attardaient, le soir, / Sur la terrasse / […] / Et si nue devant eux / Était l’étoile, / Si proche était ce sein / Du besoin des lèvres / Qu’ils se persuadaient / Que mourir était simple » – menant l’éros à son comble, jusqu’à absorber thanatos, son pôle opposé.

69Vous l’aurez remarqué ; c’est une notation météorologique qui, utilisée quasiment comme une hypallage, enflamme l’ensemble de la scène sous son feu céleste : « Et si nue devant eux / Était l’étoile ». Or, il s’agit là d’une constante du poète, qui lui permet de peindre l’étreinte des corps humains dans leur ardente nudité, sous les apparences d’une transmutation cosmique qui la magnifie. Ainsi, dans « L’Heure présente », III (p. 977) : « Tu regardes vivre le soir. Le ciel, la terre / Nus, allongés sur leur couche commune. » Ce ciel et cette terre — Ouranos et Gaïa aussi bien — agissent à l’instar de l’homme et de la femme, et c’est la noblesse de l’amour humain qui sert de modèle à une relation cosmique devenue soucieuse de l’indispensable respect de la terre : « Il se penche sur elle, prend sans ses mains / Sa face respectée. »

70Insisterai-je sur la reconnaissance qui devrait être faite de Dans le leurre du seuil comme l’un des sommets du véritable érotisme en poésie française ? (J’entends par-là ce qui refuse de se couvrir des oripeaux de la gaillardise ou du libertinage, stéréotypes poétiquement inassimilables). L’amour partagé d’un couple, au cœur d’un lieu élu (Valsaintes, dans les Alpes de Haute-Provence), y joue le rôle de la basse continue au sein d’une grandiose partition fuguée. Le sujet lyrique ne va pas cesser d’invoquer sa compagne, par la caresse d’abord (« Regarde / La main qui prend le sein, / En reconnaît la forme, en fait saillir / La douce aridité », p. 368), par le baiser ensuite (« Dans la bouche qui veut / D’une autre bouche », p. 371 ; « Je te touche des lèvres, / Mon amie », p. 380 ; « Et quand je bois l’eau tiède où furent tes lèvres, / C’est comme si le temps cessait sur les miennes », p. 383), par la chambre partagée (« Flamme / Notre chambre de l’autre année, mystérieuse / Comme la proue d’une barque qui passe », p. 388 ; « Nous avons donc dormi : je ne sais combien / D’étés dans la lumière », p. 397), et enfin par ce qu’y font les amants (« Retrouvons-nous, prenons / À poignées notre pure présence nue / Sur le lit du matin et le lit du soir, / […] / Portons-nous l’un vers l’autre comme enfin / Chacun toutes les bêtes et les choses », p. 391-392). Aux évocations de la vie simple, où c’est au puits que l’on puise l’eau, s’ajoutent celles de la vie amoureuse ; si c’est bien le feu profond de l’éros qui commande à l’apparition de la fille de Pharaon drapée d’« étoffe rouge » (p. 373-374), a fortiori c’est lui encore qui illumine la scène où, « dans la glace au tain déchiré » de la « chambre de l’été », se reflète l’aimée du poète qui l’y voit « Redéfaire lointaine le vêtement / Rouge de ces années » (p. 413).

71Il me semble que si cette composante essentielle à toute création qu’est le désir dans son origine sexuelle n’a guère été retenue en ce qui concerne Yves Bonnefoy, c’est sans doute du fait d’une mauvaise interprétation d’un certain nombre de déclarations de sa part, à propos de l’égoïsme de l’éros, qui ne songerait qu’à se satisfaire aux dépens d’autrui, traité en objet et non pas en sujet ; autrui dont, le cas échéant, ce comportement prédateur n’aurait nulle compassion, alors que c’est à ce critère décisif que s’identifie l’authenticité de l’altruisme amoureux. L’opposition souvent mise en avant s’est faite à partir de la lecture d’un traité d’Anders Nygren de 1930, Éros et Agapè, entre ces deux pôles de l’acte d’aimer — l’un intéressé à la conservation de soi, l’autre totalement désintéressé, identifiés pour le premier au paganisme, pour le second au christianisme (Anders Nygren était un théologien suédois luthérien, devenu ensuite évêque de Lund). C’était négliger bien d’autres déclarations où, clairement, se voient dialectisés les rapports entre la part d’éros et celle d’agapè. Le poète se sentait vraiment l’ennemi du dolorisme sacrificiel, qui n’entrait en aucune façon dans sa conception de l’agapè. Ce qu’il visait, c’était — comme il l’affirme dès 1970 dans Rome, 1630, son chef-d’œuvre en histoire de l’art — « la fusion de l’éros et de l’agapè, cette tâche de l’Occident ». Et poétiquement la chose est merveilleusement dite dans le douzième fragment des « Nuées » de Dans le leurre du seuil : « Désir se fit Amour par ses voies nocturnes / Dans le chagrin des siècles ; et par beauté / Comprise, par limite acceptée, par mémoire / Amour, le temps, porte l’enfant, qui est le signe. » (p. 406) Où l’on voit que l’issue de la conversion du Désir-éros en Amour-agapè n’est autre que la conception et la naissance de l’enfant.

72Je reprendrai plus loin l’originalité avec laquelle Yves Bonnefoy a entendu traiter cette question fondamentale du rapport de la poésie à l’enfance, pour passer sans attendre au deuxième volet de votre tripartition, celui de la défense du féminin, face à la demande sexuelle masculine dès lors qu’elle s’adresse à l’autre comme sujet, doué de son propre désir ; et de plus, il s’agit là d’un essentiel combat à mener contre l’idéologie, dès lors qu’elle pervertit le premier des rapports humains, celui qui relie l’homme à la femme et inversement, au nom d’un patriarcat mortifère. Les analyses les plus fortes, consacrées aux différentes héroïnes shakespeariennes en butte à la violence gratuite d’hommes possédés par leurs fantasmes de jalousie (Léonte du Conte d’hiver ou Othello), d’impuissance (Iago), de fausse virilité (Octave et ses Romains), ou à l’Angélique de l’Arioste affirmant son désir pour Médoro (comme l’éprouve aussi Cléopâtre pour Antoine), n’avaient certes pas à paraître dans les Œuvres poétiques ; il faut donc espérer qu’un autre volume, consacré aux essais, permette ultérieurement une juste représentation de tous les aspects de l’œuvre immense du poète-penseur. D’ores et déjà cependant, le lecteur peut s’en convaincre au détour de maints poèmes ; je n’en citerai qu’un – c’est de nouveau « L’Heure présente » : où l’on reconnaît les héroïnes flouées comme « Niobé all tears » évoquée à l’acte I de Hamlet (cruellement meurtrie dans tous ses enfants morts sous les impitoyables flèches d’Apollon), Ophélie que la folie possède en lieu et place de son parjure amant (« Ta robe s’ouvre, / L’eau noire te pénètre, des courants / T’emportent »), Desdémone la pure, promise au sacrifice, associée à la chanson du saule de sa servante Barbara (« Willows, willows… »), ou l’aimée de Baudelaire, Jeanne Duval, que celui-ci protégea sous l’anonymat de ces énigmatiques initiales, « J. G. F. » (selon l’étude de 2005 reprise dans Sous le signe de Baudelaire), associée quant à elle à l’incipit du « Portrait », la pièce xxxviii des Fleurs du mal (« La maladie et la mort font des cendres / De tout le feu qui pour nous flamboya », p. 971). Et à l’opposé de ces graves dysfonctionnements de la relation entre l’homme et la femme, dont celle-ci se trouve toujours être la victime désignée, voici un tout autre régime de l’échange entre les sexes, où il n’est pas question que l’un des deux impose à l’autre sa puissance prédatrice : le poète y évoque « La voix / Qui se porte, essoufflée, au-devant d’une autre / Et riante désire son désir, / Anxieuse de donner plus que de prendre. » (p. 977).

73Le fruit de l’union de l’éros et de l’agapè, c’est l’enfant : « Le ciel, un lit défait, une naissance », résume de manière saisissante Dans le leurre du seuil (p. 385), dont la dernière section, « L’Épars, l’indivisible », s’écrie : « Oui, par l’enfant // Et par ces quelques mots que j’ai sauvés / Pour une bouche enfante » (p. 415). Il n’y a là nulle allégorie : Mathilde, la fille du poète, vient de naître en mars 1972, et l’un des passages les plus émouvants d’« Ensemble encore » en relate, avec un mélange unique de franchise et de pudeur, la conception, puis la venue au monde : « Je me souviens. / La nuit avait été le bel orage / Puis, aux corps en désordre / L’acquiescement complice du sommeil. / Au jour l’enfant est entré dans la chambre. » (p. 1030). C’est bien dans les gestes de l’amour qu’une autre vie a pris forme, comme l’exprime la fusion de deux thèmes (l’un plastique, l’autre poétique), celui des célèbres mains jointes de Dürer (de 1508, à l’Albertina de Vienne – mais affranchies de toute symbolique religieuse), et celui de la coupe offerte dans un célèbre poème de Wang Wei, poète Tang du viiie siècle : « Et nos mains se cherchant, se trouvant, s’aimant, / Nous avons façonné une autre vie. / La coupe est née de seulement nos paumes / Se frôlant, se heurtant, se chevauchant / Dans cette glaise, le désir, dans aimer, ce vœu. » (p. 1029).

74Et qu’est-ce que l’enfant pour le poète, sinon celui qui, « Plus avant que l’étoile / Dans ce qui est », se trouve situé au cœur même de l’être (en quasi finale de « Deux couleurs », Dans le leurre du seuil, p. 381). Déplaçant l’image théologique de l’enfant-roi christique portant d’une main l’insigne royal du globe terrestre, le poème poursuit ainsi : « Se baigne simple l’enfant / Qui porte le monde », donnant à entendre qu’il perçoit la création tout entière comme un autre liquide amniotique, au sein duquel il se baigne « simple », c’est-à-dire avec la perception de la profonde unité du tout. S’il est l’infans, cela ne signifie pas qu’il reste en-deçà de la parole, mais qu’il se trouve encore préservé de la langue du concept, ou du moins de sa complète entreprise de mainmise sur le langage. La preuve en est l’initiation qui est la sienne, dans les pages illustrées de l’abécédaire, aux mots fondamentaux en tant qu’ils désignent les choses sans en dénombrer les aspects, ni que soit altérée l’indivise intuition première de l’Un. De sorte qu’une étonnante formule comme celle qui surgit au final de la « Nouvelle suite de découvertes » de Rue Traversière : « On est le fils de son enfant, c’est tout le mystère » (p. 458), s’explique ici doublement. « Car nous sommes bien proches, et l’enfant / Est le progéniteur de qui l’a pris / Un matin dans ses mains d’adulte et soulevé / Dans le consentement de la lumière », assure « Le tout, le rien » I de Début et fin de la neige (p. 636), l’enfant faisant revivre à son père sa propre enfance en une remontée de l’écoulement du temps. Mais si le père est poète, une autre inversion s’impose : l’Un et sa « présence » qu’il s’efforce de retrouver, ne les sent-il pas entièrement, en permanence, à la disposition de l’enfant ? Et c’est à ce modèle qu’il souhaite s’identifier pour tenter d’y parvenir.

75O. B. — Les points précédemment évoqués pourraient se rattacher à une certaine topique surréaliste, réorientée et reconfigurée par Yves Bonnefoy. De manière plus profonde encore, le poète semble avoir prolongé, durant les trente dernières années de sa vie, un dialogue critique avec le surréalisme en accordant une importance croissante à l’inconscient, sous la forme du rêve, du souvenir-fantasme, de la persistance des images et surtout de l’auto-analyse. À certains égards, on a l’impression que des textes comme Deux Scènes et notes conjointes (2009), Le Lieu d’herbes (2010) ou L’Écharpe rouge (2016) prennent la relève — au sens de succession comme de dépassement — du Breton de Nadja, des Vases communicants ou de L’Amour fou. À la lumière de vos travaux sur ces questions2, comment comprenez-vous la place de l’auto-analyse dans le travail poétique et critique d’Yves Bonnefoy ?

76P. N. — Qu’il y ait eu, tout au long de la vie du poète, une allégeance continue à certains fondamentaux du surréalisme me paraît une évidence, trop souvent négligée ou occultée par une partie de la critique, qui a généralisé à tort la part des griefs adressés à ce mouvement dans l’entretien avec John Jackson sur le surréalisme, de 1976, et la lettre qui s’en est ensuivie quatre ans plus tard. En réalité, Yves Bonnefoy est toujours resté fidèle au caractère disruptif de l’image surréaliste, en tant qu’elle transgresse l’emprise du concept sur la langue, d’une part — et du fait de son origine largement inconsciente, d’autre part. Il faut bien voir que, dans sa génération, il a beaucoup plus pratiqué l’image comme indispensable médium que ses contemporains, devenus méfiants à son égard (comme Philippe Jaccottet), voire hostiles — tout en alertant sur ses dangers, et pratiquant la critique de l’image dans l’image.

77En ce sens, le surréalisme faisait jalon entre « le culte des images » baudelairien (sa grande et primitive passion) ou rimbaldien (les merveilleuses images regardées au travers des vitres encore ruisselantes par les enfants en deuil), et la pratique critique telle que la souhaitait le poète. C’est précisément à ce propos que se formule le grand reproche adressé au surréalisme : celui d’accueillir, comme bois flotté échoué par l’incessant ressac sur la grève, tout ce que peut charrier l’inconscient, sans qu’aucun examen critique n’ait été appliqué à l’écriture automatique en question.

78Et en ce qui concerne la mise en évidence du rapport à l’inconscient dans l’inspiration poétique, à l’admiration première pour Breton s’était jointe, dès la fin des années quarante, celle pour Jouve (fréquenté plus tard, à la suite de Douve, en 1953) — Jouve l’auteur d’« Inconscient, spiritualité et catastrophe », l’avant-propos de 1933 à Sueur de sang, bien mieux averti (par Blanche Reverchon sa femme, l’une des premières traductrices de Freud en français) que ne pouvait l’être Breton de la découverte freudienne.

79Dans ces conditions, peut-on parler d’une importance croissante accordée au fil de l’œuvre à la question de l’inconscient ? Assurément non ; car dès Le Cœur-espace en 1945, qui recourt partiellement à l’automatisme surréaliste, c’est à cette source que le poète reconnaît avoir puisé ; de sorte que c’est à partir de là qu’il date son vrai départ en poésie, dans l’important entretien accordé en 2000 à Maria Silva da Re, intitulé « Un début d’écriture » (repris dans Traité du pianiste et autres écrits anciens en 2008). Ce qu’il avait auparavant écrit, à l’adolescence, réuni sous l’intitulé trop ambitieux de Ruptures d’univers (resté inédit), n’avait de rupture que le titre, tout en continuant d’assurer la continuité d’un discours « se pli[ant], dit-il, à un sens que j’avais présent à l’esprit, telle une donnée première que je voulais que le poème pût dire » ; alors qu’avec Le Cœur-espace, continue-t-il, « [c]e discours-là s’effaçait maintenant devant des mots, dans des phrases, dont la signification m’était pour une grande part inconnue […] : précisément la parole de l’inconscient, dont l’écriture automatique surréaliste faisait entrevoir le possible, bien que ce fût en le censurant ». Et j’ai pu consacrer à Douve un article mettant en évidence le jeu des forces inconscientes dans sa composition (« Sur l’inconscient créateur dans Douve », Textuel, Hermann, 2015).

80Vous n’aurez pas manqué, cependant, d’avoir relevé cette étonnante formule à propos de la censure : car ce qui censure l’expression de l’inconscient pour Yves Bonnefoy, c’est ce dont Breton assurait qu’il la libérait au contraire, c’est-à-dire l’écriture automatique en tant qu’elle tente, dans sa notation sans rature, de prendre de vitesse le mécanisme du refoulement. Pour Bonnefoy au contraire, il s’agit de « raturer outre » en ne se contentant pas du tout-venant se pressant sous la plume, comme le montrent plusieurs poèmes qui en thématisent le geste (« Le dieu Glaucus » dans La Vie errante, p. 656 : « Je barre les quelques mots, je refuse » ; le septième poème de « La Maison natale » des Planches courbes, p. 728 : « J’aurai barré / Cent fois ces mots partout, en vers, en prose, / Mais je ne puis / Faire qu’ils ne remontent dans ma parole »), ainsi que la « Note liminaire » de Raturer outre, mince plaquette aujourd’hui incluse au début de L’Heure présente : l’adoption de la forme sonnet, avec ses dures contraintes prosodiques, permet de « déconstruire » « ce que l’on croit savoir et désire dire », en « découvrant, par en dessous, d’autres strates. Un trobar sur les cordes du langage » (p. 987).

81Toutefois, il est clair qu’il y a bien eu évolution dans la façon qu’a eue le poète de répondre aux pressions qu’exerçait sans relâche son inconscient sur ses divers modes d’écriture, proses ou vers. Car il a décidé à mi-parcours — en 1971, à quarante-huit ans — d’entreprendre, avec L’Arrière-pays, son auto-analyse en la limitant d’abord à son rapport à l’image, qui décidait à la fois de sa relation au lieu et de son lien à autrui. Ce qu’il ambitionnait par-là, c’était d’éclaircir sa propre conscience de soi non plus dans le poème ou le récit en rêve, mais par le détour de l’essai dans son usage conceptuel reconnu et accepté. C’est cependant plus de trente ans après, sans doute à l’instigation de grandes suites de poèmes autobiographiques auxquels j’ai déjà fait largement allusion, dans Ce qui fut sans lumière en 1986 (« L’agitation du rêve », p. 522-525 ; « La barque aux deux sommeils », p. 528-530), puis dans Les Planches courbes en 2001 (« La maison natale », p. 724-731), que le processus auto-analytique s’est manifesté dans toute son ampleur.

82Du coup, peut-on soutenir l’hypothèse que vous avancez ? La triade des essais auto-analytiques de la fin de l’œuvre, Deux scènes et notes conjointes en 2009, Le Lieu d’herbes en 2010 et L’Écharpe rouge en 2016, serait-elle l’équivalent, aujourd’hui, de celle des essais autobiographiques de Breton, Nadja, Les Vases communicants et L’Amour fou ? Certes, le rapprochement est extrêmement valorisant, compte tenu de l’importance des grandes proses bretoniennes entrées au panthéon de l’histoire littéraire du siècle ; et l’implication dans les deux cas de la part inconsciente dans les conduites humaines, et de la quête de l’identité en vue d’une réussite de l’existence vécue, justifie dans un premier temps leur mise en écho. Mais un regard plus attentif aperçoit vite les différences, qui tiennent précisément au recours, ou non, à la pratique effective de l’auto-analyse. Le contre-modèle en est vraiment donné au début des Vases communicants, lorsque le sujet prétend appliquer le protocole mis en place par Freud dans sa Traumdeutung : compte-rendu du rêve en italiques, puis son analyse en caractères romains. Car chez Breton ce dispositif n’est qu’un trompe-l’œil : tous les éléments traités dans ses récits de rêves font exclusivement partie des restes diurnes, tous abondamment référencés — sans qu’aucune implication du sujet dans son désir inconscient ait été abordée, puis interprétée. La réciproque n’est pas vraie pour Yves Bonnefoy : on se rappelle que la bizarrerie de la double scène vue au balcon de l’étage noble d’un palais gênois procède par déplacement sur un élément incongru (une ferronnerie en lieu et place de balustres qui auraient dû être de pierre, sur cette façade de palazzo de la grande période maniériste de la ville) ; de sorte que le sujet, en un éclair, reconnaît de quel fer il était vraiment question : celui des barreaux de son lit-cage d’enfant, proche de celui de ses parents. La scène au balcon, où paraissent homme et femme comme ceux de « Royauté » de Rimbaud, avec agitation et même cris violents, se trouve alors identifiée comme un fantasme de scène primitive où se voit convoqué le rapport originaire du sujet à ses figures parentales, en leur sexualité dont il est lui-même issu. On ne saurait rêver plongée plus radicale dans la profondeur inconsciente, très loin des défenses maintenues par Breton, dont témoigne exemplairement l’oubli qu’il avouait de tous ses souvenirs d’enfance.

83Je verrai une autre différence, concernant le sens de la quête entreprise par les deux auteurs. On se rappelle l’extraordinaire interrogation qui structure Nadja, ce lancinant Qui suis-je ? qui survient à l’issue de chacune des parties du récit. La recherche de conscience de soi paraît être du même ordre : mais est-ce si sûr ? Breton cherche, par les phénomènes apparentés de la trouvaille d’objets, ou de la rencontre d’êtres, à circonscrire son identité au sein d’une réalité élargie aux limites de son propre désir, qu’il nomme surréalité, en espérant à chaque fois qu’une suffisante interférence entre ce qui n’est pas lui et lui-même lui donnera accès à une plénitude d’existence ; Bonnefoy oppose au moi qui rêve (lequel projette sur le réel ou sur autrui un désir qui les réduit en images) le je capable d’aimer : qui reconnaît en l’autre son altérité, sur fond d’acceptation mutuelle d’une inévitable finitude partagée. D’un côté donc, le vœu d’une surréalité gorgée de l’imaginaire du désir, exposant le sujet à une exaltation cyclothymique chronique ; de l’autre, la renonciation au surcroît d’être purement imaginaire de l’Ailleurs, dans l’acceptation d’un ici fini. Ou encore : d’un côté, une projection fusionnelle élisant l’amour fou, aux racines infantiles occultées, toute finitude déniée ; de l’autre, une enquête sérieuse rouvrant le dossier des relations pré-œdipiennes puis œdipiennes pour déterminer le vrai sens de l’existence ultérieure.

84O. B. — Vos pages sur la manière dont Yves Bonnefoy reformule le « Je est un autre » rimbaldien, sur son attachement à une éthique de la compassion, sur le rôle reliant de l’agapè, soulignent à quel point la poésie suppose chez lui une quête d’altérité, de relation, d’échange (« La conception de la poésie qui veut que la poésie ait l’échange pour vocation », dit L’Écharpe rouge, p. 1159). Ne pourrait-on pas envisager que le versant critique de cette œuvre soit animé par une quête de débat, à comprendre non comme une forme de combat (à la mode militante, avant-gardiste), mais comme une forme de reconnaissance dialectique de l’autre, dans ses différentes et ses contradictions ? Je songe par exemple aux réflexions qu’Yves Bonnefoy a consacrées à certains poètes (Mallarmé, Baudelaire, Valéry, Eliot), mais aussi à votre chapitre sur la singulière relation entre Yves Bonnefoy et Boris de Schloezer, étonnante alliance entre l’amitié et le dialogue critique.

85P. N. — Ce que vous envisagez, concernant le goût du débat intellectuel chez Yves Bonnefoy, et le plaisir qu’il a toujours eu à confronter ses positions à d’autres, venus d’horizons différents, est parfaitement juste. Sans doute la nature constamment dialectique de sa propre pensée l’encourageait-elle à cela. On pourrait aussi en voir l’illustration dans son élection de la colonne torse, triomphant (dans Rome, 1630) au fameux Baldaquin du Bernin à Saint-Pierre de Rome, et dont l’enfant qu’il fut avait eu la révélation aux modestes autels baroques de la petite église de Saint-Pierre, située à Toirac en face du porche d’entrée de la demeure du grand-père Auguste Maury : chaque tore à la fois montant et descendant autour de son axe en une permanente dialectique du haut et du bas ou, théologiquement, du ciel et de la terre.

86Vous avez été frappé du contraste, que j’ai tenté de déplier, entre le système de pensée de Boris de Schloezer, si opposé à celui d’Yves Bonnefoy, et l’amitié qui les a liés tous deux. C’est d’ailleurs à la lecture, en 1945, de l’une des traductions de Chestov, celle du Pouvoir des clefs, par lesquelles Boris de Schloezer introduisait en France ce maître de l’existentialisme russe, qu’Yves Bonnefoy l’avait découvert. Plus précisément, il s’agit de sa page 212, trouée par ces vers du Démon de Lermontov qui furent une révélation pour leur jeune lecteur : celle de la chance qu’implique notre finitude. À la vue d’une jeune mortelle, ce Démon a « ressenti soudain une haine secrète / Pour [s]on immortalité et [s]a puissance », se mettant à « envi[er] […] / La joie imparfaite de la terre ». Or Boris de Schloezer, également éminent musicologue auteur d’une monumentale Introduction à l’œuvre de Jean-Sébastien Bach en 1947, était partisan de l’opposition entre deux « moi », celui de l’artiste soumis au temps, celui de l’œuvre (le « moi mythique ») lui échappant pour espérer l’immortalité ; et il avait aussi rédigé un récit, Rapport secret, d’apparente science-fiction, rendant compte de l’accès à l’immortalité d’un peuple, les Ixiens, dorénavant sans mort ni naissance, ni enfant donc, ni même de sexualité ou bientôt de corps : c’est-à-dire l’envers fantasmatique du versant esthétique requérant l’immortalité de l’œuvre. S’étonnera-t-on, dès lors, de l’amitié que lui voua Yves Bonnefoy, au point d’ouvrir quasiment Dans le leurre du seuil, composé au moment de la mort du vieil ami, sur son exceptionnelle épitaphe (p. 369) ? C’est qu’il notait, à son propos, une violente contradiction entre la vie et l’œuvre : « Boris, c’était […], au plus haut degré, un de ces êtres engagés dans leur présence d’individus, ici, maintenant, puisque par exemple il se portait si avant à la rencontre de l’autre » : cet hommage, rendu au Centre Georges Pompidou en 1981, faisait définitivement de lui, pour Yves Bonnefoy, un être selon son cœur, selon la belle formule rousseauiste.

87On constatera le même type de contradiction (et de résolution de contradiction) dans le rapport entretenu avec Paul de Man, le père de cette déconstruction américaine qui séduisit les campus pendant le quart de siècle où Yves Bonnefoy y enseigna sa quête diamétralement opposée de la présence. La rencontre eut lieu la même année que Boris de Schloezer, en 1956, et au même Collège de Philosophie fondé par Jean Wahl. Deux ans plus tard, invité au Harvard International Seminar — première de ces missions outre-atlantiques qui lui permettront de gagner sa vie, pratiquement jusqu’à son élection au Collège de France —, Yves Bonnefoy le retrouve à Cambridge, puis au rythme quasi régulier de tous les trois ans, aux États-Unis et en Suisse : en 1960, 1963, 1967, 1970, 1973 — « Mathilde fait ses premiers pas dans le bureau de Paul de Man, rentré de Zurich et maintenant professeur à Yale », note Yves Bonnefoy dans sa Chronologie inédite –, 1979 et enfin 1981, deux ans avant sa mort. Hommage lui est rendu en 1985, dans le n°69 de Yale French Studies (repris en 2006 par Dans un débris de miroir). On sait qu’au cœur de la critique rhétorique du romantisme prônée par De Man dans ses Allégories de la lecture figure la mise en cause de la prétention unitaire du symbole à rassembler le signe à son référent ; il est à l’inverse le promoteur de la syncope allégorique dissociant les deux, par où selon lui se dissipe toute possibilité de « présence » au sein du langage.

88Voilà qui n’impressionnait guère Yves Bonnefoy, dressant de son ami le paradoxal portrait de qui « aima en effet, aima passionnément le monde naturel comme il est, prairies et forêts, vagues qui bouillonnent parmi les pierres, ce monde de l’immédiat et de l’éternel » dont cependant il affirmait « qu’il était et demeurerait inaccessible au langage et même […] à la poésie ». Comment réduire ce hiatus ? « La plus grave erreur », avance Yves Bonnefoy, « serait de penser qu’il aima pour elles-mêmes, par simple goût de la vérité, ces syncopes de la signification, ces ruptures qui sourdement retentissent dans le sens que de grands poètes ont tenté de donner au monde » ; lui aussi, soutient-il, « recherchait la grande plage déserte qui s’étend dans les choses de la nature entre nous et la lumière là-bas, dans l’évidence silencieuse. Il s’avançait vers cet horizon ». En réalité, la position radicale de l’ami, son choix du négatif, ne pouvait que stimuler le désir d’un positif en retour ; et si celui-ci n’apparaissait pas sous sa plume, il s’exprimait en chair et en os, de manière tout à fait incarnée, dans les scènes de la vie gardées en souvenir. Ainsi, « sur une plage du New Hampshire », « Paul faisait un grand feu de bois d’épaves, y posait des pommes de terre et de la viande, c’était déjà la nuit, je me défendais avec des brandons enflammés contre les assauts qu’un petit garçon de six ans agitait avec l’agilité gauche de l’enfance ». Ce jeune fils du grand critique jouant au mousquetaire ne fait-il pas directement écho à la toute petite Mathilde, fille du poète, hasardant ses premiers pas dans le bureau du premier ? – Paul de Man, déconstructeur de la présence ? Mais d’une intense présence lui-même, comblant toute distance allégorique : ce qu’exprime la si belle image finale de l’hommage, celle « d’un feu qu’on percevait à distance, sur une plage, on sent que quelqu’un répare là-bas son filet, recoud le ciel à la terre ».

89Un dernier exemple, et le plus éloquent : Yves Bonnefoy milita en 1991 pour l’élection au Collège de France de Jacques Derrida, lui proposant d’être le présentateur de sa candidature (également soutenue par Pierre Bourdieu et André Miquel). Le tout récent collectif Bonnefoy et la philosophie, dirigé par Jérôme Thélot aux Éditions Manucius, publie en fac simile un document du 17 janvier 1991 qui en présente les raisons : « Exposé à une réunion "informelle" des professeurs de sciences humaines, pour intéresser à Jacques Derrida ». L’orateur y met d’abord en garde ses collègues contre des choix de candidatures de « compromis », qui sous prétexte d’éviter toute polémique enfoncerait l’institution dans le gris. Il faut au contraire « poser les grandes questions, et approfondir sa propre pensée en entendant à loisir les arguments de ceux que l’on tient pour des adversaires » ; aussi ne faudrait-il pas que le Collège se refuse « à relever tel ou tel défi ». Présentant ensuite Derrida comme le candidat d’une « réflexion que l’on peut dire extrême sur la parole, sur l’idée même de réalité, sur le statut du sujet parlant, sur son rapport d’intériorité à lui-même, en bref sur les fondements de la conscience comme ils existent et perdurent depuis les origines de l’Occident », Yves Bonnefoy ne cache nullement qu’« une pensée aussi radicale peut susciter en nous des réactions de refus, qui dépassent les habituelles controverses philosophiques ».

90Et de commenter aussitôt cette implication : « Je dis "nous" parce que je ne suis pas, pour ma part — et plusieurs d’entre vous le savent — de ceux qui partagent les conclusions de la pensée déconstructionniste. Loin de vouloir que la tâche prioritaire de l’esprit soit d’observer le déport incessant du signifiant dans le texte, je pense qu’il convient de dégager de notre pratique, aux confins entre le langage et le monde, les grands signifiés qui peuvent valoir pour tous, et construire, en somme, par un acte de foi qui n’hésite pas à conclure que les notions d’être, ou de présence à soi ou aux autres, ont un sens, car elle n’ont à fonder que sur elles-mêmes – par notre volonté qu’il y ait de l’être ».

91Le retour à l’une des formules-clés de La Présence et l’Image (p. 480) précède alors l’aveu de la plus claire opposition au déconstructeur de la présence : « Face à la pensée de Jacques Derrida, je me sens donc un peu comme le croyant face à l’athée » ; mais c’est pour voir en lui moins l’athée que « le blasphémateur », c’est-à-dire celui qui, « les yeux fixés sur ce problème ontologique qu’on peut lui reprocher de vouloir dissoudre », en atteste, en fait, toute l’importance – et n’y croirait-il donc pas malgré lui ? Il y aurait alors « grand intérêt à l’inviter parmi nous pour que, de sa parole et de quelques autres, puisse naître une discussion qui aurait toutes les chances d’être la plus spécifique et la plus nécessaire de notre époque ».

92O. B. — Votre essai souligne également un trait frappant de la pensée critique d’Yves Bonnefoy : « l’affirmation du primat de la poésie sur le poème » (p. 65), ce qui le conduit à paradoxalement soutenir que « Le poète doit refuser le poème3 ». Face à cette valorisation continue de la « forme formante » qu’est la poésie aux dépens de la « forme formée » qu’est le poème (p. 57), comment comprendre — revenons à elles — la place des Œuvres poétiques ? Ne sont-elles « que » des poèmes, un volume fatalement voué à recenser des traces figées ? Ou accueillent-elles autre chose et plus que des poèmes, quelque chose comme un travail de la poésie ?

93P. N. — N’avez-vous pas déjà donné une réponse, tout à fait belle, dans votre question ? Je ne saurais mieux dire : puisque tous ces textes qui ont été écrits ne sont que les retombées du grand élan menant à l’entrevision de la poésie — en complète opposition avec le moment textualiste qui sacralisait le poème, sa fabrication, sa rhétorique, sa forme fétichisée —, puisque y atteindre est une utopie, puisque c’est le souci éthique qui prime sur l’esthétique, et puisque Dieu est encore à naître, ce rassemblement des Œuvres poétiques est bien plutôt un travail qu’un résultat, c’est même la poésie en travail.