Résistances écopoétiques dans les littératures africaines
1Dans son dernier opus, Xavier Garnier construit une historiographie brillante et originale de la littérature africaine au travers du prisme de l’écologie. Grâce à une vision comparatiste, plurilingue et transdisciplinaire, Garnier oppose à la vision coloniale et purement géographique du monde — et que Mudimbe avait, à juste terme, appelé l’invention de l’Afrique — une résistance écopoétique des textes africains : il démontre habilement comment « un texte se noue à un lieu pour poser un acte de résistance » (p. 7) face à la conception exotique et impériale du monde qui a fait de la carte un enjeu idéologique.
2Fort de cette idée, il relit les classiques de l’époque coloniale (Maran, Senghor, Achebe, Bâ ou encore Kane) à la lumière de ce qu’il appelle les « écopoétiques du natal » (p. 43) et montre que la réponse émotionnelle des auteurs est justement acte de résistance à l’ethnologie coloniale. Il s’agit par tous les moyens de « défolkloriser l’Afrique » (p. 54) pour renouer avec ce royaume d’enfance qui a cependant disparu. Quête tragique puisque l’homme africain se voit à jamais coupé de son passé ! Or ni la nostalgie, ni le pittoresque, ni le folklore ne pourront l’y reconnecter. Il ne peut y avoir que des tentatives pour faire surgir un monde qui s’est éteint avec la colonisation, mais la geste de l’écriture reste cependant cruciale afin de redonner un sens à ce monde qui s’est effondré : « rendre leur puissance d’agir aux peuples dominés passe par l’examen des procédures qui, au nom d’une accélération de l’Histoire, ont amené une immense part de l’humanité à faire l’expérience d’une dépossession de leur lieux de vie » (p. 73). Et c’est un peu cela que retracent dans leurs textes les écrivains africains de la période coloniale.
3Devant cette perte du lieu natal, il reste alors la possibilité aux écrivains des indépendances (Mukasa, Sembene, Vera, U Tam’si, Sony, Kourouma, Ngugi Wa Thiong’o et bien d’autres) de recréer le pays à partir de lieux spécifiques et de faire exister un « territoire national non stabilisé » (p. 78) devant être décloisonné : « Si les lieux sont arrimés au territoire via les infrastructures routières et ferroviaires, la question écopoétique est de savoir si la nation peut repenser les réseaux depuis les lieux et non l’inverse » (p. 92). Il ne s’agit plus de représenter l’Afrique mais de la rendre visible autrement, dans des interstices que les écrivains s’appliquent à réinventer. Garnier nous invite ici à reconsidérer différemment la théorie des « non-lieux » (qu’il emprunte à Marc Augé) et celle des « hypo-lieux », décrits par le géographe Michel Lussault, pour montrer comment l’Afrique s’est vu réifiée dans le spectacle des cartes postales coloniales et plus récemment dans celui plus actuels des écrans nés de la société des éblouissements dont parle le sociologue Joseph Tonda : « Le combat écopoétique se déroule désormais au cœur de l’image et passe par une lutte farouche contre l’indifférence ou le cynisme » (p. 106). Et si l’Afrique devient globale, elle pense désormais son attachement au local depuis New York, Paris, Londres ou Bruxelles : « Reformulée dans une perspective écopoétique, il s’agit de savoir ce que la conscience de la distance fait à l’attachement » (p. 116).
4Ce monde global des écrans vient souligner une « visibilité des temps de crise », laquelle installe le continent africain dans une fascination autre, celle du chaos qui rappelle pourtant l’Afrique des cartes postales de la colonisation. Pour éviter une autre forme de réification, les auteurs actuels (Bofane, Efoui, Mwenza, Aanza, Niangouna ou encore Waberi) veulent éviter l’écueil d’une nostalgie postcoloniale qui porterait la tradition aux nues : alors, par le biais de la parole, ils créent des « alter-lieux », comme autant d’« espaces d’expérimentation où s’invente un en-commun » (p. 135), par l’archivage d’un patrimoine immatériel qui surgit dans les textes actuels par le biais de la figure du griot. « Alter-lieux, » « hyper-lieux » ou encore « hypo-lieux » sont autant de concepts théoriques que Garnier emploie pour décrire au mieux la vitalité des villes actuelles. À la verticalité des villes coloniales, « utopies écologistes modernes, vouées au bien-être des habitants » (p. 156) s’opposent les villes indigènes insalubres.
5Paradoxalement, ce fantasme de la ville-chaos, nous dit Garnier, est finalement un discours colonial figé que se réapproprient les artistes actuels pour montrer la vitalité des bas-fonds, participant à « une reconfiguration des possibles » : « ces artistes travaillent à créer des lieux-événements qui ouvrent un espace de débat » (p. 168) et invente un autre rapport à l’image. C’est une manière de faire la ville pour l’habiter autrement : « La ville hors-contrôle est le creuset d’une humanité résiliente » (p. 170) où s’échafaude « le spectacle éblouissant du chaos » (p. 171). La vie exulte dans ces romans-trottoirs des bidonvilles (Sony), dans « la littérature-locomotive » (Mwenza), dans les romans de la forêt ou ceux de la mine, « hypo-lieux » d’une violence qui s’exerce hors du feu des projecteurs. C’est dans l’invisibilité de ces espaces que s’écrit la crise environnementale actuelle, celle qui touche les plus pauvres mais aussi les plus invisibilisés par le capitalisme actuel. Cette geste décoloniale de l’écriture qui devient hommage aux disparus fait émerger au grand jour « une énonciation enfouie » (p. 206), acte de résistance contre la réification : « L’Histoire dont on a privé les peuples colonisés est un immense sédiment dans lequel il faut creuser ses souterrains pour retrouver le sens de l’expérience présente » (p. 223). Et la forêt équatoriale ne fait pas exception. À la vision coloniale d’un espace profondément inhumain et sauvage, les écrivains actuels font de la forêt une zone écopoétique du sensible, un espace de résistance. L’espace-troué analysé par Deleuze et Guattari — que ce soient celui des mines ou celui de la forêt — régénère une poétique de l’effondrement et de l’enfouissement pour dénoncer les crimes perpétrés au nom de l’argent et du politique.
6Ces analyses écopoétiques qui puisent dans les questionnements de Bruno Latour sur le dérèglement climatique et la dérégulation économique sont subtilement transposées au continent africain : elles déploient un imaginaire original donnant aux textes littéraires africains une puissance politique autre qui s’oppose aux logiques capitalistes réduisant le monde à une simple ressource. Les auteurs africains rendent visible une « avidité extractiviste » du monde bien trop souvent légitimée (p. 231) et imaginent, pour notre plus grand plaisir, un monde multiple et décentré où s’écrit, dans une multitude de langues (autant africaines qu’européennes), une mémoire pluriverselle et complexe pour se réapproprier un continent qui pendant trop longtemps s’est vu figé par les archives coloniales.