Leconte de Lisle : parnassien et réunionnais
« Le poème, grec en surface, créole en profondeur, réactualise en le rendant quasi méconnaissable le cri du créole au moment où il a abandonné sa patrie, la nature luxuriante des tropiques. »
Edgard Pich, Introduction des Œuvres complètes,
Paris, Honoré Champion, tome 1, 2011, p. 13.
1En 2021, l’historien Prosper Ève publie les actes d’un colloque organisé en 2018 à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Leconte de Lisle ainsi que du cent quatre‑vingtième anniversaire de celle de Léon Dierx. Ce colloque donne lieu à la publication de douze articles qui traitent principalement de Leconte de Lisle sous le titre L’École parnassienne. Ce recueil ne présente pas une architecture en parties. Son ambition principale est de repenser le mouvement littéraire qu’est le Parnasse en termes d’école – une école dont Leconte de Lisle est le chef de file – et c’est ce que font plusieurs des articles. Mais il apparaît que la physionomie de l’ouvrage devient plus claire si on le lit comme un ensemble de contributions autour de la figure de Leconte de Lisle. Aussi, pour rendre compte de cet ouvrage, proposons-nous de centrer le propos sur la figure de Leconte de Lisle, que nous interrogeons d’abord à l’aune de sa « réunionnité », puis comme Parnassien avant de voir quels autres visages inattendus sont également proposés au lecteur.
Leconte de Lisle réunionnais : approche patrimoniale, approche scientifique
Leconte de Lisle réunionnais
2Dans son mot inaugural, Prosper Ève présente Leconte de Lisle en réunionnais :
Les splendeurs de la nature tropicale donnent à son œuvre son authenticité. Dans ses premières poésies, il regrette la nature grandiose de son île. Il trouve en elle un refuge de paix qu’il désire revoir. L’île est une source de réconfort. Le souvenir de l’île lui procure une sorte de joie multiple. Ses poèmes sont dorés du soleil de son île natale. Les paysages enchanteurs de celle-ci ont ébloui ses yeux d’enfant et d’adolescent. Ses poèmes « La fontaine aux lianes », « La Ravine Saint-Gilles », « Le Bernica », « Le Manchy », « Le Piton des neiges », sont imbibés de l’atmosphère des paysages dont il a été l’observateur ému. (p. 11)
3L’auteur rappelle ainsi les pièces poétiques de Leconte de Lisle qui évoquent La Réunion. Les plus connues sont au nombre de cinq : « La Fontaine aux lianes », « La Ravine Saint-Gilles », « Le Bernica », « Le Manchy » et « Le Piton des neiges ». Selon une approche patrimoniale discutable et discutée, Prosper Ève fait de Leconte de Lisle un poète réunionnais, au sens d’un poète exilé qui écrit, dans son œuvre poétique, le lieu perdu qui coïncide avec le paradis tropical de l’enfance et de l’adolescence. Même si la part de l’île natale dans la poétique de Leconte de Lisle est indéniable, sa fabrique en écrivain réunionnais suscite davantage la polémique.
Mise en perspective d’une polémique
4Dans son article intitulé « Tropical Parnasse : Leconte de Lisle, Léon Dierx », Jean-Claude Carpanin Marimoutou revient sur la querelle précédemment évoquée. Voici les termes dans lesquels il la présente :
L’importance, la fonction, le sens des poèmes ayant pour objet l’île natale ont été l’objet de redoutables discussions opposant, en particulier, les tenants d’une présence essentielle de ces poèmes dans l’œuvre, comme Marius-Ary Leblond qui lisent dans toute l’œuvre lislienne la marque du « génie créole » comme l’indique le sous-titre de l’essai qu’ils consacrent au poète – essai qualifié par Edgard Pich de « thèse, […] pamphlet, […] hagiographie » -, Pierre Jobit, ou Hippolyte Foucque, et ceux qui dénient toute idée même de « poèmes réunionnais », comme Michel Beniamino. Ainsi ce dernier, en 1999, dans le cadre de son analyse du « régionalisme littéraire » ou du « nationalisme littéraire », écrit, de manière assez péremptoire qu’« à La Réunion sont souvent éditées des anthologies de ‘poèmes réunionnais’ de Leconte de Lisle, poèmes qui n’existent que dans l’imaginaire des Réunionnais. » (p. 28)
5Ainsi Prosper Ève se range-t-il dans le camp de Marius-Ary Leblond qui considère, dans un ouvrage éponyme, Leconte de Lisle comme un « génie créole ». Face à eux, Edgard Pich voit dans cette approche patrimoniale du poète une fiction qui n’a rien de scientifique. Il est alors rejoint par Pierre Jobit, Hippolyte Foucque ou encore Michel Beniamino. Dans cette querelle littéraire, Carpanin Marimoutou opte pour une solution médiane :
Si la terre créole a pu être, dans certains poèmes de jeunesse, un objet de discours à part entière, en tant que telle, elle a ensuite été repensée et resituée (y compris dans l’organisation des recueils poétiques) à l’intérieur du système global de Leconte de Lisle, pour produire des significations en cohérence avec ce dernier, appréhendé comme pratique systématique de la reprise, de la réadaptation, de la réécriture. (p. 34)
Examen de la réception de Leconte de Lisle à La Réunion
6Ce dossier est rouvert une dernière fois par Fabienne Jean-Baptiste qui, dans son article intitulé « Leconte de Lisle et les Réunionnais : des Créoles face à un Immortel. Réceptions, lecture et compréhension de Leconte de Lisle par les Réunionnais à travers différentes sources [1894-1987] » apporte de nouveaux éléments et met, en quelque sorte, le colloque en abyme. Le point de départ est le contrepied d’un article dans lequel Hippolyte Foucque tente de sauver l’apparence d’un Leconte de Lisle poète réunionnais. Une vérité apparaît davantage : le poète est avant tout un inconnu à La Réunion.
En effet Leconte de Lisle reste peu connu des Réunionnais de 1894. Les Créoles de Paris et les Parisiens peuvent croiser Leconte de Lisle au jardin du Luxembourg. Le monocle et la silhouette du Parnassien, bibliothécaire au Sénat, sont familiers à un grand nombre de Parisiens, comme en témoigne un de ses disciples, Henri de Régnier. Effectivement, Leconte de Lisle tient un salon littéraire le samedi, accueillant de jeunes disciples du Parnasse. Les Réunionnais de 1894 ne se sentent pas proches de ce poète évoluant, vivant et versifiant à Paris. (p. 210-211)
7Fabienne Jean-Baptiste montre ensuite comment des exemplaires de l’œuvre de l’auteur sont acquises par les bibliothèques de l’île, les fiches de prêt permettant alors d’obtenir des données exactes sur les lecteurs de Leconte de Lisle. En outre, ceux qui connaissent Leconte de Lisle à La Réunion le connaissent souvent en mal, en raison des prises de position anti-esclavagistes qui heurtent l’élite coloniale. L’auteur montre enfin comment le poète est finalement, au propre comme au figuré, récupéré par La Réunion :
M. Lacouture, alors chargé des affaires culturelles de la mairie de Saint-Paul, est l’artisan de ce retour des cendres avec un appui politique de poids, le Premier Ministre Raymond Barre. Leconte de Lisle revient en grande pompe le 27 septembre 1977. Sont organisées plusieurs commémorations dont une lecture par les collégiens du CES de Bourbon, ancien établissement scolaire de Leconte de Lisle, l’installation d’une chapelle ardente à Saint-Paul et une manifestation culturelle à Villèle. Ces moments forts rassemblent du monde. Le spectacle son et lumière de Villèle connaît son point d’orgue avec une mise en scène ouvrant le récital du Manchy. En effet, un manchy est dressé et le poème est lu. (p. 219-220)
Leconte de Lisle parnassien
Leconte de Lisle : poète & traducteur barbare
8Leconte de Lisle est l’auteur d’un recueil intitulé Poèmes barbares (1862). Ce titre apparaît, à maints égards, comme stratégique, à la fois en raison du goût de l’auteur pour l’antiquité, mais aussi en raison de la place du concept de barbarie dans sa vision du monde issu d’un passé qu’il regrette. Deux articles discutent du concept de barbarie. Le premier est celui de Patrick Counillon, intitulé « Leconte de Lisle, traducteur du grec ». Le poète apparaît donc comme le contraire d’un barbare, puisqu’il comprend et traduit la langue grecque :
Comme notre poète a traduit, en moins de vingt-cinq ans, Homère, Hésiode, les Bucoliques et les Tragiques grecs – pour ne rien dire de sa traduction d’Horace, les spécialistes de Leconte de Lisle ont déjà consacré de nombreuses pages à ces questions, et, parallèlement, les hellénistes se sont tous trouvés confrontés un jour ou l’autre aux traductions de Leconte de Lisle et s’en sont expliqués. C’est dire que la bibliographie est considérable et dispersée. J’ai donc choisi de me limiter à une analyse des choix de traduction de Leconte de Lisle à partir de quelques exemples tous empruntés à son Iliade, celle de ses traductions qui a fait le plus de bruit à sa publication, et qui reste encore régulièrement lue et publiée, comme j’ai pu m’en rendre compte naguère auprès de mes étudiants de Bordeaux, plus de cent cinquante ans après la première édition. (p. 49)
9Il est néanmoins vrai que la légitimité d’helléniste de Leconte de Lisle fait l’objet de débats, mais ce qui retient davantage notre attention ici est la façon dont il renouvelle la vision de l’antiquité en mettant l’accent sur sa barbarie :
Des lecteurs qui s’étaient faits de l’Antiquité un modèle idéaliste et poli plein des gracieux jeunes gens de Girodet ou des jeunes filles de Leighton ou Alma-Tadema se trouvaient devant un texte qui revendiquait la sauvagerie d’une société jusque dans l’étrangeté de la langue : Leconte de Lisle obligeait ses lecteurs à lire l’Iliade pour la première fois, et à reconnaître le monde de la Grèce archaïque et classique pour ce qu’il a été, sanglant et brutal. C’est un monde au cœur des ténèbres. (p. 64)
10Ainsi la barbarie n’est-elle pas un concept négatif parce qu’il permet de revivifier une antiquité devenue fausse à force d’être aseptisée. L’autre article qui discute le concept de barbarie dans le discours littéraire de Leconte de Lisle est celui de Bénédicte Letellier, intitulé « La barbarie du poème moderne chez Leconte de Lisle selon Sri Aurobindo ». Comme le titre l’indique, le poète est lu au prisme d’un autre poète : Aurobindo Ghose. Le concept de barbarie est alors entendu en un double sens. Il est d’abord ce qui est rejeté parce qu’il appartient au monde moderne détesté par le poète. Il est ensuite réhabilité de la façon suivante pour s’intégrer à l’esthétique du poète :
La barbarie de ses poèmes fait de ces civilisations un contre-modèle du progrès économique qui interroge la vie à ses commencements et la vie primitive. Mais elle est aussi et surtout une ressource poétique : les légendes et les poèmes animaliers lui offrent l’inspiration et l’intuition nécessaires pour écrire un poème. Loin d’être décadente, la barbarie s’avère pleinement constitutive d’un progrès qui serait avant tout une affaire de poésie. (p. 191)
Repenser le Parnasse
11Dans « La Belle utopie du Parnasse : les leçons d’un échec », Alain Vaillant propose de repenser l’histoire littéraire de façon plus réaliste :
Notre position d’historiens, consacrant une bonne partie de notre temps – sinon, parfois, sa totalité – à l’étude ou plutôt l’éloge des écrivains du canon, nous amène à cautionner une sorte de fiction historique, selon laquelle la grande littérature ne serait faite que de succès, de triomphes éclatants, de trajectoires lumineuses dont chaque inflexion serait le résultat d’un projet concerté et abouti. (p. 117)
12Pour ce faire, il commence par défiger l’image unifiée du Parnasse en distinguant deux tendances et en situant Leconte de Lisle par rapport à elles :
Il faut commencer par une distinction préalable, qui permet d’isoler grossièrement deux types de Parnassiens. Chronologiquement, il y eut d’abord des poètes issus de la « petite presse » artistico-littéraire qui emploie la plus grande part des écrivains-journalistes de la monarchie de Juillet et du Second Empire. Écrivains venus à la littérature par amour de la poésie et ayant trouvé à s’employer dans les innombrables journaux qui éclosent à Paris, ils forment les rangs de la bohème, dont ils partagent la vision joyeusement désabusée du monde. Ce Parnasse de la petite presse se caractérise par son allure ludique, ironique, sourdement contestataire. Ces dissidents de la culture médiatique sont, parmi les plus connus, Gautier, Banville, Baudelaire. Mais très vite (dès le Second Empire en particulier), il y eut une deuxième catégorie de Parnassiens, enfants de la bourgeoisie ou de l’aristocratie, qui n’ont pas eu à se commettre dans la presse et qui aspiraient à une vie sérieuse et honorable ; ceux-là ont naturellement donné à la poésie qu’ils pratiquaient un air plus solennel, éloigné des malices à la Banville, revendiquant un élitisme social autant qu’esthétique : citons, parmi beaucoup d’autres (car ils deviennent vraiment nombreux), Dierx, Sully Prudhomme, Heredia. Quant à Leconte de Lisle, qui a fait ses premières armes dans la presse de Juillet, il occupe une position médiane entre les deux groupes. (p. 121)
13De même, Edgard Pich, dans « Métrique et musique. La leçon de Leconte de Lisle », situe le poète éponyme de façon technique, en distinguant une versification thématique qu’il oppose à une autre appelée liturgique :
La première, qu’on trouve dans l’épopée, le théâtre, la poésie didactique, est une forme rhétorique, la rime y joue un rôle essentiel : elle donne au discours un caractère homogène et en quelque sorte officiel, mais indépendant du sens. Toute différente, la seconde que nous avons proposé d’appeler thématique, c’est-à-dire qu’elle donne au discours un caractère liturgique et en quelque sorte litanique. (p. 17-18)
L’Institution du Parnasse
14Plusieurs articles, dont celui d’André Ughetto, intitulé « Situation de Leconte de Lisle », font la part belle à une approche sociologique de la littérature qui tente de saisir la trajectoire du poète dans le champ littéraire du XIXe siècle. Voici la conclusion qu’il propose :
Il en fallut du temps pour que Leconte de Lisle soit reconnu comme ‘maître’. Les trois recueils essentiels, abondamment nourris et repris, furent donc les Poèmes antiques, en 1852, les Poèmes barbares (1872), vingt ans plus tard, les Poèmes tragiques, de 1884, et Derniers poèmes, publiés par les soins de José-Maria de Heredia en 1895, un an après la mort de son auteur. Dans l’exercice de la poésie – que caractérise un aspect sacrificiel (celui dont nous entretient, par exemple, chez Alfred de Musset, son poème « Le Pélican ») – deux voies sont souvent entremêlées. La première est celle d’une descente en soi, à l’écoute des voix ou de la voix intérieure : elle alimente le lyrisme personnel que récusait Leconte de Lisle. La seconde voie consiste à s’avancer vers les autres ; à rendre compte de leurs joies et de leurs souffrances : c’est une poésie à résonnances sociales dont Hugo ne s’est pas privé – mais que le Parnasse refuse aussi, en même temps que l’engagement politique. La troisième, choisie par Leconte de Lisle consista à aller à la rencontre d’autres civilisations et d’autres époques. Ce fut une démarche comparable à celle de l’ethnologue, dont le contact avec l’Autre est médiatisé par le propos scientifique. Dans le cas de la poésie de Leconte [sic] l’étude historique ou géographique est ce qui atteste la véracité de son dire. Aussi, malgré quelques beaux poèmes inspirés par ses souvenirs de La Réunion, a-t-il beaucoup moins parlé de son île natale que ne l’a fait Lacaussade avec ses poèmes baignés de nostalgie mais dénonciateurs d’un système social qui l’avait opprimé. (p. 85)
15Dans son article intitulé « L’héritage poétique de Leconte de Lisle », Yann Mortelette, comme le titre l’indique, aborde le problème sous l’angle, non plus de la production, mais de celle de la réception, entendue comme un héritage :
Leconte de Lisle sut pourtant réunir autour de lui une ‘aristocratie intellectuelle’ de jeunes poètes, d’abord dans la génération parnassienne des années 1860, puis dans la génération symboliste des années 1880 et 1890 : ne s’est-il pas trouvé parmi ces poètes des héritiers de la pensée et de la poétique du maître ? En examinant l’influence philosophique, thématique et formelle que Leconte de Lisle a exercée que les poètes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, nous voudrions identifier ses héritiers littéraires, analyser ce qu’ils ont retenu de son œuvre et comprendre ce qu’ils en ont fait. (p. 88)
16Et la conclusion à laquelle il aboutit est la suivante :
Ceux qui l’ont fait [suivre sa voie] ont principalement emprunté sa conception archéologique de la poésie, son culte de la règle et de la perfection formelle, ses innovations en matière de versification, son système de transcription littérale des noms propres, son goût pour la poésie animalière, son intérêt pour la pensée hindoue, son exaltation du néant, sa déploration de l’impermanence universelle et sa vision positiviste des religions. (p. 115-116)
Nouveaux visages de Leconte de Lisle
Un Écrivain indianocéan
17Certains articles contribuent à esquisser de nouveaux visages de Leconte de Lisle dans lequel il n’apparaît plus seulement comme un poète réunionnais, mais comme un écrivain indianocéan. Parmi eux, on trouve celui de Bruno Cunniah : « Les désirs indiens chez Léoville L’homme et Leconte de Lisle ». Dans cet article, l’auteur opère un rapprochement entre le chef de file de l’école parnassienne et le père oublié de la poésie mauricienne. Ce point de convergence est le rêve indien :
À travers leurs affiliations au Parnasse, Léoville L’Homme et Leconte de Lisle vont développer sur le plan poétique une passion pour l’indianité. Si le poète réunionnais consacre bien une douzaine de pièces à l’Inde ancienne à travers divers recueils, son homologue mauricien n’est pas en reste avec de nombreuses pièces qui évoquent aussi bien l’Inde millénaire qu’une Inde transposée à Maurice grâce à l’engagisme. (p. 172)
18Ainsi les pièces indiennes contribuent-elles à faire de Leconte de Lisle un poète indianocéan et non plus seulement réunionnais. Mais, comme le montre Angélique Gigan, dans le dernier article de l’ouvrage intitulé « La colonisation au XVIIIe siècle par Leconte de Lisle dans l’Inde française (1858) : entre satire et épopée », Leconte de Lisle n’est pas seulement un poète, mais aussi un essayiste. L’auteur étudie le texte éponyme qui se présente comme une réflexion sur la colonisation entendue comme une œuvre positive de l’esprit huma(i)n(iste) :
Texte portant sur la politique coloniale française sous Louis XV, L’Inde française est publié en 1858 dans une revue de sensibilité socialiste intitulée Le Présent, soit dix ans après l’abolition de l’esclavage, à un moment où la France vit un bouleversement économique lié à la révolution industrielle et où elle voit s’épanouir un second empire colonial qui n’a jamais été aussi vaste. (p. 228)
19Nouveau texte aimanté par l’Inde, il manifeste un prolongement, sous une forme nouvelle, des critères de l’esthétique de Leconte de Lisle.
Un Écrivain engagé
20Corrélativement à la possibilité de penser Leconte de Lisle en écrivain indianocéan, certains articles suggèrent qu’il est possible de voir en lui un écrivain engagé, ce qui rompt complètement avec l’une des images figées du Parnasse, mais rejoint le biographème qui fait du poète réunionnais un opposant au système servile. Jouant avec le nom de l’auteur et le superposant à l’autre titre du Discours de la servitude volontaire de La Boétie — le contr’un/contraint —, Pascal Durand intitule son article : « Lecontre de Lisle, une poétique en combat ». Ainsi le poète apparaît-il comme un écrivain engagé, d’abord au service de sa propre cause poétique. En effet, Leconte de Lisle s’oppose à toutes les esthétiques rivales de la sienne en commençant par le romantisme. Ce faisant, il finit par instituer une pratique qui se rapproche de l’académisme pictural. Mais l’image qu’il laisse de lui est complexe, comme en témoigne Zola :
Être impassible, ne pas se laisser entamer par la passion, rester à l’état correct et pur d’un marbre devint d’après lui le suprême idéal. […] Et comme il est merveilleusement doué du côté de la forme, il a écrit des vers qui ont vraiment une superbe allure. […] c’est un romantisme plus dangereux, tournant à la perfection classique, devenant dogmatique, se glaçant pour imposer une formule de beauté parfaite et éternelle. (p. 161)
21Mais l’article qui met le plus clairement en avant Leconte de Lisle comme écrivain engagé est celui de Félix Marimoutou : « Leconte de Lisle : le conteur de l’île. Sur trois contes en prose : Mon premier amour en prose, Sacatove, Marcie ». L’auteur y montre comment le thème amoureux se fait le chiffre de la dénonciation du système esclavagiste :
Que racontent ces contes ? Ils se fondent sur le thème littéraire des amours interdites et fatales, dans un décor de rêve et sur fond d’esclavage. Mon premier amour raconte la vie et la mort d’un amour fracassé par le système esclavagiste, Sacatove l’amour impossible d’un marron pour une jeune blanche et Marcie l’amour impossible d’un esclave pour sa maîtresse. Contes d’amour et de mort, sur fond de sadisme et de masochisme quand ce n’est pas du sado-masochisme. (p. 135)
22Les histoires d’amour impossible sont autant narratives qu’argumentatives.
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23Le présent ouvrage commence par re-poser des questions : premièrement, Leconte de Lisle est-il un poète réunionnais ? Les deux réponses diamétralement opposées sont ici renvoyées dos à dos au profit d’une réponse médiane ainsi que de la prise en compte la plus large possible des modes de réception de Leconte de Lisle. La deuxième question attendue est : Leconte de Lisle est-il parnassien ? Ce sont ici principalement des historiens de la littérature qui interviennent, définissant Leconte de Lisle par rapport au Parnasse ou le Parnasse par rapport à Leconte de Lisle. Une autre piste intéressante consiste à penser ensemble les figures du traducteur et du poète. Enfin, de nouvelles pistes sont inaugurées, comme celle de l’indianocéanisme et de l’engagement. Le poète de La Réunion fait alors l’objet de nouveaux rapprochements dans le cadre d’une lecture non plus seulement insulaire mais aussi océanique. L’impassible parnassien est également remis en perspective avec l’homme engagé contre le système colonialiste. Le colloque dont l’ouvrage est issu réussit donc à rebattre les cartes autour de Leconte de Lisle, suivant des analyses déjà explorées, mais à nouveaux frais, et inaugurant de nouvelles pistes de recherche.