Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Septembre 2023 (volume 24, numéro 8)
titre article
Gabrielle Veillet

Les pratiques modernes du rire, par‑delà les théories

The modern practices of laughter, beyond theories
Daniel Grojnowski, Les Rires d’hier et d’aujourd’hui. Par-delà Bergson, Paris : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2023, 182 p., EAN : 9782753587021.

1Spécialiste du rire « moderne », Daniel Grojnowski enrichit cette année sa contribution aux études sur la question en publiant non pas un, mais deux ouvrages : Les Rires d’hier et d’aujourd’hui et La Tradition fumiste. De la marge au centre (Grojnowski, 2023). Deux livres qui, s’ils diffèrent par les bornes chronologiques qu’ils se donnent et par la diversité des œuvres et des genres qu’ils étudient, n’en laissent pas moins tous deux la part belle aux pratiques, avant les théories. Un peu plus d’un siècle après celle proposée par Bergson dans Le Rire (Bergson [1900], 2013), Les Rires d’hier et d’aujourd’hui dénoncent les limites d’une conception classique et proposent une théorie du rire « moderne » en acte, née de la présentation savoureuse de morceaux choisis propres à en représenter différents aspects. Loin des concepts abstraits, c’est en effet à partir de la pratique des rires modernes observée dans des œuvres qui vont de la fin du xixe siècle à Boby Lapointe que s’élabore une définition d’un phénomène tout à la fois pluriel et caractéristique de la modernité.

Discuter avec Bergson : limites & lacunes d’une théorie d’obédience classique

2Comme il l’indique dans son avant-propos, Daniel Grojnowski se propose de « pass[er] des théories aux pratiques » (p. 11). Avant de mieux donner à voir la diversité des œuvres qui donnent corps à une seconde partie enthousiaste, il lui faut d’abord rappeler la théorie de Bergson. La thèse soutenue dans Le Rire est donc convoquée dès le premier chapitre. Tout l’intérêt de celui-ci est de plonger immédiatement le lecteur au cœur de la discussion avec le texte : pas de résumé de la théorie, mais une mise en tension des points clés du Rire, essai sur la signification du comique. L’indistinction faite entre rire et comique dans le sous-titre de l’essai réduit à l’équivalence les « rires volontaires et involontaires » comme « ceux qui les produisent » et « ceux qui les perçoivent » (p. 21). Réductrice, elle manque de nuances et passe à côté de « l’arc-en-ciel des humours » qu’a étudié Dominique Noguez (1996). Situant le comique à l’origine du rire, Bergson oublie par ailleurs de préciser que l’un comme l’autre ne sont possibles qu’à condition que leurs « cadres de référence » (p. 22) soient perçus et compris par le producteur du comique comme par les rieurs. Daniel Grojnowski reproche à Bergson de s’adresser à une « communauté de lecteurs représentative de l’homme cultivé telle que la bourgeoisie de son temps en a proposé un modèle “universel” » (p. 22) sans tenir compte du fait que le rire s’inscrit au contraire avant tout dans une communauté et que l’on peut ne pas le partager, si l’on en ignore les codes et les usages. Quant aux trois idées phares que l’on retient généralement de l’ouvrage de Bergson – « l’anesthésie momentanée du cœur » (Bergson [1900], 2013, p. 64) qu’éprouve le rieur, la fonction de régulation sociale du rire et la définition du comique comme « mécanique plaqué sur du vivant » (Bergson [1900], 2013, p. 90) –, Daniel Grojnoswski en souligne là encore le côté réducteur, qui ne permet pas de rendre compte de la pluralité des fonctions du rire et du comique. L’insensibilité du rieur ne tient pas, puisqu’au contraire, le rire « peut être de sympathie, de défense, [il] témoigne en tout cas une émotion véritable, car [il] manifeste lui aussi une réaction d’affect » (p. 22). De la même façon, la fonction univoque de régulation sociale « sous-estime la charge tantôt frondeuse tantôt subversive et émancipatrice du rire » (p. 23) et ne peut accueillir en son sein ni les modes de la farce ou de la caricature, ni les jeux jubilatoires avec le langage. Enfin, Bergson semble être passé trop vite sur l’aspect jubilatoire des mots d’enfants, qui relèvent davantage de la « collision entre principes contradictoires » (p. 23) que de la « mécanisation de la vie » (Bergson [1900], 2013, p. 121, l’auteur souligne). En somme, héritier d’une conception classique du rire, le philosophe en a manqué la part libératrice. Pourtant, « hors la tyrannie du réel, éclate la jouissance qu’éprouve celui qui se libère de toute contrainte. » (p. 24)

3Daniel Grojnowski ne propose pas pour autant ici une charge sans nuances contre l’essai de Bergson. L’abordant par la discussion pour mieux en relever les limites, il les justifie et les tempère en montrant que la formation du philosophe le prédisposait à une approche classique. Sa conception doit en effet beaucoup aux Éléments de littérature ([1787], 2005) de Marmontel qui, dans ses articles consacrés au comique et à la comédie, « plaça[it] les effets risibles sous les contraintes de la morale et du bon goût » (p. 26). Bergson reprend ainsi les notions de « comique de situations, « de mots » ou de « caractères » et propose une hiérarchie entre le bas et le haut comique ; surtout, il insiste sur la fonction répressive du rire et trouve ses exemples parmi les comédies de Molière. En cela, il ne s’appuie que trop peu sur les écrits qui lui sont contemporains – les œuvres de Twain, d’Allais ou de Jarry, ont pourtant le mérite d’illustrer les limites de son essai – et néglige, par une telle approche des comédies, « leur composante proprement théâtrale, alors que la mise en scène, les décors, le jeu des acteurs, en déterminent de manière variable la “force comique” (vis comica) » (p. 27). En pointant du doigt cette lacune, Daniel Grojnowski met au contraire en évidence la « double nature du rieur » (p. 32) qui, assistant en spectateur à l’immoralité de don Juan, exulte d’un rire « simultanément normatif et transgressif » (p. 32), jouissant « par procuration […] de l’extravagante liberté dont use don Juan dans sa conduite envers les femmes et ses jugements à l’égard de la religion » (p. 32).

Trouver un autre mot-clé, « chercher l’interférence » (p. 43)

4Différentes études sur le rire ont déjà montré en quoi la conception bergsonienne du rire reposait sur une approche classique et ne tenait que trop peu – voire pas du tout – compte des pratiques contemporaines. Pierre Jourde propose par exemple dans Empailler le toréador (1999) de penser « l’incongru » contre les principes bergsoniens d’un comique motivé tandis qu’Alain Vaillant dénonce dans La Civilisation du rire la conception partielle proposée par Bergson, et la réfute en six points (2016, p. 49-52). Dans leur édition du Rire (2013), Daniel Grojnowski et Henri Scepi font état de ces mêmes limites1 et, dans une partie au titre évocateur – « Des exemples et des silences révélateurs » – ils proposent un aperçu des formes humoristiques oubliées par le philosophe :

Les exemples choisis dans Le Rire sont donc choisis à dessein et s’intègrent parfaitement à la démonstration d’une explication qui, parce qu’elle pose un principe érigé en loi, à l’origine de toutes les productions, se révèle « unitaire » ou unifiante. Quoique Bergson désire préserver les particularités qui relèvent des situations ou des circonstances, la « mécanique » comique exerce, avant tout, à l’en croire, une fonction sociale de régulation ou de correction. Cette théorie peine toutefois à rendre compte de certains modes d'expression ou de production du rire qui sont moins traditionnels que la caricature ou la farce, ou de procédés plus subtils que la répétition, le quiproquo, etc. Il en va ainsi pour les spéculations abracadabrantes ou sophistiques, le caractère narcissique du « sublime » ou encore pour les périples en Absurdie, la composante philosophique du « non-sens », qui défient les usages ordinaires. De fait, sa conception sous-estime la charge émancipatrice du rire. D'où ces silences révélateurs (Grojnowski et Scepi, dans Bergson, 2013, p. 40).

5Si les limites d’une théorie maintes fois rééditée sont donc depuis longtemps soulignées par les chercheurs, c’est la façon dont est menée le dialogue avec le célèbre essai qui fait l’originalité des Rires d’hier et d’aujourd’hui. Ce dialogue permet en effet à Daniel Grojnowski de poser, au fil de la discussion, les fondements d’une théorie du rire « moderne » que les pratiques présentées dans la seconde partie permettront d’élaborer et d’exemplifier. Si Bergson a trop oublié l’importance fondamentale du cadre comme des codes nécessaires à lier le rire au comique, qui ne peut pourtant survenir que dans le cas où les catégories génériques ou les différents protocoles d’annonce ont permis au rieur de déceler la charge risible du propos, Daniel Grojnowski peut affirmer qu’« en France, […] on a parlé d’humour “moderne” lorsqu’on a pris conscience que les individus d’un même groupe […] réagissaient différemment » (p. 38). Ainsi des rires propres aux cabarets parisiens qui ont illustré « ces dissidences culturelles » (p. 38) et entériné la prise de distance de la bohème littéraire avec le monde bourgeois. Réaffirmer la place prise par le cadre de référence et les codes sociaux dans le déclenchement du rire et dans la perception du comique introduit également à la problématique du sens posée par le rire moderne. En effet, en leur absence, il revient au rieur de déterminer la signification à donner aux énoncés qu’il perçoit comme comique : la seconde partie de l’ouvrage de Daniel Grojnowski présente ainsi multitude de pratiques comiques fondées sur l’indécision, laissant le lecteur ou le spectateur se débattre avec un sens qu’il ne sait trop comment interpréter – c’est le cas notamment des Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam (chap. VII, chap. X), des histoires de ventriloques d’Allais (chap. IX), des mystifications artistiques d’Yves Klein (chap. X) ou encore des chansons de Boby Lapointe (chap. XI).

6Daniel Grojnowski n’entend cependant pas condamner Bergson, ni lui opposer une réfutation en bonne et due forme comme l’a fait Alain Vaillant2 ; l’enjeu est plutôt de changer de point de vue sur ce qui constitue le mot-clé de la célèbre formule du philosophe : « du mécanique plaqué sur du vivant » (Bergson [1900], 2013, p. 90). Cette approche permet de passer de l’opposition entre vivant et raideur proposée par le substantif « mécanique » à son processus constitutif suggéré par le participe « plaqué ». Selon Daniel Grojnowski, c’est donc à la façon dont entrent en collision deux éléments à première vue incompatibles qu’il faut s’intéresser ; le mot d’ordre des « études sur le rire et le comique […] [doit être] : “chercher l’interférence” » (p. 43). Bergson l’avait bien senti, lui qui propose dans son essai diverses variations autour du concept d’« interférence des séries » (Bergson [1900], 2013, p. 114, 118, 119, 120), dont Daniel Grojnowski fait le relevé (p. 43). Le philosophe voit dans ces interférences « une source intarissable d’effets plaisants » (Bergson [1900], 2013, p. 133), la coïncidence de deux idées opposées en même temps dans notre esprit nous révélant la « mécanisation de la vie » (Bergson [1900], 2013, p. 121). Cherchant à rendre compte du comique « moderne », Daniel Grojnowski emprunte à l’auteur du Rire cette « clé en forme de passe-partout » (p. 47) et rappelle qu’aucun des théoriciens du rire qui succèdent à Bergson, d’Arthur Koestler à Georges Bataille, ne l’a oubliée. Or, si celle-ci « ouvre des portes donnant accès à l’infinie diversité des productions comiques » (p. 47), ce n’est pas parce que le principe d’interférence donne à voir l’automatisme, mais bien parce qu’il « se situe à des confluences de toutes espèces, […] permet de franchir les obstacles réputés insurmontables, […] amalgame à plaisir. » (p. 45) En d’autres mots, parce qu’il procure le relâchement des tensions impliquées par les obligations auxquelles nous soumet le principe de réalité, ce principe d’interférence nous permet de vivre une « expérience par laquelle se conjure l’inquiétude » (p. 44) et incarne un véritable passe-partout apte à rendre compte des formes du rire les plus diverses. Bergson omet cet aspect individualiste du rire quand il s’en préoccupe en moraliste : en effaçant l’individualité au profit du groupe social, il passe à côté de la vertu libératrice du rire.

7Cadres de référence et codes sociaux implicites rendant le sens flottant et indécidable, interférences des séries les plus diverses, individualité exacerbée dans un rire qui exorcise l’inquiétude : voilà autant de bases théoriques que le dialogue avec l’essai de Bergson permet à Daniel Grojnowski de poser de façon discrète, avant de laisser la part belle aux différentes formes de pratiques qui lui permettront dans une seconde partie d’achever la caractérisation du rire moderne.

Cheminer à travers les pratiques du rire « moderne » : un itinéraire qui se fait caractérisation

8Si Daniel Grojnowski rappelle dès la fin de sa première partie qu’il est difficile d’établir une typologie – la singularité des œuvres comiques malmenant des catégorisations auxquelles elles n’échappent cependant pas complètement –, il fonde en dénominateur commun la « part d’inquiétude ou d’énigme, sinon d’effroi » (p. 49) propre à toutes les pratiques présentées dans la seconde partie. Les œuvres choisies proposent alors un itinéraire croissant vers cette inquiétude que cherche à conjurer le rire, en même temps qu’elles montrent de quelle façon l’humour « moderne » se joue des catégorisations. De la satire (chap. VII) au sarcasme (chap. XIII) en passant par les catégories « conventionnelles » du parodique (chap. VIII), de l’absurde (chap. IX), de la mystification (chap. X), du jeu sur le langage (chap. XI) et du grotesque (chap. XII), le lecteur suit une route qui le mène de la simple perte du sens dans les Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam (chap. VII) à la grimace inquiétante et presque infernale du rire de Melmoth dans le roman de Maturin (chap. XIII). Entre temps, il sera confronté à la polyphonie invisible et inquiétante de voix venues du ventre (chap. IX) – organe de l’informe et des désirs impurs –, à la « logique du chaos » (chap. XI, p. 113) des jeux langagiers d’Allais et de Boby Lapointe, avant de se heurter au grotesque, qui « se prête simultanément à l’effroi et à l’amusement » (chap. XII, p. 119). Cet itinéraire chemine ainsi dans des sentes ambiguës et fait sentir au lecteur qu’« un grand nombre d’épisodes drôles – sinon tous – sont étroitement liés à un malheur latent ou à venir » (p. 117).

9Avec ce parcours, Daniel Grojnowski propose de façon agréable, et en subordonnant la théorie aux pratiques, un début de caractérisation de l’humour « moderne » qui reprend, de façon discrète et au gré des différentes œuvres convoquées, les termes-clés soulevés dans la première partie plus théorique. Ainsi l’individualité du rieur comme la théâtralité de l’humour « moderne » sont-elles mises en avant dans les différentes pratiques évoquées : le rire teinté de mélancolie des Moralités légendaires d’un Laforgue (chap. XVIII) comme celui des chansons chaotiques d’un Boby Lapointe (chap. XI) ne s’inscrivent pas seulement dans des espaces à la théâtralité revendiquée ; ils répondent aussi à leurs propres inquiétudes métaphysiques. Celles-ci sont mises en scène dans des décors qui doivent beaucoup à la logique du cabaret, à laquelle ils empruntent la forme du « numéro ». Daniel Grojnowski rappelle ainsi que les Moralités légendaires doivent « leur ton à nul autre pareil » à « la variété de spectacles musicaux » (p. 72) – opéras, numéros de café-concert ou de cabarets –, auxquels Laforgue aime à assister. C’est aux mêmes cafés-concerts, cabarets et autres music-halls que sont redevables les écrivains exploitant le thème de la ventriloquie, qui y fait ses premiers pas. Quant aux jeux de langage auxquels se prêtent Allais ou Boby Lapointe, ils relèvent là encore de la logique du monologue de café-concert, ceux-ci se servant de leur collaboration avec des cabarets – le Chat Noir pour le premier, Le Cheval d’or et Les Trois Baudets pour le second – afin de proposer « l’exécution de “numéros” longuement mis au point » (p. 104). Cet itinéraire à travers différentes pratiques du rire « moderne » illustre la place prédominante qu’y occupe le travail sur les arrière-plans, tout comme celui effectué sur la caractérisation des « rôles », deux caractéristiques propres à une théâtralité omise par Bergson dans son étude du rire provoqué par la comédie.

10C’est surtout la question du sens, de plus en plus flottant dans l’humour « moderne », qui est mise en avant dans chacune des catégories visitées. Villiers de l’Isle-Adam cherche ainsi à « pren[dre] le lecteur à contre-pied pour l’éveiller à la question du sens » (p. 56) en proposant ses satires. Cheminant à travers différents contes, Daniel Grojnwoski montre comment les chutes de ceux-ci introduisent l’ironie et le doute : la plupart du temps, la satire dévie et ne propose pas de dénoncer une vérité univoque, si bien que « le lecteur perd de vue le propos affiché au départ » (p. 64). À la fin de Claire Lenoir, c’est ainsi l’ophtalmoscope de Tribulat Bonhomet, symbole du matérialisme du savant, qui lui permet paradoxalement d’« appréhend[er] la divinité » (p. 62) : la cible de la satire, qui semblait être le matérialisme forcené de Tribulat, devient aussi la condition d’accès à la transcendance, si bien que le lecteur ne peut plus donner un sens univoque au conte. Abandonné par un narrateur qui n’est plus fiable, c’est désormais à lui seul de prendre en charge un sens plurivoque et empli d’interférences. Ainsi des histoires de ventriloques par exemple qui, à travers la polyphonie des voix qu’elles donnent à entendre, atteignent aux limites de l’absurde, si bien que l’on ne sait plus vraiment qui parle et qui dit la vérité, de la voix sortie des lèvres ou de celle venue du ventre (chap. IX). Avec la mystification, c’est la logique du plein et du vide qui met à mal l’univocité du sens. L’œuvre d’Yves Klein témoigne notamment « d’une intrication de la visée mystique et des stratégies mystifiantes » (p. 99) : véritable génie artistique ou mystification des bleus monochromes identiques vendus à des prix différents parce qu’ils manifestent « une “sensibilité picturale” singulière, […] [qui], pour être invisible, n’en est pas moins inscrite dans leur texture » (p. 96), à nous de trancher.

11Par ailleurs, et comme la première partie de l’ouvrage le fait remarquer, cette question du sens est fortement corrélée à celle du cadre de référence et des codes sociaux propres à permettre le décodage (ou non) des discours tenus. Aussi le parodique, véritable processus de création – et non plus d’imitation, telle que l’était la parodie – nécessite-t-il un décodage et permet de faire cohabiter différents sens : les Moralités légendaires de Laforgue « professent un amusement qui n’exclut ni la mélancolie ni le pathétique » (p. 76). Ce jeu de l’humour « moderne » sur la plurivocité du sens et de la vérité vise, dans toutes les pratiques convoquées, à interroger l’ordre social comme les désirs ou l’inconscient. Déstabiliser le sens permet ainsi de donner une place à tout ce qui est de l’ordre du refoulé et du proscrit. En achevant son parcours par le grotesque et le sarcasme, qui réunissent le plaisant et le déplaisant, Daniel Grojnowski parvient à illustrer le déplacement de la question du sens : dans l’humour « moderne », « il n’est […] plus question de signification ou de cohérence mais de résonances » (p. 120). Que ce soit à propos des différents sens convoqués par les productions comiques ou par rapport à des catégories comme à des valeurs a priori inconciliables, « un transfert fait passer de l’interférence de deux séries (Bergson) à la fusion-confusion entre des composants jugés incompatibles » (p. 152) C’est bien ce que réussit à montrer Daniel Grojnowski, qui inscrit, en creux de l’itinéraire proposé parmi les sentes d’un humour « moderne » aux pratiques toujours plus variées, une théorie en acte.

Conserver le plaisir de la lecture

12Si cet ouvrage entend suggérer une théorie du rire « moderne » grâce à différentes pratiques qui rompent avec la vieille idée que le rire ne peut être que de joie, s’il fait du rire triste ou mélancolique l’expression d’un humour « moderne », il n’en est pas moins un livre plaisant à lire. Annonçant dès l’avant-propos qu’il souhaite « indiquer pour quelles raisons et dans quelles conditions[il] trouve [lui]-même une œuvre drôle » (p. 11), Daniel Grojnowski n’entend pas négliger le côté divertissant du rire. Ainsi son livre est-il parsemé d’exemples comiques dont l’aspect humoristique est agréablement mis en valeur. Nous ne reviendrons pas ici sur les extraits d’œuvre analysés de façon à ce que le lecteur en saisisse tout le sel : nous préférons illustrer l’attention que Daniel Grojnowski a prise à restituer des anecdotes de la vraie vie des artistes qu’il convoque. C’est le cas dans le chapitre portant sur le sarcasme chez Maupassant (chap. XIII), dans lequel le chercheur prend le temps d’associer à des analyses littéraires une anecdote biographique détaillée sur les frasques de l’auteur farceur :

Au cours de l’été 1879, Maupassant est employé au ministère de la Marine. Il fonde avec quelques comparses un « Cercle des amis des femmes » férocement cynique. Il invite à les rejoindre l’un de ses collègues, Édouard Braud (dit « Moule à bitte »), un commis célibataire âgé de quarante et un ans, curieux de vivre une aventure galante. Pour entrer dans le cercle il doit subir un certain nombre d’épreuves initiatiques comme se présenter nu, accepter un « baptême spermique », l’examen de son anus, de ses bourses, d’autres encore, tout aussi dégradantes. Cinq mois plus tard cette victime décède : « Grrrande nouvelle !!!, écrit Maupassant à l’un de ses amis, Moule à bitte est mort !!! Mort au champ d’honneur, c’est-à-dire sur son rond-de-cuir bureaucratique. » (p. 141)

13En rendant compte avec précision de la farce, en énumérant les épreuves initiatiques proposées par le « Cercle des amis des femmes », etc., le chapitre nous offre l’occasion d’expérimenter un amusement teinté de malaise, et dote l’essai théorique d’un aspect divertissant. Nous avons particulièrement apprécié sur ce point le chapitre X consacré aux « mystification[s] et mystère[s] ». En s’attardant à développer plusieurs expositions d’Yves Klein – inauguration de sa « période bleue » en 1957 à la galerie Apollinaire de Milan, « exposition du Vide », à l’occasion de son trentième anniversaire, à la galerie Isis Clert à Paris, assortie de différentes réactions de la presse de l’époque –, le chapitre multiplie les descriptions drôles et parvient à nous tenir en haleine, dans l’attente d’une autre anecdote. Ce chapitre offre par ailleurs une large place aux images et, en proposant par exemple des extraits de l’Album primo-avrilesque d’Allais, il réussit à réduire l’écart temporel entre les mystifications ici retranscrites et notre xxie siècle.

14Plaisant, l’ouvrage l’est jusque dans la façon dont il dispense, de façon légère et discrète, de petites leçons. Si la part belle est laissée aux diverses pratiques que peut prendre le rire « moderne », les différents chapitres offrent régulièrement l’occasion de petits enseignements théoriques. Il en va ainsi, par exemple, du rappel sur l’évolution du type du bourgeois dans la seconde partie du xixe siècle en littérature et dans la caricature, proposé à l’occasion du chapitre sur la satire. De la même façon, le chapitre sur la ventriloquie présente un rapide cours sur ce divertissement. Sans cesse subordonnées aux pratiques artistiques du rire « moderne » sur lequel elles ne prennent jamais le pas, ces petites leçons n’en restent pas moins techniques et joignent l’utile à l’agréable.

15En privilégiant les œuvres aux genres – c’est là le titre de la seconde partie – et en subordonnant la théorie aux pratiques, Daniel Grojnowksi fait émerger les grands jalons d’une théorie du rire « moderne ». Si « l’écrivain n’a que faire des théoriciens et de leurs catégories, [car] seuls le concernent les effets produits » (p. 139), les différentes pratiques du rire présentées dans l’ouvrage inscrivent et composent une partition des grands traits de l’humour « moderne » : théâtralité et prise en compte de l’individualité pour conjurer l’inquiétude, vacillement du sens, « fusion-confusion » (p. 152) des contraires. Autant de traits qui contribuent à délester le comique de ses « visées pratiques (disqualifiantes, polémiques ou conviviales) » et à lui faire « prendre valeur d’“absolu” » (p. 153).