Le prisme Maupertuis : science et philosophie dans la première moitié du xviiie siècle
1L’ouvrage de Marco Storni reprend une thèse de doctorat soutenue en juin 2018, devant un double jury, de l’École Normale Supérieure de Paris et de l’Université de Bologne. Le travail de Marco Storni, actuellement chercheur post-doctoral à l’Université de Neuchâtel, n’est pas à proprement parler une biographie intellectuelle de Pierre-Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759), ni un exposé arrêté de toutes ses opinions philosophiques, scientifiques, religieuses — manquent notamment des développements sur les théories de Maupertuis relatifs aux monstres, ou sur la controverse avec Diderot (créée par ce dernier) quant à l’idée de totalité, qui se trouve juste évoquée. Et étant donné l’importance qu’eut le principe de moindre action dans la querelle pénible avec König et Voltaire, on s’attendrait à un exposé concernant ce qui le différencie de Leibniz : moindre action, principe d’économie, quels en sont les enjeux épistémologiques, ontologiques et théologiques ? Mais peu importe, si l’on veut bien saisir le sens de l’entreprise de Storni : tout en relevant de l’histoire de la philosophie, ce travail aborde la figure de Maupertuis à partir de sa pratique, de ses activités, de son insertion dans deux institutions du savoir (l’Académie des sciences de Paris, 1724-1740, l’Académie de Berlin, 1740-1752) et dans ses relations nourries avec les plus grands savants du temps. Là est la première originalité du livre qui montre dans quelles conditions institutionnelles et polémiques Maupertuis a conduit ses recherches et produit des résultats qui s’inscrivent dans l’activité générale des sciences. Si l’auteur s’appuie sur des travaux, anglo-saxons pour la plupart, relevant de la sociologie et de l’histoire des sciences, son ouvrage en est relativement indépendant ; il est en effet animé par une idée centrale : alors que certains ont parlé d’un « tournant philosophique » (p. 14) chez Maupertuis, M. Storni met bien en évidence que dès ses premiers travaux scientifiques à l’Académie des Sciences de Paris, il est particulièrement intéressé par ce que l’Auteur appelle « l’épistémologie » ou « la méta-théorie » ou encore les enjeux « méta-scientifiques », c'est-à-dire une réflexion seconde sur les méthodes et les concepts mis en œuvre dans les découvertes et l’énoncé des « théories ». Comme il se doit, cette orientation philosophique est décrite dans ses rapports avec l’activité scientifique de Maupertuis, dans le contexte de l’intense activité des savants astronomes, physiciens, géomètres, naturalistes, et dans une atmosphère intellectuelle marquée par des controverses, la plus importante en sciences étant celle qui oppose d’abord « cartésiens » et « newtoniens », plus largement encore, « newtoniens » et adversaires de l’attraction à distance (pensons à la polémique opposant Leibniz et Clarke). Un des côtés passionnants de l’ouvrage est de suivre ces controverses scientifiques, de les restituer avec précision, malgré leur technicité. Mais les controverses sont également philosophiques, comme le montrent la querelle des monades à Berlin et les débats sur la méthode géométrique de Wolff.
2Le livre suit une trajectoire chronologique, en sept chapitres : I- Jeunesse de Maupertuis, lI- les cartésiens à l’Académie des sciences avant 1732, III- Maupertuis newtonien, IV- La controverse sur la figure de la Terre, V- L’Académie de Berlin à partir de 1745, VI- Cosmologie, épistémologie et métaphysique chez Maupertuis, VII- Les controverses philosophiques à l’Académie de Berlin. Il s’achève avec une brève Conclusion, une Bibliographie, un Index des noms et une Table des illustrations (16 figures) utiles, curieuses et belles pour certaines. La pensée de Maupertuis est étudiée dans la totalité de ses écrits, Mémoires d’académicien, Discours divers, diverses Lettres, et bien sûr dans ses ouvrages les plus connus Vénus physique, (1745), Essai de philosophie morale (1749), Essai de cosmologie (1750), Système de la nature ou Essai sur la formation des corps organisés (1754).
3Mais cette organisation chronologique ne doit pas masquer une construction subtile qui maintient dans chaque chapitre les trois points de vue retenus sur la pensée de Maupertuis. Le titre du livre indique en effet que Maupertuis sera étudié sous trois activités définissant trois statuts : le philosophe (et le savant), l’académicien et le polémiste. Chaque chapitre privilégie l’un des trois statuts, mais c’est pour lui subordonner les deux autres qui y sont présents, selon une importance variable. Storni réussit ainsi à articuler les trois statuts de Maupertuis tout en marquant la dominante philosophique constante. C’est là l’une de ses intentions : contestant l’idée d’un tournant philosophique de Maupertuis, il veut montrer que celui-ci ne cesse d’être intéressé par ce qu’il appelle la « méta réflexion sur les résultats de l’enquête scientifique » (p. 15) et une tendance qui s’affirme dans la dernière partie de sa carrière, pour la spéculation, en particulier la spéculation en cosmologie, associée, comme il est alors quasiment inévitable, avec les débats sur la preuve physico-téléologique, a posteriori, de l’existence de Dieu. Notons en passant que l’Auteur rend sensible le danger que représentent certaines interprétations de la science physique, ici le newtonianisme, de favoriser le matérialisme philosophique et l’athéisme (p. 66). Il apparaît en effet que la pensée savante et philosophique est travaillée par deux problèmes principaux qui configurent le cadre des positions des uns et des autres : l’un concerne la possibilité et les limites de la connaissance rationnelle et expérimentale du monde, et le conflit de deux paradigmes (géométriques ou empiristes), l’autre est hanté par la crainte du recul, pas tant de la foi et de la religion, que de la fonction théorique, catégoriale de Dieu dans les discours et les représentations du monde : pensons à l’exigence forte et apparemment inéludable du Principe de Raison suffisante posé par Leibniz. Mis en perspective avec la Préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure (1787), ces problèmes apparaissent rétrospectivement comme marquant un moment crucial du rationalisme né avec la science moderne pris dans le mouvement de sécularisation de la pensée dont il est partie prenante.
4La tripartition, philosophe, polémiste, académicien (ou membre d’une institution savante) pourrait sembler propre à Maupertuis. Mais à l’époque couverte ici, 1724, entrée à l’Académie des sciences de Paris à 1759, la production du savoir scientifique et philosophique est inséparable de controverses et presque tous les acteurs de ce savoir sont engagés dans des controverses. Ils sont d’autre part dépendants, plus ou moins directement, des conditions institutionnelles qui peuvent jouer un rôle moteur d’incitation à la recherche et déterminer les façons de débattre. Or, dans un tel cadre, on s’attend à ce que chacun prenne position, appartienne à un courant, une école et se détermine en fonction de cette appartenance. Ce n’est pas seulement parce que l’historiographie scolaire aime assigner la pensée d’un auteur à une école ou une tendance. Le caractère divisé de (l’histoire de) la philosophie, souligné depuis Platon jusqu’à, de nos jours, Althusser par exemple (la gigantomachie entre les tenants des corps et les amis des Formes pour le premier, in Sophiste 246-248, le matérialisme aléatoire ou de la rencontre contre l’idéalisme et le matérialisme de la nécessité chez le second), ou de la métaphysique caractérisée par Kant comme étant un Kampfplat de la raison avec elle-même, incite à situer un philosophe dans un camp ou une tradition. Mais lorsqu’une conjoncture scientifique et philosophique spécifique est celle de conflits de doctrines, la connaissance de la pensée d’un auteur implique de savoir quelle place il occupe dans les discussions en cours. La période de Maupertuis envisagée dans ce livre est riche en controverses : la conjoncture contraint à être, dans les années parisiennes, cartésien ou newtonien. À Berlin, la « querelle des monades » opposera partisans de Wolff et adversaires, Formey et Euler et Maupertuis. Le débat entre la supériorité de la méthode géométrique y compris dans les objets de spéculation métaphysique, et l’« empirisme radical » (p. 210), entre la déduction et la démarche inductive, n’a cessé de nourrir la réflexion méta-scientifique. Cette présentation est trop simple, caricaturale même en ce qui concerne les acteurs de ces débats. M. Storni met en évidence finement la complexité des positions et de leurs raisons. Il distingue les controverses scientifiques et les controverses philosophiques et marque les moments, internes à la République des savants (Bachelard), où l’on débat et polémique dans un cadre où « l’ordre du discours » est partagé par les participants qui s’accordent sur les procédures de véridiction et de validation des théories; à côté des épisodes où les débats scientifiques ou philosophiques deviennent des controverses publiques, des querelles interminables qui recyclent les mêmes arguments et qui s’achèvent faute de combattants ou bien parce que le goût du public a changé (voir la « querelle de l’âme des bêtes », par exemple). On trouvera dans ce livre d’intéressantes considérations sur la différence entre les deux types de controverses. Elles incitent à poursuivre ce travail qui peut jeter des lumières sur la façon dont s’est constituée l’épistémologie rationaliste et une certaine image de la philosophie — du moins en Occident, en Allemagne (Husserl) et en France particulièrement. Une généalogie, au sens précis que Foucault a donné à la méthode fondée par Nietzsche, ferait apparaître l’oubli ou l’effacement de l’histoire et de la dimension polémique dont la raison a été un résultat rien moins que nécessaire.
5Puisque, selon M. Storni, Maupertuis philosophe et Maupertuis polémiste sont inséparables, nous exposerons les moments de son activité où nous verrons s’affirmer l’axe qui assure la continuité de ses intérêts philosophiques, la réflexion épistémologique, se dégager une orientation spéculative et la fidélité à quelques présupposés qui semblent a priori peu compatibles entre eux, empirisme, attachement à des exigences cartésiennes et affinités « leibniziennes » — ce qui conduit vraisemblablement l’Auteur à parler d’ « éclectisme ». On y reviendra.
6C’est avec une grande attention aux textes des uns et des autres, que Storni montre que les positions de Maupertuis ne se laissent pas ramener simplement à un camp ou un autre. Certes un chapitre du livre (chap. III) s’intitule « Maupertuis newtonien » (p. 87-124). Ce dernier l’est dans le cadre de l’opposition entretenue à l’Académie des sciences de Paris entre cartésiens et newtoniens. Cette opposition prend la forme d’une « controverse sur la figure de la terre » (chap. IV) et engage des modes de recherche, de raisonnement, de vérification différents selon qu’on en tient pour les « tourbillons » de Descartes et une épistémologie de l’évidence mathématique, « géométrique », ou pour l’attraction et la recherche de confirmation des conclusions des calculs par les « faits ». L’auteur de cette note découvre avec une surprise, proportionnée à son ignorance, que des cartésiens, des disciples de Malebranche plus exactement, ont non seulement contesté Newton à partir d’une épistémologie cartésienne, mais proposé des modifications de la physique de Descartes pour montrer qu’elle explique les phénomènes aussi bien sinon mieux que l’auteur des Principia, à condition de modifier ceux-ci également, les réquisits cartésiens en matière de méthode restant saufs (voir Jean-Simon Mazière, p. 69-72 et Joseph Privat de Molières, p. 72-77 et, présenté comme faisant partie de la « tradition cartésienne », Jean I Bernoulli, p. 77-85). Storni fait alors apparaître ce que c’est que d’« être cartésien au xviiie siècle (p. 85-86) : de façon concise il montre comment s’est constitué un « cartésianisme » qui n’est plus celui de Descartes, mais qui caractérise la méthodologie et l’épistémologie des savants philosophes. Ces cartésiens rétifs à Newton distinguent le « niveau géométrique » et le niveau physique. Le premier auquel se tient Newton est tout à fait valide. Il ne l’est plus si on le prend comme une « description du monde physique ». Pour satisfaire la raison et l’esprit de la science il aurait fallu que Newton ait effectué un travail de « traduction mécanique pour transformer les calculs abstraits en une description du monde physique » (p. 86). On voit là s’affirmer une « dépréciation du calcul comme outil heuristique » (dont les Pensées II, III et IV des Pensées sur l’interprétation de la nature de Diderot sont l’écho) au profit de la recherche des causes physiques, moyennant le recours à des hypothèses et des conjectures (sur l’usage desquelles on se prononce rituellement avec prudence dans la deuxième partie du xviiie siècle, voir D’Alembert par ex.).
7Qu’est-ce qu’être newtonien pour Maupertuis ? La réponse apportée dans le chapitre III « Maupertuis newtonien » surprend à plusieurs titres. Proposant une lecture du Discours sur les différentes figures des astres, avec une exposition abrégée des systèmes de M. Descartes et de M. Newton de 1732 (en particulier les chapitres deux [Discussion métaphysique sur l’attraction], trois, quatre et cinq), Storni montre que la démarche de Maupertuis est celle d’un épistémologue et non d'un simple « physicien » et que l’adhésion de l’académicien au newtonianisme et le rejet de Descartes sont sans ambiguïtés. On se limitera à l’analyse du chapitre deux qui « détermine d’une manière décisive le sens global de l’ouvrage » (p. 101). Son objectif est de montrer que Maupertuis n’a aucune difficulté à soutenir que la science newtonienne, avec sa démarche mathématique, est vraie et se réfléchit dans « la structure des choses » (p. 100) ; qu’il est donc inutile et anti-scientifique de suivre les théologiens newtoniens pressés de voir le doigt de Dieu dans tous les mouvements des corps. Ainsi Bentley (p. 97-99), dans le souci de ne pas apporter des arguments en faveur des matérialistes et des athées, reprend-il l’interdît de Newton de comprendre l’attraction comme une propriété inhérente à la matière et s’empresse de voir dans les Principia la preuve de l’intervention de Dieu dans le monde puisque selon lui la « force de l’attraction ne peut pas être traduite en termes mécaniques » (p. 99) (noter que Newton dans le Scholium Generale de l’éd. de 1713 n’hésite pas de recourir à la volonté divine pour écarter les difficultés liées au concept d’attraction, décidément très perturbant). L’attraction, quoique s’effectuant à distance et sans contact, n’a rien d’absurde même si, contre les théologiens, on l’attribue à la nature des choses (p. 102). Or, d’une certaine façon, Maupertuis va plus loin que cette défense de la physique attractionnaire. Il explicite ce qui fait la rupture induite par Newton dans la pensée de la science (théories scientifiques et épistémologie) : « Maupertuis fait remarquer que dans les Principia, il n’est jamais question de l’attraction comme d’une “explication de la pesanteur des corps les uns vers les autres : il [Newton] a souvent averti qu’il n’employait ce terme que pour désigner un fait, et non point une cause” » (p. 101, mon soulignement). Le statut du « fait » dans cette épistémologie est surprenant, puisque un fait est pour lui établi par un calcul. Il faut cesser de considérer le « fait » comme une chose accessible à l’expérience rationnelle ou empirique, mais comme « un effet réglé [...] objet des mathématiciens » (id.), indépendamment de la connaissance de sa cause. Cette conception est cohérente avec la reconnaissance du caractère inconnaissable de la « substance » depuis Locke (chapitre 23 de l’Essai philosophique) et donc de l’abandon de la prétention à connaître l’essence des choses (p. 258). L’attraction est une qualité « dont les phénomènes sont calculables » (119). Le rôle du calcul dans la détermination d’un « fait » donne aux mathématiques une fonction heuristique essentielle. Ainsi une des critiques adressées à la physique tourbillonnaire cartésienne est qu’elle est démentie par les lois de Képler, l’accord avec les trois lois est une nécessité absolue pour qu’il soit assuré qu’une théorie physique des mouvements soit vraie. Le calcul du « cours des planètes nous apprend qu’il y a [énoncé du fait] une pesanteur vers le soleil » (p. 110). Cela suffit pour établir la réalité d’un phénomène, d’un « fait » (l’attraction). Cette réalité ainsi acquise, il est permis des faire un pas que Newton, on l’a vu, se refusait soigneusement de faire : la réalité de la force d’attraction conduit Maupertuis à poser qu’il n’est ni interdit ni absurde d’en faire une « propriété de la matière » (p. 100, 115). On dira que la discussion métaphysique sagement adossée à la « nouvelle méthode de Newton », bien comprise par Maupertuis (p. 110), s’engage avec cette proposition sur le terrain périlleux des conjectures. Sa démarche est remarquable puisqu’elle ne revient pas à énoncer une thèse à portée universelle sur la matière (comme le fera Diderot au début du Rêve de d’Alembert) qui ferait de lui un matérialiste. Il montre seulement que c’est une possibilité qui ne répugne pas à la raison ; cette façon doit être rapprochée du jugement conclusif qu’il porte sur le système de Descartes : si malgré quelques aménagements le système des tourbillons ne s’accorde pas avec les phénomènes, « on n’est pas pour cela en droit d’en conclure l’impossibilité » (p. 109). De même, il n’est pas vain d’essayer « de réduire l’attraction à des causes mécaniques » pour expliquer à titre d’hypothèse, la « primauté de la loi de l’inverse du carré de la distance » (p. 120-121). Mais entre diverses possibilités, la plausibilité n’est pas la même et la nouvelle raison scientifique choisit l’explication la plus « simple ». On relèvera que la primauté accordée à la « simplicité », qui fait écho aux principes d’« économie » des lois (des procédés) de la nature, est présentée comme une exigence de la raison, mais surtout qu’elle présuppose l’agir de Dieu dont la simplicité des voies est une des marques de sa puissance. Les essais pour trouver des preuves de l’existence de Dieu dans la physique newtonienne, au-delà de leur visée apologétique, viennent peut-être de la convergence remarquable entre l’explication des phénomènes données par un système et les principes de la raison dont celui de finalité, qui permet de glisser aisément vers l’idée de « dessein ». Signalons les pages où M. Storni s’appuyant sur l’important mémoire Sur les lois de l’attraction montre Maupertuis se tourner vers l’aspect métaphysique pour expliquer la primauté de la loi de l’inverse du carré de la distance, en se demandant quelles raisons Dieu aurait-il eu pour préférer « une loi d’attraction plutôt qu’une autre » (p. 121-123). Il y répond in fine, en se référant à la conformité « à l’ordre des choses » : « outre qu’une loi d’attraction qui diminue lorsque les distances augmentent, paraît plus conforme à l’ordre des choses où il semble que les effets doivent diminuer avec l’éloignement des causes. » (p. 122, soulignement de Storni)
8Maupertuis est connu du grand public pour avoir participé à l’expédition en Laponie (Golfe de Botnie, 1736-1737 ; voir l’ouvrage d’Anouchka Vasak et Osmo Pekonen), destinée à vérifier si, en conformité avec le système newtonien, l’un des effets du mouvement de la terre est son aplatissement aux pôles et un renflement dans la zone équatoriale. Pour mémoire rappelons l’expédition mouvementée de La Condamine au Pérou (1735-1745 ; voir l’ouvrage de Florence Trystram). Dans les deux cas, il s’agit de mesurer la longueur des degrés des méridiens. Au moment où se déroulent les expéditions, les calculs de Huygens et Newton effectués sur la base de la force centrifuge et de la gravité tendent à soutenir la forme ellipsoïdale de la terre aplatie aux pôles. Si c’est bien le cas, la physique newtonienne en recevrait un surcroît de vérification. Le chapitre IV « La controverse sur la figure de la terre » poursuit plusieurs objectifs, dont celui d’enregistrer le premier engagement polémique pro newtonien de Maupertuis exprimé dans le Discours sur les différentes figures des astres (1733). Le deuxième est son insertion dans le débat qui lie la question de la forme de la terre aux théories cosmologiques, débat qui clôt la controverse entre les tenants du système cartésien et les défenseurs de Newton. Au-delà du rôle de Maupertuis, Storni s’attache à exposer les raisons pour lesquelles « le rapport entre la figure de la Terre et le système du monde » est devenu un « nœud théorique capital » (p. 126), étant donné qu’il ne va pas de soi qu’un problème de cartographie ayant affaire à une surface soit relié à des considérations cosmologiques portant sur des qualités physiques. Pour cela, il commence par suivre les éléments de la question à la fin du xviie siècle et au début du xviiie siècle (p. 126-137). Nous renvoyons à ces pages passionnantes (ainsi qu’aux figures) où sont exposés le travail des savants (les Cassini, les Bernoullli, Hooke, Huygens, Newton, Desaguliers, Dortous de Mairan), la forme de leurs échanges et de leurs théorisations. Nous apprenons le rôle décisif joué par les mesures des cartographes (l’abbé Picard) obtenues par la triangulation géodésique et les constatations de la variation du mouvement du pendule faites par Richer. Ces pages font apparaître pour un lecteur ignorant de cette histoire la prégnance des discussions sur les rapports entre les mathématiques et la physique, la signification à accorder selon Maupertuis au calcul infinitésimal : il « ne permet pas de déduire la véritable figure de la terre » mais indique de quelles données empiriques on a besoin et comment les exploiter pour en « tirer des résultats significatifs ». Les solutions mathématiques de Maupertuis sont d’une neutralité cosmologique étonnante » (p. 147). En quoi nous voyons que ne cessant de raisonner en épistémologue, même quand il est engagé d’un côté de la controverse, il contribue à établir la possibilité d’une démarche scientifique indépendante des oppositions entre « systèmes ». La controverse s’achève vers 1740, avec Cassini de Thury qui peut faire abstraction de l’opposition cartésiens/newtoniens, en se fondant sur ses propres opérations pour mesurer, après d’autres, la méridienne de Paris. Il bénéficie de nouveaux instruments de mesure, comme « le secteur [que] l’artisan Claude Langlois fabriqua pour l’occasion (figure 14) » (p. 158). La confirmation des mesures effectuées en Laponie, sauf en ce qui concerne « la mesure d’un deuxième degré de méridien prise plus au sud » (160), sera apportée par Thury en 1740. Le résultat de cette controverse est surprenant, puisque selon Storni, Thury en réussissant à concilier les deux approches, contribue à rendre une connaissance positive indépendante du rattachement à une école, mais ne peut empêcher que le public mondain n’y voie le triomphe de Newton (p. 161). D’où le succès des vulgarisations du newtonianisme, comme le Newtonianismo per le dame, ovvero dialoghi sopra la luce e i colori d’Algarotti (1737).
9La partie de l’ouvrage qui porte sur Maupertuis à l’Académie de Berlin (chapitres V, VI et VII) rassemble les trois statuts sous lesquels l’activité de M est analysée depuis le début, mais en les concentrant davantage dans l’unité de lieu qui détermine la centralité de certaines grandes querelles. En effet appelé par Frédéric II de Prusse pour diriger l’Académie reformée par ses soins, Maupertuis sera académicien en un moment et un lieu où éclateront des controverses essentiellement philosophiques et où il se consacrera à ses propres spéculations qui rejoignent le grand problème du moment, l’établissement de la preuve physico-théologique de l’existence de Dieu, instruite dorénavant par les principes posés par Leibniz et mis en œuvre dans la physique newtonienne. Comme réorganisateur de l’Académie de Berlin, Maupertuis crée une « classe de philosophie spéculative » comportant des wolffiens comme Formey, par ailleurs secrétaire perpétuel de l’Académie, et Mérian critique de cette tradition, à côté des classes de « philosophie expérimentale », la plus nombreuse, de « mathématique » dont le directeur fut Leonhard Euler et de « belles-lettres » dont La Mettrie fut membre (p. 170-171, 176), cette création reflétant l’état de sa pensée de philosophe. En effet, la philosophie spéculative, ou métaphysique pour Maupertuis, apparaît comme la science à laquelle sont subordonnées les autres dont les principes ne sont que des développements de ce dont elle s’occupe : les « opérations de l’esprit » (p. 174), ou « l’esprit philosophique » (p. 173). Relevons la remarquable définition de « cet esprit qui mesure les différents degrés d’assentiment ; qui distingue l’évidence, la probabilité, le doute ; et qui ne donne ses spéculations que sous celui de ces différents aspects qui leur appartient » (Des devoirs de l’académicien, 1753, p. 173). Remarquable parce qu’elle définit une discipline qu’on peut tenir pour méta-épistémologique, cartésienne et post-cartésienne pour ce qui touche l’assentiment donné par un esprit à ses conceptions, ses degrés selon la nature des celles-ci, néo-académicienne ou lockéenne pour la prise en compte de la probabilité et sceptique (zététique) qui imprègne de façon ouverte ou plus sourde les conceptions de la connaissance de Maupertuis et d’autres.
10Un des apports les plus originaux de ce chapitre V est la présentation du travail et de l’importance de Jean Henri Samuel Formey, figure de premier plan de la vie intellectuelle allemande, défenseur de la philosophie de Christian Wolff et continuateur de la tradition leibnizienne. Sur cette base il travaille à concilier théologie et philosophie (p. 180). Son activité dans la classe de philosophie spéculative porte sur les preuves de l’existence de Dieu, tels deux mémoires de 1747, l’un étant consacré à une discussion méthodologique générale portant sur les preuves, l’autre à l’établissement de la preuve a contingentia mundi (p. 180-181). Storni analyse utilement un texte plus tardif de 1759, paru dans la Nouvelle bibliothèque germanique, avançant une catégorisation des preuves. Nous y renvoyons le lecteur qui aura le sentiment d’être face à une mise en tableau des différentes preuves existantes et une tentative de formalisation des conditions logiques d’une bonne preuve, c'est-à-dire celle qui part de la contingence du monde. Concernant la logique du raisonnement, la « methodus inveniendi » (p. 187) en métaphysique, Formey estime que la découverte de la vérité rend nécessaire de remonter des idées aux premiers principes des connaissances, « les notions communes » qui font « système » pour produire des connaissances vraies et l’assentiment. C’est sur ce terrain qu’il pense vaincre les athées qui, selon lui, ne disposent pas « d’un système de raisons bien ordonné » (p. 186). Sur ces considérations méthodologiques Formey traite de la preuve de l’existence de Dieu a contingentia mundi. En réalité, il cherche à donner à cette preuve déjà utilisée une forme logique et à présenter cette forme comme évidente car dérivant de « notions communes » comme celles de « possible et d’impossible, de contradictoire et de non contradictoire ». Dieu est visé et établi logiquement comme cause première du monde en fonction des trois principes suivants qui sous-tendent le raisonnement de la preuve : « principe de non-contradiction ; axiome « ex nihilo nihil fit » ; principe de raison suffisante » (p. 188, 192 où celui-ci est dérivé du premier, à la suite de Wolff). Quant à la nécessité de recourir à une cause externe du monde, Formey s’attache à ruiner une thèse fondamentale du matérialisme selon laquelle la matière contient le principe immanent, interne de ses mouvements, du développement de ses formes et du passage à des niveaux de plus en plus complexes d’organisation. Dans le cas des preuves tirées des fins de la nature, il faut disputer avec les athées qui acceptent qu’il existe un « être nécessaire et indépendant », mais ils l’identifient avec l’univers matériel. C’est pourquoi il est nécessaire de défendre « le principe de la raison suffisante [qui] est la notion la plus essentielle pour la force de l’argument tiré des fins de la nature ; mais j’ajoute qu’on ne saurait le développer parfaitement sans le secours des notions du possible, de l’impossible, de la nécessité absolue, de la contingence, de l’ordre, de la perfection, du choix, du dessein, etc. » (p. 192). C’est du principe de raisons suffisante que dépendent les lois du mouvement qui n’ont que le statut modal de la contingence (dont « la loi d’inertie » qui n’en reçoit qu’une nécessité hypothétique, p. 196), la nécessité de la preuve venant de sa structure logique. La démonstration de Formey consiste à démontrer qu’il y a un ordre dans la nature, que cet ordre est contingent, qu’il a un auteur, lequel est Dieu (p. 194-199). Ces développements, remarquablement menés par Storni, sont intéressants pour l’historiographie du matérialisme athée des Lumières car ils font apparaître sur quels principes et quelles catégories logiques fondamentales Diderot, particulièrement, exerça sa critique pour dégager une métaphysique différente et pas seulement avec le concept d’une matière « sensible » déterminant sa productivité infinie et aléatoire.
11Ce long passage par Formey est nécessaire pour saisir le sens de l’activité spéculative de Maupertuis, sa part dans les controverses de Berlin, et la valeur de sa preuve de l’existence de Dieu appuyée sur son principe de moindre action. La place prise par la cosmologie qui vise à accorder les causes finales avec les vérités de la mécanique voit Maupertuis s’éloigner de Newton et retrouver d’une certaine façon la fonction de la téléologie de Leibniz. Le titre du chapitre VI souligne que c’est la philosophie de Maupertuis académicien à Berlin qui domine : « Cosmologie, épistémologie et métaphysique chez Maupertuis » (p. 201-232), réservant pour le chapitre suivant l’examen des positions de Maupertuis lors des controverses à l’Académie de Prusse sur les monades avec Formey versus Euler et l’utilisation de la méthode mathématique en métaphysique et dans les controverses philosophiques. Là s’exprime l’opposition de Maupertuis à Wolff, à son projet d’« une computation universelles de toutes les idées » (p. 260). On y reviendra. Maupertuis représente une figure assez originale d’un empiriste pour qui il n’y a aucune « différence ontologique entre les objets mathématiques et les objets des autres connaissances », d’un sceptique quant à notre capacité à formuler les « propositions universellement vraies », d’un phénoméniste qui le rapproche de Berkeley et d’un utilisateur des mathématiques parce qu’elles formulent des rapports abstraits et généraux qui expliquent le « fonctionnement global de la réalité » (voir la loi de l’attraction gravitationnelle et le principe de moindre action). Moyennant quoi elles fournissent une garantie de haute vraisemblance (p. 258, 259).
12Si on reprend le jugement de D’Alembert dans l’article « Action » de l’Encyclopédie, Maupertuis représente un mélange de physique newtonienne et de principes métaphysiques, dont celui de moindre action (p. 201, n.2), ce qui permet de comprendre pourquoi il prend ses distances avec Newton, contestant ses positions métaphysiques (p. 203-210). L’indication « Maupertuis critique de Newton » (p. 203) semble faire symétrie contraire avec celle de « son penchant pour la physique de Newton » à l’Académie parisienne (p. 92). Ce que Storni appelle l’« éclectisme » de Maupertuis « intègre des traditions philosophiques différentes, élaborant une approche originale à des questions désormais classiques au xviiie siècle » (p. 202), cette originalité exprimant une certaine liberté par rapport aux systèmes disponibles à l’époque et engagés dans des controverses.
13On peut considérer que les pages consacrées à exposer la cosmologie de Maupertuis (p. 210-232) comme le sommet d’un livre pourtant généreux en développements brillants et instructifs. Storni sous-titre cette partie : « une perspective nouvelle » (p. 210), en ce sens qu’il livre sur le Principe de moindre action (dorénavant PMA) une étude originale, cohérente avec ses intentions déclarées de dès le début de l’ouvrage, à savoir que la philosophie de Maupertuis associe thèses épistémologiques et métaphysiques. L’étude du PMA montre « la cohérence globale » de Maupertuis, y compris quand, dans les années berlinoises, il se rapproche de Leibniz et que son empirisme est mis en tension (p. 211). Pour mener à bien son entreprise Storni étudie d’abord les étapes de la formation du PMA en mettant l’accent sur les réflexions épistémologiques, à partir d’un bref mémoire de 1740 (« Loi du repos des corps », p. 212-214) jusqu’à la « grande synthèse » de l’Essai de cosmologie de 1750. Du mémoire de 1740, Storni retient essentiellement la distinction épistémologique fondamentale de deux types de principes sur lesquels les sciences sont fondées : les « principes de premier type » et les « principes de deuxième type ». Les premiers sont clairs, simples et n’ont pas besoin de démonstration « par l’évidence dont ils sont dès que l’esprit les examine »; les seconds ne sont pas susceptibles de « démonstration physique à la rigueur, parce qu’il est impossible de parcourir généralement tous les cas où ils ont lieu ». Cela n’empêche pas de les tenir pour vrais, en tant qu’ils sont tirés et généralisés par induction des phénomènes (règle newtonienne). Les premiers principes sont assimilables à des principes a priori relevant d’une « science supérieure » à la physique. On peut s’interroger si Storni a raison de voir dans cette distinction une « tentative d’intégrer la physique à d’autres sciences supérieures (métaphysique, théologie) » (p. 214), plutôt que d’y relever une tentative de fonder, indépendamment de la physique, une métaphysique dont le principe, le PMA, a une vérité et une application sur un objet qui excède les limites des principes du second type de la physique, le cosmos, la totalité des étants, l’être dans son universalité. Que le PMA puisse être vérifié dans des questions propres à la physique n’est alors pas surprenant. Qu’il ait été formulé à l’occasion de problèmes d’optique, ne signifie pas que sa valeur est du type des seconds principes. C’est précisément en 1744, dans Accord de différentes lois de la nature qui avaient jusqu’ici paru incompatibles, que le PMA est clairement formulé comme réponse à un questionnement de physique et épistémologique à partir d’un postulat : les vérités de la philosophe et des sciences doivent être en accord les unes avec les autres, de même que les lois d’un phénomène doivent être cohérentes entre elles. Or l’optique pose le problème suivant : les deux premières lois (trajectoire et réflexion de la lumière) de l’optique sont intelligibles philosophiquement parce qu’elles sont cohérentes avec les lois de la mécanique qui concernent les corps ; la troisième, la loi de réfraction (dite « loi de Snell-Descartes ») n’est pas satisfaisante car il ne peut y avoir d’analogie avec le mouvement d’une balle traversant différents milieux, « les phénomènes sont tout différents » (p. 215). Il manque donc un type d’intelligibilité qui soit général, applicable aux corps et à la lumière, autrement dit il faut que les lois de la nature découlent d’un même principe qui ne pourra être que du premier type, c'est-à-dire métaphysique. On a donné trois interprétations des lois de l’optique : réduction des trois lois au mécanisme (Descartes), une explication mécanique assistée par l’attraction rend compte de la réfraction (Newton et Clairaut), une explication non mécanique (Fermat). Maupertuis donne sa préférence à la méthode de Fermat parce qu’il a cherché un principe universel, principe métaphysique d’économie : « la nature dans la production de ses effets agit toujours par les moyens les plus simples » (p. 217). Ce principe est étendu à tous les mouvements naturels qui suivent « la loi du chemin et du temps les plus courts ». Cependant Maupertuis conteste un point physique sur lequel Fermat établit son principe : contre Descartes Fermat pense que la lumière se meut le plus vite dans les milieux les moins denses. S’il faut donner raison à Descartes, l’édifice de Fermat s’écroule : « la lumière, quand elle traverse différents milieux, ne va ni par le chemin le plus court, ni par celui du temps le plus prompt » (p. 217). La recherche d’un autre principe métaphysique fondant les lois de l’optique est nécessaire, qui pose que la « quantité d’action » est minimisée : « la lumière ne pouvant aller tout à la fois par le chemin le plus court , et par celui du temps le plus prompt [...] ne suit-elle aucun des deux, elle prend une route qui a un avantage plus réel : le chemin qu’elle tient est celui par lequel la quantité d’action est la moindre » (p. 219), la quantité d’action s’exprimant comme la somme des distances parcourues multipliées par la vitesse du corps qui les parcourt. La page 218 reproduit la démonstration de Maupertuis qui se trouve page 424 du Mémoire de 1744. L’erreur de Fermat (et Leibniz qui le rejoint) est d’avoir pris pour principe des lois qui n’en sont que les conséquences. Storni qui s’interroge sur la question des rapports de fondement entre les lois de la physique et les principes métaphysiques, (qui fonde qui ?), considère que les réponses apportées par Maupertuis ne sont pas « tout à fait claires », le PMA semblant être formulé sur une base inductive mais le niveau de généralité qui est le sien ne peut être atteint par cette voie. Maupertuis le conçoit comme une « loi universelle de la nature », il doit être un principe du premier type. Comment concilier ce statut avec le rôle qu’il joue dans la preuve de l’existence de Dieu ? (p. 221) On y reviendra.
14Or Storni montre que ces questions et ces critiques de Maupertuis ne relèvent pas seulement de préoccupations épistémologiques, mais s’inscrivent dans un cadre catégoriel très précis, celui de la prise en compte de la finalité dans les sciences et en métaphysique. C’est évidemment Leibniz qui est ici la référence décisive (p. 221-226) et qui conduit à la critique de Newton. C’est en 1746, dans la dissertation intitulée Les lois du mouvement et du repos déduites d’un principe métaphysique que Maupertuis rejette Newton non comme physicien ou astronome mais comme métaphysicien. Il lui reproche de recourir maladroitement aux causes finales et de mal conduire la preuve de l’existence de Dieu. Pour cela il analyse le genre de preuves a posteriori, courantes à l’époque et bénéficiant de l’autorité des sciences puisqu’elles en exploitent les découvertes. On sait que dans la Query 31 de Opticks III, Newton déduit de l’observation du mouvement des planètes (dans le même sens, orbes à peu près concentriques et mouvement sur quasiment le même plan) qu’il ne peut résulter du hasard mais bien « du choix d’un être intelligent » (205). Maupertuis objecte que de l’absence de probabilité du rôle du hasard Newton n’a pas le droit de déduire l’existence nécessaire d’un être intelligent. D’autre part, l’alternative entre dessein intelligent et hasard provient de l’impossibilité de donner une cause physique aux phénomènes dans le système de l’attraction et du vide. Alors que dans le cadre du cartésianisme l’action d’une matière fluide (les tourbillons) expliquerait les mouvements des planètes autour du soleil. Par ailleurs au niveau des corps naturels, leur structure ordonnée, la convenance des parties entre elles et avec l’organe et l’organisme, enfin l’adaptation des parties des corps vivants avec les besoins des animaux témoignent, disent les naturalistes newtoniens (Ray, Derham, Lesser), promoteurs de la théologie naturelle des insectes, des pierres, des testacées, du dessein d’un créateur intelligent. Les répliques de Maupertuis, « particulièrement digne[s] d’attention » (p. 206) opposent à l’argument de l’uniformité celui de la variété, et donc invitent à un changement dans la perception ; l’adaptation des parties des animaux avec leurs besoins peut très bien s’expliquer à partir d’un raisonnement lucrétien (p. 207, De natura rerum, IV) qui conjoint la thèse de la contingence des choses, l’anti-finalisme et le mécanisme strict. Ce plan d’explication introduit la prise en compte d’une historicité dans la nature. Après les « causes finaliers » Maupertuis rejette les « anti-finaliers » comme Descartes, mais sans en donner une réfutation circonstanciée (p. 208). Les leçons qu’on peut tirer de cet épisode anti-newtonien sur le plan métaphysique sont les suivantes : le présupposé sceptique, nous ne connaissons pas assez la nature ultime des choses, nous devons en conséquence être indifférents face aux doctrines adverses, est pleinement assumé par Maupertuis. Il est renforcé par une critique très fine de l’argument from design qui fait la part belle à l’admiration devant ce qui paraît en témoigner l’existence. Cette admiration provient subjectivement de l’insuffisance de nos capacités intellectuelles qui nous empêchent de saisir les raisons du choix divin, leur sagesse comme l’intelligence de l’exécution (p. 209). Notons qu’il se peut que Maupertuis mette, par là, un terme à cette thèse philosophique et théologique qui identifie l’être et le bien (depuis Platon et Plotin jusqu’aux Modernes finaliers), que Kant enterrera définitivement.
15C’est avec le côté positif maintenant de la cosmologie maupertuisienne, que Storni présente avec brio, que nous entrons dans le cœur de la découverte originale de Maupertuis. Sans pouvoir suivre le détail des arguments qui font prévaloir le PMA sur la thèse cartésienne de la conservation de la même quantité de mouvement ou sur la thèse leibnizienne de la conservation de la force vive (mv2), nous mettrons en évidence les moments principaux de sa cosmologie. Le premier point remarquable est la démarche qui assume pleinement sa dimension métaphysique, se plaçant dans une indépendance relative par rapport à la science. Tout son édifice repose sur un principe métaphysique, le PMA. Certes on pourra dire que ce principe n’aurait pas été trouvé sans les intenses débats entre les savants depuis l’exposition de la physique cartésienne, et que déjà Leibniz avait affirmé que la physique (la dynamique) avait besoin de la métaphysique, particulièrement la prise en compte d’un principe exclu par l’explication mécaniste, celui de finalité. Il posa le principe de raison suffisante comme un principe universel, mais son caractère absolument général n’a pas de force explicative ni de puissance heuristique selon Maupertuis. Il permet avec les principes de non-contradiction et de finalité d’arrimer la connaissance positive et philosophique à la Raison. Et on voit mal un philosophe contester ce principe. Mais le système leibnizien, d’harmonie préétablie, présentée par Leibniz à ses correspondants comme le système trouvé qui résout tous les problèmes légués par le cartésianisme, a besoin de l’invention d’une monadologie, d’une preuve de l’existence de Dieu et de l’exposition de sa pensée et de sa volonté, pour prétendre donner de la réalité une représentation totale. On le voit le « système » de Leibniz est en réalité introuvable : on trouve chez lui un grand nombre de « systèmes » comme autant de petites machines traitant d’objets relativement séparés : la connaissance, la physique, la métaphysique, la théodicée, etc. Hegel a souligné cette absence de systématisation globale. Par rapport à lui, Maupertuis présente la figure du philosophe d’une métaphysique simple et unique, dont l’objet ne peut être plus grand que le sien : le monde. Le monde, vu comme cosmos, intègre les deux autres objets de la métaphysique, Dieu et les vivants, en leur assignant pour les corps organisés une place, comme partie du cosmos, via sa résolution en « molécules douées de mémoire et de désir, d’aversion, d’intelligence » (Système de la nature, XIV, XIX, XXVIII, XXXI), et pour Dieu une fonction, celle de nommer la synthèse de la nécessité des lois et de la liberté du choix à la racine de la totalité des étants.
16C’est dans la deuxième partie de l’Essai de cosmologie (1750) que M se propose de déduire des « lois du mouvement des attributs de la suprême intelligence » (p. 26, des Œuvres, 1756, t. 1). Il est remarquable que ses préoccupations épistémologiques, déjà rencontrées et sur lesquelles Storni insiste à très juste titre, guident sa façon de conduire sa preuve et de prendre ses distances avec ses prédécesseurs. Il distingue un premier niveau, celui des lois du mouvement que les mathématiciens formulent et où on a cherché des « caractères de la sagesse et de la puissance de l’Être suprême » (p. 228). Or pour que cette méthode conduise à une conclusion vraie, il faudrait s’assurer que les hypothèses d’où étaient tirées ces lois fussent vraies. Or, fondées sur l’induction, elles n’étaient pas purement géométriques, difficilement généralisables en toute rigueur. Le second niveau consiste dans des propositions métaphysiques qui ont pour objet la sagesse de Dieu, d’où il sera possible de déduire les lois du mouvement, manifestant ses attributs. Comment dès lors accéder à ce niveau qui est déjà celui de l’existence de Dieu et de ses attributs, et comment considérer que ceux-ci ont été « prouvés » ? Le nœud de l’argumentation de Maupertuis est de se référer à un principe d’ordre très général, correspondant peut-être à ceux du premier type déjà vus, principe admis par tous les philosophes ayant réfléchi aux lois du mouvement, qu’il appelle « principe du mieux » (p. 230, Essai de cosmologie, p. 34). Or Storni relève que dans le mémoire « Les lois du mouvement », Maupertuis parle du « principe le plus convenable » (p. 239, n. 79). Ce changement est intéressant car il marque que ce qui a guidé les philosophes dans la recherche de principes d’où déduire les lois du mouvement a été la considération plus ou moins explicite d’une valeur présente dans la nature : la nature se conduit selon des voies bonnes, convenables, voire du « mieux ». Devant cet axiome, qui est sans doute la reprise de la téléologie immanente de la physis aristotélicienne (par ex. « la nature ne fait rien en vain »), l’esprit incline à ne pas douter que ces lois « ne doivent leur établissement à un Être tout-puissant et tout sage » (Essai de cosmologie, id.). Passons sur cette opération où l’on passe du mieux à Dieu, et qu’on peut fort bien inverser et aller de Dieu au mieux : c’est parce que nous savons que la nature est une création de Dieu que nous interprétons les lois comme exprimant une économie divine. Maupertuis rejette les doctrines de Descartes et Leibniz sur la conservation du mouvement, la quantité est constante pour le premier, la force vive est ce qui se conserve pour le second, car ni l’un ni l’autre n’ont réussi à en faire des principes universels. À cela il oppose le « principe de la moindre quantité d’action », réellement universel car toutes les lois du mouvement de tous les phénomènes naturels s’en déduisent (p. 231). L’universalité et la simplicité du PMA en font l’indice de l’existence de Dieu, car il « laisse le monde dans le besoin continuel de la puissance du créateur, et est une suite nécessaire de l’emploi le plus sage de cette puissance » (Essai de cosmologie, p. 44). Notons que Storni nous fait saisir avec acuité l’existence chez certains, d'un présupposé massif, celui d’une téléologie. Il montre que Leibniz, dans le Tentamen anagogicum particulièrement, tentant de dépasser les critiques des cartésiens de l’approche téléologique de Fermat à propos de la loi de la réfraction, avance le concept du « déterminé", du principe du « plus déterminé » : tout rayon de lumière « se conduit par le chemin le plus déterminé ou unique », ou encore « par la voie qui se trouve la plus aisée » (c'est-à-dire définie par la quantité obtenue par la distance multipliée par l’indice de résistance du milieu traversé par le rayon) (p. 222-223). Les principes du « plus déterminé », du « plus aisé » sont des principes téléologiques, « principes plus sublimes [que les principes mécaniques], qui marquent la sagesse de l’auteur dans l’ordre et la perfection de l’ouvrage », dit Leibniz (cité p. 223). Il est frappant que parmi ces philosophes l’économie de la nature soit tenue pour une évidence, qu’ils déclinent sous les vocables de simplicité, du « mieux », du « plus déterminé », impliquant à l’évidence un jugement de valeur et le signe d’une intention ayant présidé à la conception et à la création des phénomènes du mouvement. On comprend pourquoi Diderot aura à refuser le principe de finalité, sans pour autant s’enfermer dans la causalité mécanique.
17Storni achève ce chapitre capital pour l’interprétation de la philosophie de Maupertuis en demandant comment celui-ci est arrivé à formuler ce principe (id.). Soit il est le résultat d’une intuition intellectuelle et appartiendrait alors aux premiers types et serait « la pierre angulaire d’une “science supérieure” » ; soit il est formé par induction et ferait partie des principes du second type, « plus général que tous les autres, mais pas absolument général et universel » (p. 232). Mais rien ne permet de trancher. Cette difficulté s’expliquerait par la volonté de Maupertuis de disposer d’une « loi universelle de la nature », s’inscrivant dans la tradition leibnizienne de principes « achitectoniques pour expliquer la structure de la réalité phénoménale et son rapport à Dieu » (id.). Il apparaît que cette volonté entre en « tension » avec le « cadre empiriste (lockéen) de sa pensée ». En parlant quelques lignes après de l’« éclectisme » de Maupertuis Storni cherche peut-être à réduire les conséquences possibles d’une telle tension (incohérence ?). Plus loin (p. 234) il avance l’idée d’une « hybridation » de newtonianisme et de wolffianisme. Il est possible que ce soit son inscription dans les controverses de Berlin où ses positions s’avèrent moins tranchées (sectaires) que ce qu’on pouvait attendre, qui module les côtés empiristes et leibniziens de sa pensée, de façon à éviter leur contradiction directe ; d’où la fonction heuristique des controverses, que Storni explore en étudiant les idées que les partisans aux controverses « associent au concept de « désaccord en philosophie » (p. 233).
18Le chapitre VII, « Les controverses philosophiques à l’Académie de Berlin », montre l’intrication des trois figures de Maupertuis, philosophe, polémiste, académicien. Comme président de l’Académie il ne pouvait prendre parti dans les controverses, ce qui rend difficile d’appréhender ses positions. Storni s’appuyant sur les ouvrages publiés entre 1746 et 1759 va quand même montrer qu’il n’est pas un opposant radical à l’école wolffienne et que l’orthodoxie newtonienne qu’on lui prête doit être revue et nuancée (p. 234). Nous n’entrerons pas dans les détails de l’enquête, lumineusement menée. Nous soulignerons les points où la pensée philosophique de Maupertuis poursuit ses réflexions de nature épistémologique. Auparavant, disons deux mots sur les deux controverses retenues par Storni : la « controverse des monades », l’une des plus grandes controverses philosophiques du xviiie siècle, et les rapports entre raisonnement mathématique et pensée philosophique, la seconde question étant imbriquée dans la première. La controverse part d’un concours appelé par une question, plutôt étonnante, concernant la possibilité de réfuter la doctrine des monades (donc Leibniz et Wolff) et dans le cas contraire celle d’en déduire « une explication intelligible des principaux phénomènes de l’univers, et en particulier de l’origine et du mouvement des corps » (p. 235). L’ouvrage analyse la structure de la controverse en se focalisant sur les textes d’Euler (qui sera du côté de Maupertuis lors de la crise qui valut l’expulsion de Voltaire de Berlin et de la Prusse), opposant aux monades et Formey partisan. Le texte d’Euler, Gedanken von den Elemente des Körper (Considérations sur les éléments des corps), qui date de 1746, est tout à fait surprenant. Il adopte une démarche inductive qui lui permet de donner sa propre définition de la monade, laquelle n’a rien à voir avec Leibniz, puisqu’il la considère comme un « atome physique », un élément premier des corps « dont tout ce qu’on sait jusqu’à présent, c’est qu’ils sont doués de la force de changer continuellement leur état » (p. 238). Cette définition le conduit à affirmer que Leibniz se contredit en posant l’existence de monade et la divisibilité de la matière à l’infini. Pour expliquer les phénomènes physiques à partir de ces atomes, il faut supposer en eux une « force » active (Leibniz et Wolff), ou bien il suffit qu’ils aient une « force d’inertie », ce qui est prouvé a priori et a posteriori, le fonctionnement de l’univers s’expliquant mécaniquement, passivement. Formey publie une critique d’Euler, Recherches sur les éléments de la matière,1747. Étrangement Formey met en cause chez Euler ce qu’implique l’induction, c'est-à-dire la connaissance empirique qui échoue à accéder aux principes premiers, et en même temps une tendance à faire passer pour des réalités des idées abstraites, ainsi que font les mathématiciens. La critique de Formey est une critique de type épistémologique, Euler commet une faute catégoriale consistant à parler de choses invisibles (les monades !) comme réalités physiques, ou plutôt à supposer que n’est réel que ce qui est revêtu « d’enveloppes matérielles » (p. 239) ; d’autre part il ne distingue pas les procédés des mathématiciens des raisonnements qui ont cours en philosophie. Plus exactement il commet la même erreur que la plupart des mathématiciens, croire que leurs objets, leurs suppositions et leurs opérations existent « effectivement dans la nature » (p. 240). Comment Formey pense-t-il les rapports des mathématiques et de la métaphysique ? Il « revendique l’autonomie épistémique de la métaphysique en délégitimant corrélativement la tentative de certains mathématiciens (Euler, sur l’exemple de Newton) de s’engager sur le terrain de la philosophie spéculative » (p. 241). En face, Euler disqualifie « les arguments métaphysiques en les soumettant à l’examen critique de la raison scientifique », car les sciences mathématiques donnent des instruments propres à connaître la nature des choses. La philosophie ne peut « atteindre une évidence égale à celle des mathématiques » (id.) Le sens de ce désaccord apparaît si on fait un bref détour par Wolff et sa conception selon laquelle la méthode mathématique est un modèle pour tous les domaines de la connaissance. Ce modèle doit s’entendre comme étant une « logique vraie » à laquelle puisent la mathématique et la philosophie (p. 242). De cette conception retenons l’idée et l’idéal scientifique d’une « connexion systématique entre les idées de l’intellect » qui doit se réaliser dans une exposition ordonnée et rigoureuse des contenus. Wolff chercherait à soumettre l’ordre d’exposition des contenus philosophiques à leur ordre d’enchaînement, suivant la présentation more geometrico des arguments, telle que suivie par les mathématiciens. Exposition, enchaînement et présentation, il est frappant que le rapport entre ces trois modalités du discours sera au centre de la conception que Hegel se fera de la Science (la philosophie) dans son exposé systématique. On sait qu’il fut reproché à Wolff de faire de la méthode mathématique ainsi érigée en modèle un artifice rhétorique valant essentiellement comme forme pédagogique, sans éviter le pédantisme de plaquer la démarche mathématique, voire syllogistique, à des contenus ordinaires, relevant de sciences et techniques propres, comme la construction des fenêtres ou d’éléments de fortification (voir Hegel, Science de la logique, III- Doctrine du concept, trad. Jarczyk et Labarrière, p. 355, Leçons sur l’Histoire de la Philosophie, VI, trad. Garniron, p. 1652-1653).
19Quoiqu’il en soit, en soutenant une telle conception de l’argumentation en philosophie, Wolff ne peut que refuser par principe d’entrer dans une controverse. Si le philosophe n’admet que ce qui est certain, s’il refuse le douteux, le probable, l’hypothétique, entre le vrai et le faux tertium non datur : inutile donc « de réfuter les pensées opposées » (p. 244). À l’opposé un newtonien de Berlin comme Euler, prenant en compte ce phénomène social et intellectuel de l’intérêt du public (à la Cour, dans des compagnies, les gazettes, les salons) pour les questions philosophiques débattues entre clercs, l’explique par le fait que les controverses philosophiques ne peuvent être réglées « avec une certitude égale à celle des mathématiques » (id.). Les controverses entre savants, telle que la divisibilité des corps, trouvent quant à elles leur solution grâce aux progrès théoriques et techniques, tandis que les métaphysiciens non seulement ont une idée confuse de leurs objets, mais ne savent pas expliquer les phénomènes en se référant à des principes généraux et abstraits, comme le « principe de raison suffisante » des leibniziens (voir Lettres à une princesse allemande, lettres 125, 126, 127). D’où le « désaccord éternel qui partage les philosophes sur toute question » (p. 257).
20Comment Maupertuis prend-il position dans ces deux controverses ? Sa critique des monades et de la monadologie est sans équivoque, dans la lettre 8 de ses Lettres de 1752, se situant dans le sillage du Traité des systèmes (1749) de Condillac et vraisemblablement de l’Abrégé des systèmes (1751), de La Mettrie : les monades sont des entités invisibles dont l’existence est « infalsifiable » pour reprendre un terme de Popper. De même, concernant le « mathématisme » de Wolff, Maupertuis en réduit considérablement la prétention, en affirmant que l’objet des mathématiques est l’étendue et les nombres et que leur certitude ne provient que de la simplicité de leurs objets (p. 248). Mais loin de rallier des critiques comme Euler, il s’efforce de donner une interprétation de la monadologie qui soit acceptable en philosophie. Cette démarche est très intéressante concernant les interprétations des monades comme des êtres invisibles et le sens qu’elles pouvaient avoir « dans leur principe », dit-il de façon étrange. Elles « pouvaient n’être dans leur principe que les premiers éléments de la matière, doués de perception et de force » ; ce furent les adversaires des « monadistes » qui les ont contraints à dire qu’elles sont des « êtres invisibles » et à s’enfermer dans cette vue (p. 249). Il est clair que Maupertuis essaye de faire des monades des réalités matérielles possédant des attributs spirituels, le bénéfice de cette théorie étant d’expliquer des phénomènes biologiques et d’argumenter sur le même terrain que certains matérialistes qui cherchent une autre rationalité et une autre causalité que mécanistes (voir Système de la nature, 1751, XXXI-LXVII et les Réponses aux objections de M. Diderot, 1756, exposées dans les Pensées sur l’interprétation de la nature, 1753, L-LI). D’autre part sa critique du mathématisme wolffien n’entraîne pas le rejet absolu de la logique à l’œuvre dans les travaux des mathématiciens. En effet il s’interroge sur la possibilité d’utiliser des instruments mathématiques pour découvrir d’autres vérités que celles qui regardent « l’étendue et les nombres » (p. 249). De fait il fait cette expérience dans l’Essai de philosophie morale (1749) où il procède par définitions, « notions communes », énoncés de théorèmes et démonstrations et scholie (p. 252-254), son but étant de répondre à la question philosophique et tout à fait ordinaire du bonheur des humains par le « calcul [...] des biens et des maux [afin de] trouver les moyens pour augmenter la somme des uns et diminuer la somme des autres » (p. 250), calcul portant sur la durée et l’intensité de ces réalités. Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Maupertuis et à la présentation donnée par Storni (p. 250-256). Ce dernier se demande pour terminer comment concilier la dénonciation du mathématisme et sa reprise dans son essai d’arithmétique morale. La réponse, nuancée, est à chercher dans les positions épistémologiques et métaphysiques de Maupertuis, en particulier dans un de ses derniers travaux, Examen philosophique de la preuve de l’existence de Dieu employée dans l’Essai de cosmologie qui s’appuyait sur le PMA. Allons directement à la thèse de Maupertuis : la malgré toutes les critiques adressées au projet d’unifier toutes les disciplines en leur imposant la même méthodologie issue des mathématiques, il pense que ces dernières sont « un outil destiné à surmonter, au moins partiellement, les limites qui sont fixées par l’imperfection de nos facultés » (p. 259). Autrement dit, ce serait son empirisme lockéen, radicalisé en un phénoménisme et un subjectivisme extrêmes (la connaissance de l’essence des choses nous échappera toujours, répètera le siècle, limitons-nous aux phénomènes) qui aurait besoin de « l’abstraction et de la généralité des lois mathématiques » afin de procurer à la connaissance un « haut degré de vraisemblance » (id.). On comprend certes que mathématiser une discipline, une question, comme celle de la morale du bonheur, réduit l’incertitude des notions utilisées sur des objets obscurs et stabilise nos connaissances, provisoirement et dans les limites qui sont les nôtres. Mais on ne peut s’empêcher de remarquer que cette mathématisation n’est applicable que régionalement, pour certains objets qui se prêtent à une quantification — comme la durée et l’intensité du plaisir et de la douleur — et un calcul. Maupertuis en conviendrait ainsi que le montre le fait qu’il rejette le « rêve wolffien d’une computation universelle de toutes les idées » et le projet leibnizien d’une « écriture philosophique [...] ou langue universelle » reposant sur une mise en ordre des idées dûment définies (p. 260). Il faut alors peut-être reconnaître que la mathématisation maupertuisienne risque de n’être qu’un artifice de présentation, sans doute efficace pour la communication et garantissant une rigueur des démonstrations. En effet, les conclusions de l’Essai de philosophie morale ne doivent rien à la forme géométrique du développement (voir p. 251, Storni dit qu’alors la démonstration se fait moins rigoureuse), mais ont recours à l’exercice classique de réfutation des doctrines morales (des épicuriens et des stoïciens), et à une issue attendue, fidéiste, soutenue par ce qu’il faut bien appeler une opinion, certes vénérable, mais platement eudémoniste (p. 256), qui aurait pu dispenser de l’Essai.
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21Nous pouvons désormais analyser la nature de la controverse philosophique en la comparant avec la controverse scientifique sur la figure de la terre (étudiée au chap. IV), ainsi que nous y invite Storni (p. 261-269). Pour chaque type de controverse, il distingue le lieu institutionnel et la scène publique. La controverse scientifique s’achève grâce à une solution obtenue par des moyens expérimentaux et théoriques. Les conflits toujours possibles en sont minimisés dans la sphère scientifique. Sur la scène publique la controverse devient une querelle où les positions sont simplifiées et caricaturées. p. Cette structure « ouverte et indécidable des controverses philosophiques » (id.) est assumée par Maupertuis qui, certes, en tant que président de l’Académie ne peut s’engager, mais qui cherche pour son compte de philosophe à tirer parti des phénomènes de « contamination et d’hybridation » entre alternatives théoriques (id.). Saluons le grand intérêt de cette remarque qui pourrait avoir des prolongements dans l’histoire de la pensée et de la philosophie que suggère Storni (p. 263) : à partir du moment où s’affrontent des doctrines philosophiques, leur rapport polémique implique que chacune investisse le champ de l’autre, se saisisse de ses concepts les plus problématiques ou détourne le sens et la fonction d’autres concepts. Il en découle une « interaction » entre les acteurs qui expliquerait donc les phénomènes « de contamination et d’hybridation ». L’éclectisme (p. 267) de Maupertuis en ressort précisé si nous le comprenons ainsi et non comme un choix préalable. C’est l’accent mis sur ses intérêts épistémologiques qui est alors pleinement intelligible, ce travail sur les méthodes, l’établissement des preuves, le statut des idées selon les domaines du savoir, les distinctions de procédures de vérité selon les objets, le souci constant des limites du connaissable, tout cela est à l’œuvre dans sa façon de critiquer et de conserver. Il est évident qu’il s’inscrit dans le cadre empiriste et lockéen et qu’il assume un certain scepticisme limité, comme celui de D’Alembert, mais il ne récuse pas pour autant les droits d’une réflexion métaphysique, à condition qu’elle soit guidée par une théorisation sur les principes en physique ; de ce fait Maupertuis se montre ouvert à des concepts leibniziens et wolffiens, cela dans une atmosphère philosophique propre à l’Allemagne.
22En étudiant les trois dimensions de l’activité de Maupertuis ce livre a non seulement jeté une lumière sur la vie intellectuelle de la première partie du xviiie siècle mais a donné à son auteur sa place de premier plan et de médiation entre les acteurs de cette époque, et montré avec précision quelle fut son originalité philosophique, avoir été un philosophe qui eut comme objet quasi constant la réflexion critique sur la connaissance scientifique et philosophique. Lire Maupertuis permet de mieux saisir les origines immédiates et les enjeux des philosophies des Lumières.
23On l’aura compris : la lecture de l’ouvrage de Marco Storni est hautement recommandable.