Relire le Quichotte
1En Espagne, il y a quatre cents ans, paraissait la première partie de Don Quichotte. Dix ans plus tard, Cervantès y ajoutait la seconde, offrant là l’œuvre magistrale et fondatrice que l’on connaît. C’est en forme de commémoration, célébrant cet anniversaire littéraire et également ses vingt-cinq ans d’existence, que le CRES (Centre de Recherche sur l’Espagne des xvie et xviie siècles, fondé par Augustin Redondo et dirigé par Pierre Civil) a réuni autour du Quichotte treize contributions, toutes en langue espagnole, qui se proposent de relire et d’analyser le roman cervantin à la lueur de nouvelles perspectives critiques. L’ouvrage, sous la direction d’Augustin Redondo, revisite ainsi quatre grands thèmes : le texte, entendu comme matière organisée en paratexte et épisodes (« El texto revisitado : epígrafes y episodios »), la structure, dessinée par des principes d’ordre rhétorique ou conceptuel (« Retórica y conceptos a nueva luz »), l’esprit cervantin ou les lettres comme art de l’invention (« Ingenio y creación cervantina : un replanteamiento ») et enfin, l’altérité (« Otra percepción de la alteridad »).
2Premiers éléments qui introduisent le texte, les titres de chapitres du Quichotte retiennent l’attention, non seulement par leur contenu informatif, mais aussi par leur forme allongée, qui en font de véritables épigraphes. José Montero Reguera (« Una cala en la prosa eufónica del Quijote : los epígrafes de la primera parte », p. 13-24) se penche ainsi sur cette prose originale qui révèle le travail soigneux qu’a mis Cervantès à forger des titres à la signification sonore. José Montero Reguera fonde son explication sur l’analyse de l’onomastique cervantine, expression par excellence du mot. Le nom chez Cervantès est vivant, savoureux. L’adjectif « peregrino » apparaît ainsi comme une recommandation à laquelle Cervantès ne déroge pas : le nom doit être rare voire étranger (Aristote), mais surtout musical et signifiant (Fray Luis de León). Selon Fray Luis, le mot acquiert un relief singulier lorsqu’à la puissance sonore s’ajoutent le nombre, qui dote d’un rythme singulier, et l’image, produite immédiatement par un procédé d’euphonie selon lequel la lettre même énonce ce qu’elle dit et où l’on voit ce que l’on entend. C’est bien ce qu’illustrent à plus grande échelle les épigraphes, émaillant leurs énoncés de jeux syntaxiques – le rythme – et de mots « peregrinos », donnant ainsi aux titres le statut d’un objet esthétique, au sens premier du terme.
3Jean Canavaggio (« Los amores de don Luis y doña Clara : ¿esbozo de novela o episodio integrado ? », p. 25-36) s’interroge, quant à lui, sur la manière dont s’intègre au cours du récit l’épisode des amours de don Luis et de doña Clara, souvent regardé par la critique comme détaché du corps romanesque. Cette réflexion s’inscrit dans la discussion ouverte par le narrateur lui-même au chapitre 44 de la seconde partie du Quichotte, à propos de l’insertion des digressions et des nouvelles interpolées de la première partie. Mais sommes-nous ici en présence d’une véritable nouvelle ? Peut-on s’aider rétrospectivement des propos du narrateur pour comprendre la présence de cet épisode ? Jean Canavaggio inverse la perspective : il montre que le passage a la valeur d’une ébauche en tant qu’il annonce le processus d’intégration de l’écriture, tel qu’il se manifestera et s’exprimera dans la seconde partie. Une telle lecture s’appuie sur un réseau solide de correspondances qui dément toute visée séparatrice et scelle l’aventure de doña Clara à celle des autres personnages cervantins.
4C’est également à contre-courant d’une interprétation admise, foucaldienne, qui envisage la première et la seconde parties du Quichotte comme un ensemble solidaire, que Giuseppe Grilli reconsidère la première partie pour elle-même (« Hacia la reconstrucción del final del Quijote de 1605 », p. 37-50) et en cherche les signes de clôture, apportés par le texte. Giuseppe Grilli s’attache au motif de l’« aventure réservée ». Tout au long de cette première partie, l’enjeu littéraire pour le chevalier est d’être l’unique héros, de lutter contre les autres acteurs qui envahissent la scène, nés de la prolifération de matériaux romanesques étrangers à la chevalerie. Invoquant sans cesse le concept de « chevalier nouveau », don Quichotte surmonte la diversité et franchit allègrement les limites narratives, taxant d’enchantement toute forme de résistance, si bien que rien ne semble échapper à sa version chevaleresque du monde. Il en est autrement à partir du chapitre 46, où l’édifice se brise. Don Quichotte, en cage, soutient encore une vive discussion avec le chanoine, mais ce dernier lui révèle qu’il est auteur de nouveaux romans de chevalerie. Pour la première fois, quelqu’un utilise le concept de « nouveauté » et empiète sur son terrain – il ne lui est donc plus réservé. Atteint, don Quichotte refuse symptomatiquement de sortir de sa cage et renonce à la possibilité d’une aventure (voir aussi le chapitre 50). C’est alors qu’il est libéré et qu’il rentre chez lui, aussi fou qu’au début du roman. La boucle est bouclée, le chemin accompli, qui reconduit à son origine. Giuseppe Grilli remarque que ce parcours du chevalier a donc une fin, au sens de « finalité », et qu’il répond en filigrane au sens de « industria » ou « dessein », hérité de Platon (Le Phèdre) ; ce terme apparaît d’ailleurs plusieurs fois dans l’œuvre cervantine comme une qualité profonde de la belle œuvre. C’est ce qui amène Giuseppe Grilli à lire les derniers chapitres du Quichotte comme l’expression d’une pratique romanesque singulière : l’œuvre de 1605 semble avoir obéi à un programme poétique. Elle rentre bien en elle-même et affiche sa finitude.
5Lorsque don Quichotte peint à Sancho ce que Juan Diego Vila appelle une « situation érotique idéale » – la fille du roi s’éprend du vertueux chevalier –, il est intéressant de voir que la rêverie amoureuse, façonnée par l’imaginaire chevaleresque, change progressivement de nature (« “Aunque claramente sepa que soy hijo de un azacán” ; sueños, verdades calladas y linaje en el delirio caballeresco de don Quijote », p. 51-64). Au début, si l’inclination de la dame pour son héros inscrit l’attrait sensuel des deux amants dans la lente attente de l’union, la femme aimée devient vite un objet de transaction sociale entre le chevalier valeureux et le roi. En effet, don Quichotte reconnaît amèrement que la vertu, capital éthique, ne permet pas en soi d’accéder à la renommée ni de mériter en récompense la fille du roi si l’on ne jouit pas d’abord d’une noble origine. La seule fama possible est celle qui est dispensée par le roi et attachée à un nom, indépendamment de la valeur de l’individu, car seuls importent, dans la société moderne du xviie siècle, le lignage et le capital symbolique d’origine économico-nobiliaire. Privé de ces atouts, don Quichotte mesure cruellement l’impossibilité de réaliser son idéal parce que malgré toute sa vaillance, il ne peut inventer sa naissance ni effacer son infamie, aisément surmontée dans le système de valeurs de la chevalerie.
6Jean-Marc Pelorson (« De algunos zeugmas en el Quijote y del problema de su interpretación », p. 67-76) se penche sur la présence des nombreux zeugmas qui émaillent l’écriture cervantine. Symptômes d’une écriture concise et rapide qui sollicite sans cesse l’attention du lecteur, ils sont une figure de l’ellipse et apparaissent comme un instrument privilégié dont se sert le récit pour mettre en question l’identité des êtres, inscrivant ainsi dans la lettre même du texte l’instabilité fondatrice du Quichotte.
7L’analyse de Pablo Jauralde Pou (« Cervantes busca nuevos modos narrativos » p. 77-86) montre l’interaction entre l’évolution de la société au xviie siècle et l’art narratif du texte cervantin. L’avènement d’une société mercantile met l’auteur en présence d’un public qu’il doit conquérir et dont il doit se faire connaître. Conscient de cette nouvelle pratique des lettres, Cervantès va à la rencontre du lecteur et s’éloigne des motifs traditionnels pour offrir une œuvre inédite, dont la varietas est l’un des ressorts romanesques. Selon Pablo Jauralde Pou, l’indécision fameuse du texte est un moyen de séduire le public le plus large possible. Cette transgression générique sert aussi une esthétique singulière qui s’oppose à la doxa en ce qu’elle choisit de mêler le réel et l’imaginaire fantastique, mais surtout parce qu’elle traite de l’imagination de l’intérieur, comme une faculté qui s’exerce à travers un sujet libre. En effet, les échanges stimulés par le commerce modifient l’organisation du monde, ils découvrent le perspectivisme et placent le sujet au centre de ces rapports. Le monde n’est plus sereinement organisé. Tel est le sens de ce nouveau « je » poétique, en dehors duquel rien ne peut se penser ni se représenter. L’imagination du sujet contient le monde extérieur ; le réel est appréhendé à travers elle. C’est cette idée « révolutionnaire » que Cervantès transforme en intrigue ; dilater l’imagination du sujet jusqu’à ses limites devient sa matière narrative.
8Aurora Egido lit la seconde partie du Quichotte (« A la tercera. Nuevos relieves de discreción quijotesca », p. 87-113) comme une variation originale sur le concept de « prudence ». En effet, la différence structurelle entre la première et la seconde parties repose sur le fait que don Quichotte est devenu lecteur de ses aventures et comme tel, il semble jouir d’une certaine mémoire des choses passées, c’est-à-dire d’une forme de prudence. La rapidité des actions fait place à de longues réflexions et conversations entre le maître et l’écuyer, en écho à la tradition des dialogues philosophiques. De fait, Aurora Egido relève dans ce changement du domaine de la pratique l’empreinte de la sagesse aristotélicienne (Ethique à Nicomaque). Paradoxe ironique qui voit se loger en la folie du chevalier l’invention d’une nouvelle philosophie morale, qui définit la prudence dans le récit, tirant les leçons des actions supposées par la première partie. La fiction littéraire porte ainsi implicitement sa propre éthique : Sancho et don Quichotte sont devenus leurs propres modèles.
9Guillermo Serés, dans son article « Estudiantes y soldados cervantinos. El ingenio, la fuerza y el servicio al Rey » (p. 117-130), a choisi de s’intéresser à une figure emblématique de l’univers cervantin : le soldat. Concurrencés et supplantés par une noblesse attirée par les honneurs de plume, les jeunes lettrés de pauvre naissance n’ont pas d’autre choix pour vivre que de s’engager dans l’armée, au service du roi et de se faire soldats. C’est aussi, pour eux, l’espoir d’accéder à une certaine « noblesse politique ». Le personnage du « mancebito » dans le roman cervantin, en écho au licencié Vidriera, offre un portrait en demi-teinte, entre lucidité et résignation, bien loin du soldat cupide ou déçu car trop ambitieux, tel que le peint Erasme. Pas besoin donc d’un ermite pour sermonner le soldat imbu de lui-même. En effet, dans le Quichotte, le soldat et le poète sont frères de condition, ils partagent la même sagesse, la même incertitude de l’avenir et pensent leur engagement more religioso.
10Augustin Redondo examine le rôle de la barbe et de son univers dans le Quichotte (« De barbas y barberos en el Quijote. Donaire y creación cervantina », p. 131-146). Dépossédée par le prestige grandissant des lettres de l’autorité qu’elle conférait, la barbe n’est plus symbole de savoir ou d’expérience. Porter la barbe est un art qui revêt désormais un sens ludique (de façon rustique, à la manière de Sancho ou encore pour travestir son identité sexuelle). Mais c’est dans cet univers festif et populaire qu’apparaît le barbier, que la fonction aux contours imprécis destine à être l’homme à tout faire et, partant, un interlocuteur privilégié de don Quichotte et du curé. Augustin Redondo se penche alors sur ce personnage complexe, à la confluence du burlesque, du symbolique et du culturel.
11Comme le relève Michel Moner (« El pelele apaleado : la problemática del fracaso en el Quijote », p. 147-158), don Quichotte apparaît souvent comme un pantin, en proie à sa propre folie, mené au gré des envies d’un auteur, à la voix tantôt compatissante, tantôt critique, ou encore semblable à une véritable marionnette dans l’épisode de Maese Pedro. Michel Moner s’interroge sur la création de ce personnage sacrifié et l’explique par le parcours littéraire de Cervantès lui-même. En effet, don Quichotte incarne (ou donne à voir dans sa bibliothèque) des genres auxquels Cervantès-écrivain s’est essayé, mais où il a échoué. Dès lors, à travers son personnage et ses défaites cuisantes, à la manière d’une catharsis, l’auteur se défait de ses propres rêves et de ses discours poétiques.
12Le système énonciatif du Quichotte n’est pas homogène car à chacune des trois sorties correspond un système différent, construit autour de Cid Hamet, élaborant un nouveau pacte avec le lecteur, ainsi que l’explique José Manuel Martín Morán (« Reunión de narradores, autor muerto. Los tres sistemas enunciativos del Quijote », p. 159-173). Le premier système ne donne jamais la parole à l’auteur maure et raconte, par prétérition, ce que ce dernier raconte. Le second reconnaît le texte de Cid comme l’unique source et par là, la vérité du récit devient une pure fiction. Enfin, le dernier système repose sur le précédent, reprenant le texte de Cid, mais pour déclarer cette fois son indéniable authenticité. Les sources orales du troisième système interviennent seulement comme des compléments au texte initial, consacrant par là son caractère originel face à celui du faussaire Avellaneda. Chacune de ces versions sert donc l’intention de l’auteur caché, qui finit par révéler son visage, et retrace ses changements de direction, célébrant le pouvoir désacralisant de la parole puis affirmant en dernier lieu l’orgueil de son autorité, c’est-à-dire la paternité de Cervantès.
13Bénédicte Torres (« Lo disforme y lo monstruoso en el Quijote », p. 177-194) revient sur le thème de la monstruosité, dont l’image modulable revêt successivement plusieurs significations. Le monstre, fruit de l’imagination de don Quichotte permet tout d’abord au chevalier de représenter l’ennemi par excellence. Il est ensuite un élément de l’univers festif et carnavalesque, qui envahit la sphère sociale à certaines occasions. Enfin, il prête son visage au fantasme de l’autre monde. Ces occurrences montrent en fait que le monstrueux sert chaque fois à exprimer un écart avec une norme, un idéal dont il sert parfois la critique. La discordance se traduit par une apparence imparfaite, qui suscite l’effroi, le rire ou toute sorte de sentiment qui tient à distance. Par là, le monstrueux s’inscrit dans la réflexion de l’être et de sa relation au monde.
14C’est en partant de l’étymologie arabe de certains noms que Carroll B. Johnson (« La presencia morisca en el Quijote. De quijote e ínsulas, en busca de una simetría perdida », p. 195-202) se demande si l’altérité dans le roman ne se perçoit pas comme une double orientation d’ordre linguistico-culturel, à valeur structurelle. Carroll B. Johnson choisit ainsi d’analyser avec précision le terme « ínsula ».
15Telles sont les treize propositions de lecture, « d’orientation et de méthodes différentes » composant cet ouvrage critique, qui « met en relief les nouvelles facettes de l’inépuisable texte cervantin et l’on espère que le lecteur y prendra plaisir » (Augustin Redondo, p. 10).