Spirales et métamorphoses
1« Un siècle d’action dans une minute de rêve1 » : cette formule nervalienne, extraite d’Aurélia, donne son titre au bel essai d’Anne Mounic. Dans le rêve, l’esprit du narrateur concentre en effet « les costumes de tous les peuples, les images de tous les pays », indistinctement mêlés à sa perception de lui-même. Passé et avenir, identité et altérité, fusionnent dans les lieux de la densité extrême, l’esprit de l’auteur ou l’œuvre littéraire. Dans cette vision fondatrice de Nerval, le détail (la conscience individuelle) contient l’ensemble (l’histoire des générations humaines). Cette même intuition préside à la démarche d’Anne Mounic dans sa lecture de Sylvie. Il s’agit, comme le propose la collection « Études de Style » des éditions Le Bord de l’Eau, d’analyser un court extrait d’ouvrage afin de « déchiffrer l’énigme d’un style porté à incandescence2 ». Mounic se concentre ainsi sur le chapitre VI (« Othys ») de la nouvelle de Nerval, secondairement sur les chapitres III (« Résolution ») et V (« Le village »). Le pari implicite est le suivant : de même que l’esprit individuel peut contenir l’histoire des générations, ainsi l’extrait choisi révèle-t-il des dynamiques et thèmes innervant toute l’œuvre de Nerval.
2On peut être à l’abord surpris par l’écriture dense et parfois énigmatique de l’essayiste, qui tourne quelque temps autour de son objet avant de le révéler. Anne Mounic adopte ce que l’on pourrait appeler une écriture en spirale — motif qui lui est cher —, se resserrant progressivement, comme les anneaux d’un serpent, autour d’une intuition centrale. Par opposition à un style linéaire qui suivrait fidèlement le plan annoncé, la plume de Mounic opère par annonces, ellipses et retours multiples à des thèmes qui ne sont pleinement compris que dans le développement du texte. C’est une lecture assez exigeante, demandant au lecteur de s’engager attentivement dans les changements de focus, notamment dans une alternance entre un mouvement de zoom in sur l’extrait du chapitre VI et de zoom out sur l’œuvre nervalienne. L’expérience de lecture finale en est toutefois gratifiante. L’essai invite à la relecture lorsque l’on a perçu l’ensemble du motif, ce qui est un beau témoignage de sa force évocatrice et des qualités littéraires de l’autrice.
3Mounic, elle-même poète et peintre, romancière et essayiste, a une approche fondamentalement comparatiste. Tout au long de l’ouvrage, elle met en lumière les correspondances qui s’imposent à ses yeux entre Nerval et une grande diversité de penseurs et écrivains, de Shakespeare à Blake, de Bachelard à Kafka. Son affinité personnelle avec l’auteur de Sylvie se manifeste dans sa finesse de perception de thèmes chers à Nerval comme à elle-même : le temps, la cyclicité de la vie, l’instant et l’éternité, le rapport à autrui. L’essai de Mounic, paru peu après son décès en 2022, offre ainsi un concentré des motifs qu’elle a explorés dans l’ensemble de son œuvre, tout en proposant une lecture agréablement rafraîchissante d’un texte célèbre. L’intérêt de l’ouvrage ne réside pas dans une avancée critique majeure pour les études nervaliennes, mais plutôt dans la délicatesse d’une écrivaine qui se met au service de l’univers de l’auteur étudié. Dans la lignée de la critique thématique (illustrée notamment par les travaux de Gaston Bachelard et Georges Poulet, que l’essayiste cite en introduction), Mounic porte attention aux dynamiques qui ont une importance toute particulière dans Sylvie, et plus largement dans l’œuvre de Nerval.
Spirale, palimpseste, métamorphose
4L’essayiste identifie trois motifs d’écriture gouvernant l’écriture et la vision de Nerval : la spirale, le palimpseste et la métamorphose. Ces mouvements sont également au cœur de la méthode de Mounic, comme si l’essayiste, sous l’influence de son objet, mimait dans un mélange de virtuosité et de lâcher-prise les dynamiques qu’elle se propose de mettre à jour. Notons en passant que le thème de la métamorphose est régulièrement revenu sous la plume de Mounic dans ses publications les plus récentes (2019 & 2020), sous des angles différents.
5Chacun de ces motifs évoque un mouvement distinct : la spirale est circulaire, le palimpseste est formé de la superposition des écritures et des époques, tandis que la métamorphose conserve son objet tout en lui donnant une autre forme. Cependant, il transparaît implicitement à la lecture de l’essai que ces trois mouvements sont solidaires les uns des autres. La figure d’Aurélie/Adrienne en est un exemple frappant : le narrateur retrouve une figure du passé sous les traits de la cantatrice Aurélie (mouvement de spirale), son apparence se superposant au souvenir d’Adrienne (palimpseste), sous une forme cependant nouvelle (métamorphose). Mounic laisse au lecteur le soin de relier ces différents motifs entre eux, préférant la fraîcheur de la vision impromptue à l’armature pédagogique. Il me semble cependant que l’essai gagnerait à rendre ces rapports plus explicites dès le début de l’ouvrage, car le propos est d’une grande densité.
6L’écrivaine convoque un vaste corpus littéraire et philosophique pour nourrir ses observations, proposant des parallèles souvent fugitifs, mais à chaque fois évocateurs. Ainsi, dans les pages consacrées au motif de la spirale, Mounic cite d’abord Nerval lui-même, dans Voyage en Orient, pour montrer que l’auteur associe l’élément du feu à la vie sans fin, représentée par le double mouvement, centrifuge et centripète, du feu au centre de la terre (p. 38). Elle distingue ensuite une spirale qui « peut se refermer sur elle-même et emprisonner dans un cercle » (p. 39), comme dans une scène de la Bohème galante ou des Nuits d’octobre, de la spirale qui peut « rompre l’enfermement », que Mounic associe à la spirale de Lawrence Sterne ou au bras du général Lassalle dans une nouvelle de Poe (p. 41).
7« Le motif [de la spirale] réunit, dans l’instant de l’initiation, le passé et l’avenir » (p. 43). On peut en dire autant du palimpseste, identifié par Mounic comme omniprésent dans l’œuvre de Nerval, tant à l’échelle des récits qu’il a composés que de sa vision de la littérature. Ainsi, « l’œuvre, par un processus volontaire de recherche, une quête épique, manifeste la vie du souterrain » (p. 19). Les personnages, les époques se superposent et se répondent, dans une continuité dépendante de la subjectivité du narrateur, qui « assure la cohérence d’un univers apprivoisé » (p. 24). Laissant apercevoir par transparence des figures d’un autre temps, des années révolues, ravivées par la vision subjective du narrateur, le récit nervalien est un palimpseste, contenant tout ensemble le passé et l’histoire en train de s’écrire. A l’image de l’œuvre, le paysage dans lequel se déroule l’épopée est également palimpseste, observe Mounic, lisible grâce à la « corrélation de subjectivité » (p. 24) qui imprègne le lieu et le sauve de la froideur du monde moderne. Le Valois, dans Sylvie, est ainsi à la fois le lieu du retour et celui du renouveau.
8Cette mobilité entre les époques et les personnages est permise par la faculté qu’a Nerval de s’incarner, à l’instar du caméléon dans lequel Keats voyait l’avatar du poète (p. 50), dans d’autres vies que la sienne. Bien que les personnages changent de nom et d’identité sociale au cours des époques, le cercle revient sur lui-même. L’intuition de Nerval est, pour Mounic, profondément unifiée au sein même de tous les changements en surface. En enfilant la robe de mariée de sa tante, Sylvie se confond ainsi avec cette dernière, tout en devenant par le même acte la « fée des légendes ». Les métamorphoses suivent ainsi un mouvement de spirale, faisant apparaître conjointement les manuscrits de différentes époques sur un même palimpseste. Ces trois motifs relevés par Mounic, précieux pour comprendre l’imaginaire nervalien, figurent une vision du temps singulière, au cœur de la réflexion de l’essayiste.
L’instant décisif et le temps cyclique
9La citation d’Aurélia qui donne son titre à l’essai évoque « un phénomène d’espace analogue à celui du temps qui concentre un siècle d’action dans une minute de rêve ». Mounic s’intéresse à la question du temps sous plusieurs de ses manifestations, montrant qu’elles sont solidaires et imbriquées l’une dans l’autre. L’instant de la décision et de l’action (que Mounic qualifie d’« épiques ») appelle à un temps circulaire qui « s’ouvre en nous et ne cesse de s’y inachever » (p. 14). Le kairos libère le mouvement de spirale du temps, ravivant des époques antérieures et propulsant en même temps le narrateur vers l’avenir. Cette expansion du temps, permettant à une minute de contenir un siècle, à une nuit de contenir les souvenirs de toute une enfance, est possible grâce au pouvoir de l’esprit. Comme je l’ai mentionné plus haut, les localités du Valois ont également pour Nerval cette vertu de concentration temporelle, conservant en elles les légendes des siècles passés, la fraîcheur de la jeunesse recommencée (celle de Sylvie, de sa tante, de figures historiques comme celle de Diane). Mounic, qui avait signé en 2020 un essai sur le temps chez Proust dans la même collection, consacre de belles pages aux convergences entre les deux auteurs. Elle souligne notamment leur sensibilité commune à cette magie des noms de lieux (que Proust développe dans son essai sur Nerval publié dans le Contre Sainte-Beuve) et l’importance de la nuit comme cadre de l’instant décisif, favorisant une fluidité du sujet qui se réincarne en maints détails historiques (p. 131).
10La nuit et le Valois sont donc le cadre spatio-temporel de ce miracle de l’instant poétique. Mounic montre comment la nouvelle, d’abord ancrée dans le temps « chronologique », signalé par des indications horaires précises sur le voyage de Gérard, bascule vers le « temps historique » et le « temps de l’imagination ». Le symbole de ce temps magique est pour elle la pendule de la Renaissance que possède le narrateur (p. 68), dont le mécanisme n’a pas été remonté depuis deux siècles. Ici encore, Mounic éclaire la symbolique relevée dans Sylvie par une référence à un autre écrit nervalien (le sonnet Artémis, où la treizième heure rencontre la première), ainsi que par des précisions mythologiques et historiques sur la figure de Diane (à la fois antique déesse lunaire et personnage historique). Ces références viennent compléter une fine lecture du texte lui-même ; on retiendra notamment l’analyse que Mounic fait du jeu des temps dans le récit (p. 75-76). En effet, la rencontre de différentes temporalités se manifeste, sur le plan narratif, par l’emploi d’une riche palette de temps grammaticaux : du passé simple, le narrateur passe au présent en voyageant vers les lieux de l’enfance, pour ensuite basculer vers le « passé composé de l’expérience » et l’« imparfait du “passé restauré” » (formule que Mounic emprunte à Baudelaire).
11L’équilibre précaire du temps cyclique ne se maintient que par le mouvement, précise l’essayiste. Avec la souplesse que nous avons relevée, elle fait converger sa lecture de Bachelard (1943), sur l’« instant dynamisé », avec la symbolique du feu comme source d’énergie originelle chez Nerval et William Blake (p. 71-72). L’ampleur et l’hétérogénéité des références se justifie par l’intuition développée dans l’ouverture de l’essai : la littérature, outil de saisie du temps, participe elle-même d’un mouvement cyclique. Pour Mounic, Nerval suggère même à la fin d’Angélique « que toute œuvre participerait d’un immense palimpseste, se déroulant tout au long de l’histoire de l’humanité » (p. 124). Son essai a en tout cas cette qualité de palimpseste, rendant de nombreux hommages littéraires au fil des pages, intégrant une nuée de références dans le mouvement fascinant d’une écriture en spirale. Cette manière d’incorporer, presque sans suture, les pensées d’autrui à une lecture toute personnelle, résonne avec l’autre questionnement majeur de l’ouvrage : l’autre est-il proche ou lointain ? Est-il possible au narrateur de connaître celle qu’il aime dans sa différence ?
L’altérité à l’épreuve du réel
12Au centre de la quête du narrateur de Sylvie est l’espoir d’établir une vraie intimité avec une figure féminine. C’est en effet seulement dans la complicité d’un partage que peut se réaliser la composition de soi du narrateur nervalien, note Mounic : « Le sujet n’advient à lui-même que par la “corrélation de subjectivité” (Benvéniste) qui le lie à autrui dans le devenir » (p. 79-80), en le confrontant à un tu. Cependant, le narrateur a plus de facilité à se sentir proche d’une femme idéalisée que de la douce réalité, dans son irréductible altérité. Les pages les plus éclairantes de l’ouvrage de Mounic portent, à mon sens, sur ce douloureux paradoxe du proche et du lointain. On se souvient que le narrateur conclut au chapitre XIV qu’Aurélie/Adrienne et Sylvie sont les deux faces d’un même amour : « L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce réalité ». Il semblerait logique que ce narrateur se sente plus proche de la dernière tout en étant attiré par la lumière de la première. Cependant, Mounic montre que le visage de la réalité celui de Sylvie, donc —est plus étranger au narrateur que celui de l’actrice illuminée par les feux de la rampe. Mounic résume ce paradoxe ainsi : « Sylvie paraît si proche qu’elle en est d’autant plus lointaine. Il lui manque le sublime de l’apparition divine, ce lointain que Nerval accueille comme tellement proche » (p. 91-92) :
Sylvie oppose au narrateur, puisqu’elle participe de la réalité, un visage d’altérité que ne possède guère l’apparition [l’actrice Aurélie], entièrement appropriée qu’elle est comme figure de son destin et incarnation d’un temps vécu, d’un devenir modelé et éprouvé charnellement. Comme reflet de sa conscience, l’apparition alterne la nuit et le jour, l’errance et la visée épique [...] et elle participe d’un temps approprié, celui du récit, celui de l’œuvre, qui, elle aussi, porte « une étoile au front », puisqu’elle est le véritable guide (p. 92-93).
13Parmi ce qui sépare les jeunes « fiancés » (le narrateur et Sylvie) dans le chapitre V, Mounic porte notamment attention aux références littéraires reflétant la différence sociale et culturelle entre eux. Sylvie, que le narrateur identifie à l’héroïne de La Nouvelle Héloïse, est ironiquement incapable de comprendre d’elle-même le « sublime » de Rousseau et s’en remet au jugement de son ami. Mounic examine également le jeu des pronoms. Le « nous », qui surgit d’abord dans l’évocation des fêtes de jeunesse, est ainsi « garant de la continuité du temps » (p. 60), en ce qu’il contient une mémoire partagée d’une époque révolue. Dans le chapitre V, le « nous » désignant le narrateur et Sylvie pointe vers la possibilité d’une communauté de sentiment entre eux ; c’est cependant un pronom fragile, constate Anne Mounic. « Le nous se scinde, en “je” et “elle”, à la fin du chapitre : “Et je continuais à réciter des fragments de l’Héloïse pendant que Sylvie cueillait des fraises” » (p. 91).
14C’est dans la lecture du chapitre VI, « Othys », que se rejoignent les différents motifs mentionnés dans le corps de l’essai. L’essayiste analyse la célèbre scène où les amoureux revêtent les anciens habits de noce de la tante de Sylvie, se demandant si cette métamorphose théâtrale peut, l’espace d’un instant, réparer la séparation entre eux et faire croire à la possibilité d’une « corrélation de subjectivité ». Elle montre avec nuance que ce point culminant de l’union des amoureux contribue, dans le même temps, à mettre de la distance entre eux, puisqu’ici encore Sylvie demeure dans l’immédiat et que le narrateur vit la scène à travers la référence littéraire au monde des légendes. L’instant de l’apparition des mariés devant la tante a ce pouvoir multiplicateur du rêve, mentionné plus haut : il contient des siècles d’histoire et de légendes, confondant les jeunes gens avec les générations antérieures et la mémoire du lieu. Mounic conclut ainsi :
Comme le rêve ne coïncide jamais avec la réalité, pas plus que le temps de l’œuvre avec le temps chronologique, Sylvie et le narrateur, à part durant ce « seul moment » où ils incarnèrent, comme un motif, comme une image, un temps qui n’était pas le leur, ne sont jamais parvenu à coïncider l’un à l’autre dans un instant où l’un pour l’autre, ils seraient devenus cet antéros dont parle Socrate dans Phèdre (p. 120-121)
15L’« instant dynamisé » qui unit les amoureux en une image parfaite les inscrit ainsi dans le temps cyclique, la chaîne des générations mentionnée plus haut. Toute l’analyse de Mounic converge vers la scène culminante du récit de Nerval, permettant d’apprécier son importance au sein de l’œuvre de l’auteur, d’être à nouveau ému par sa beauté cruelle.
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16De l’essai d’Anne Mounic, on apprécie en définitive la finesse d’analyse et d’écriture, le respect délicat pour son objet. Sa lecture, privilégiant une approche thématique, ne prétend pas apporter de renouveau méthodologique aux études nervaliennes. Cependant, l’écrivaine réussit la gageure de proposer une grille de lecture personnelle et de mettre Sylvie en résonance avec l’œuvre nervalienne et un vaste corpus littéraire franco-britannique, sans jamais alourdir ou ternir le texte étudié. Son étude de style rend ainsi hommage à l’éternelle fraîcheur du récit de Nerval. Si ce dernier condense « un siècle d’action dans une minute de rêve », Mounic nous offre également un ouvrage d’une belle densité : un testament de la vie d’une écrivaine, dans le court intervalle d’une heure de lecture.
Bachelard Gaston, L’Air et les songes : Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie José Corti, 1943.
Mounic Anne, Italie du récit, terre de ses métamorphoses, Paris, Classiques Garnier, 2019.
Mounic Anne, Des infinies métamorphoses de la figure animale dans l’art et la littérature, Paris, Honoré Champion, 2020.