Identités et écritures contemporaines
1Les actes du symposium qui s’est tenu à Aix-en-Provence en avril 2005 sous le titre d’« Identité en métamorphose dans l’écriture contemporaine » s’organisent autour de quatre axes qui tentent de montrer, ainsi que le précise la préface1 de l’ouvrage, que « les métamorphoses de l’identité dans la littérature contemporaine peuvent être observées et décrites selon de multiples perspectives ». Le sujet, certes stimulant, peut paraître audacieux, tant les concepts qu’il met en branle échappent la plupart du temps à une définition simple. Le choix même du titre où le concept « identité » se trouve associé à celui de « métamorphose » part d’un postulat problématique basé sur un quasi-oxymore. Les différentes contributions interrogent justement ce postulat à partir des textes contemporains tout en prenant en considération l’aspect extratextuel (modes de production et de réception, autres systèmes artistiques, influence des nouveaux modes de communication, etc.).
2La distribution proposée par les responsables de la publication a le mérite d’ordonner autour de problématiques générales des articles qui, s’ils se recoupent en plusieurs endroits, offrent des lignes de fuite diverses, à l’image de cette identité métamorphique dont il est question ici. Nous conserverons donc la même démarche pour ce compte rendu.
3Ce premier volet est une approche des textes contemporains par le biais de différentes théories en relation avec la notion d’identité ; c’est également une interrogation critique des taxinomies en vigueur dans le monde littéraire. Ainsi Manfred Schmeling étudie la nature de la relation qui lie la notion philosophique de « sujet » à « l’univers culturellement étranger qui l’entoure ». Il remarque que les romans modernes et postmodernes sont déterminés par une marque de l’altérité dont la perception semble avoir connu certaines modifications en raison de mutations sociales et intellectuelles. Ainsi, par exemple, l’œuvre d’ Ivan Goll, les romans de Joseph Conrad ou de Ya Ding offrent un modèle de non-adhésion du sujet à lui-même : ce sujet ne correspondrait déjà plus à une conception dialectique, comme chez Hegel, mais plutôt à celle du sujet multiple chez Nietzsche.
4Khalid Zekri aborde la même problématique, mais en consacrant son analyse au monde arabo-musulman. Il observe que la rencontre avec l’autre a généré deux attitudes différentes face au paradigme généalogique. D’un côté, des réactions d’autoprotection, et de l’autre, des mouvements de créolisation et d’hybridation identitaire construits sur ce qu’il appelle « le deuil de l’origine ». Citant à ce propos l’exemple des littératures de l’immigration , il montre que l’éclatement identitaire de même que son corollaire littéraire (hybridation générique) sont revendiqués comme une nouvelle manière de participer à un monde sans y appartenir .
5Dans une analyse poétologique, Monika Schmitz-Emans s’attache, pour sa part à expliciter le concept de « métamorphose » en l’opposant à celui de « métempsychose ». À la lumière de ces deux concepts, elle analyse la narration métamorphique dans les textes de Calvino, Nooteboom, Ransmayr, Tawada, qui partagent tous un intertexte avec Les Métamorphoses d’Ovide, en plus d’un aspect autoréflexif qui leur est également commun.
6La métamorphose identitaire peut se manifester sous la forme d’une crise qui donne lieu à une fiction identitaire. C’est ce que Kenneth Meadwell constate dans La Belle Bête2 de Marie-Claire Blais où elle analyse les différentes manifestations de l’identité qui se cristallisent autour de la tension entre identité et ipséité3. Le même thème est abordé par Marinella Termite dans son article « Racines troublées dans l’extrême contemporain ». À partir de différents romans qui thématisent la question des racines (Les Avenirs de Hafid Aggoune4, Le Dehors ou la migration des truites d’Arno Bertina5, Sujets libres de Clémence Boulouque6, Chaos de Marc Weitzmann7), l’auteure identifie le déracinement comme lieu de remise en question des notions du dehors et du dedans, et l’écriture erratique comme prétexte à une interrogation des racines. De la même façon, Joanna Peiron lit la poésie postmoderne à partir de ce qu’elle considère comme une fuite de l’identité qui relève d’une « poétique de l’imprésentable » ; de son côté, Hélène Pécot identifie dans « L’écriture de la métamorphose au féminin » « une nouvelle méthode postmoderne ». Le corpus choisi (Les Chiennes savantes8 de Virginie Despentes, Truismes9 de Marie Darrieussecq et L’apologie de la passivité10 de Karin Bernfeld) est abordé surtout d’un point de vue thématique et l’auteure souligne notamment la prédilection dans ces textes pour les catégories de l’objectal immédiat.
7Convoquant les théories philosophiques11 qui mettent en avant un processus de production où se dilue l’humain, où les frontières entre le dehors et le dedans, l’humain et l’inhumain deviennent de plus en plus floues, Christina Bertelmann apporte un autre éclairage en étudiant le processus métamorphique entre l’homme, l’animal et la machine dans le roman français contemporain. Le corpus qu’elle choisit (Animos12, Les Chiens aussi13 et Truismes14) rend « l’écho de la conception postmoderne de la déconstruction du sujet » non seulement à travers le traitement du personnage romanesque, mais aussi par le truchement de la langue, où la métaphore « littéralisée » devient outil de métamorphose.
8Christian Winterhalter analyse pour sa part la spatialisation de la quête identitaire à travers la déconstruction du topos du désert chez Ransmayr, Dib, Schrott. Cette déconstruction emprunte des voies diverses, de l’exploration de l’espace par la langue au poly-perspectivisme qui peut aboutir à la perte du sens.
9Ce deuxième groupement comporte des articles qui explorent l’impact des échanges et de la rencontre avec l’autre comme l’indique le sous-titre.
10C’est l’article de Reinier Salverda qui ouvre cette réflexion en considérant le cas de Londres, haut lieu du multilinguisme/multiculturalisme. Sur le plan sociologique, l’auteur constate une véritable dynamique qui résulte de ce cosmopolitisme et se reflète tant par des interactions et des métissages que par des tensions entre les différents groupes ethniques. Sur le plan artistique, cette diversité est bien représentée : à ce sujet, les littératures des diasporas sont particulièrement intéressantes puisqu’elles continuent à calquer et (ou) à renouveler les cultures d’origines ; celles qui sont écrites en anglais tentent de reproduire une polyphonie faite de langues et d’accents différents, et, ce faisant, contribuent à donner de nouvelles voix à la littérature anglophone.
11Ursula Mathis-Moser, pour sa part, constate que la société en crise coïncide de moins en moins avec l’idée d’État-nation ce qui remet en question certaines définitions centrées sur la problématique de l’espace, telles que littérature nationale vs littérature d’immigration, ou littérature française vs littérature francophone.
12Toujours dans le même souci de montrer les transformations impliquées par les interactions communautaires, Jeanne E. Glesener retrace l’évolution de la figure du détective ethnique en montrant comment, d’un simple stéréotype du roman policier des années 1920, elle devient dans les années 1960 le lieu d’une interrogation sur l’identité du personnage ethnique et sur le genre policier lui-même. En explorant des romans tels que Wen We Were Orphans de Kazuo Ishiguro15 et Native Speaker de Chang-Rae Lee16, l’auteure constate que l’intrigue n’est plus au centre, elle laisse place à des « narrations du moi », ce qui rapproche ce type d’écriture du roman policier postmoderne.
13Immacolata Amodeo consacre son intervention à ce qu’elle appelle « les autres littératures italiennes », analysant les mouvements migratoires qui ont marqué la culture italienne et ont donné lieu à une littérature transfrontalière. Elle montre comment, par exemple, la littérature d’immigration, encore marginalisée en Italie, apporte souvent un contre-discours sur l’identité et remet en question le mythe de l’Italie en tant que bel paese. Habiba Sebkhi, à son tour, aborde le même sujet selon une approche sociocritique qui considère l’identité comme matière structurante et signifiante. Dans les littératures d’immigration française et canadienne auxquelles elle s’intéresse, elle souligne l’importance de la structure rhizomatique de l’identité configurée à travers le réseau narratif. Abelin Fonkoué postule, lui aussi, les mêmes rapports entre l’identité et les formes littéraires. S’inspirant des travaux de Christine Buci-Gluksman17, l’auteur tente d’étudier les manifestations d’une esthétique baroque revendiquée par certains auteurs francophones dont ceux de son corpus d’étude pour cet ouvrage (Gisèle Pineau, Maryse Condé, Bolya).
14Andreas F. Kelletat s’intéresse pour sa part à l’évolution de l’identité nationale en Allemagne. Selon lui, après les événements de la Seconde Guerre mondiale, le sentiment d’être un peuple incomparable n’a disparu que pour donner lieu à cette surculpabilité à son tour « incomparable ». Parallèlement, on peut noter l’évolution d’un discours sur soi qui opère un glissement vers une simplification excessive de la culpabilité allant jusqu’à présenter la nation allemande comme victime. Parallèlement, et toujours en Allemagne, Christian Mariotte constate qu’après avoir été totalement évacuée comme clé de lecture, la problématique de la judéité tend à devenir trop présente avec l’effet pervers d’enfermer les écrivains dans une identité figée.
15Le risque le plus dangereux est la « kitchéisation » de l’identité juive, assure Lucie Taïeb. C’est pourquoi, et afin d’échapper à cette réception figée dans le cliché, des auteurs vont proposer des textes qui déçoivent cet horizon d’attente convenu. C’est le cas de Norbert Gstrein qui aborde l’identité à partir du processus de « kitchéisation » qui est à l’œuvre dans son roman Die englischen Jahre18 . Dans ce roman, la dénonciation d’un kitch qui semble contaminer le réel et la fiction ne passe pas pour autant par l’établissement d’une identité fixe. Bien au contraire, celle-ci semble être rendue à son ambiguïté.
16Toujours dans le domaine de l’imaginaire et des représentations identitaire, Jürgen Wertheimer s’attache à montrer le caractère éminemment problématique du retour à partir des récits de deux auteurs contemporains, Imre Kertész et W. G. Sebald. Les transformations qui affectent le lieu, l’identité du « revenant » lui-même, les leurres de la mémoire, tout cela fait l’objet d’une exploration par une écriture qui se trouve elle aussi réinterrogée dans ses limites.
17En analysant les transformations identitaires telles qu’elles se présentent dans le texte de Eva Hoffman, Lost in Translation19, Chiara Montini constate que l’exil dans une langue autre que la langue maternelle ne génère pas seulement ce double effrayant mais peut être aussi rassurant. Le dédoublement identitaire passe d’abord par l’adoption de la langue du pays d’accueil qui permet une distanciation salutaire, une réconciliation du passé et du présent. Cette analyse donne à l’auteure l’occasion de remettre dans une perspective historique le phénomène du bilinguisme.
18L’analyse des personnages dans les écritures de Jean Rhys, Toni Morrison et Marie Ndiaye permet à Nathalie Duclot-Clément d’interpréter la métamorphose tantôt comme un dépassement tantôt comme une menace de l’intégrité identitaire, le personnage oscillant entre marginalité et désir de reconnaissance.
19La troisième section de ce volume dépasse les problématiques textuelles pour considérer l’au-delà du texte : son transfert par le biais de la traduction, par exemple, ou bien la réception étrangère ou décalée.
20Ainsi, José Lambert estime que jusque-là l’université n’a fait qu’entériner une conception nationaliste de la langue et de la littérature et, partant, de l’identité qui leur est reliée. Rappelant que la mondialisation impose de nouveaux modes de communication auxquels la littérature doit s’adapter pour survivre, il souligne le rôle de la traduction pour l’Union européenne.
21K. Alfons Knauth, pour sa part, considère les métamorphoses que fait subir la lecture au texte. À travers le rapprochement entre les figures de Borgès, de Paul Valéry et de Pierre Ménard, Knauth analyse cette « circulation historique » des altérités que l’auteur argentin a si bien allégorisée dans ses fictions philosophiques, puis il démontre que la figure du lecteur, si centrale soit-elle dans la fable, n’est pas une remise en question de l’auctorialité (aux sens d’auteur et d’autorité). Mirjam Tautz s’intéresse quant à elle à une autre forme de circulation des textes due cette fois à la traduction. Le transfert d’une œuvre romanesque française en allemand peut donner lieu, en effet, à des degrés d’exotisme, le rôle du traducteur est alors soit d’accentuer, soit de minimiser l’écart.
22La question des littératures « mineures » (Guattari et Deleuze20) est abordée par Myriam Geiser qui pointe avec justesse l’ambiguïté d’une réception qui, tout en étant complaisante, enferme ces littératures de la génération issue de l’immigration (turque en Allemagne, et maghrébine en France) dans un horizon d’attente documentaire, ethnographique ou exotique. Cette marginalité (que par ailleurs le concept de littérature francophone a du mal à masquer) devient à la fois « fond de commerce » et enfermement. Même la formule de l’entre-deux forgée par une critique soucieuse de décloisonnement et dans laquelle se reconnaissent certains auteurs, ne fait pas l’unanimité. Dans un monde en transformation, l’auteur de l’article se demande si l’aspiration à une reconnaissance transculturelle n’est pas légitime et si les réflexes de cloisonnement des centres par rapport à leurs marges minoritaires ne sont pas dépassés.
23Enfin les deux dernières communications élargissent le débat à d’autres productions culturelles : Francesca Manzari opère un rapprochement inattendu21 entre le travail de la citation dans la fiction moderne et postmoderne et le mélange du dedans et du dehors en architecture, alors que Annika Runte aborde l’évolution du modèle identitaire à travers la chanson populaire française dans laquelle elle voit un indicateur des transformations culturelles, et ce en fondant sa démonstration sur un corpus significatif.
24Cette dernière partie de l’ouvrage fait le point sur les notions de « crise » et de « quête » qui cristallisent l’idée même de métamorphose.
25Olivier Bessard-Banquy analyse ce qu’il appelle le « récit inquiet » chez des romanciers français contemporains, tels Echenoz, Manchette, Michon, Toussaint et Houellebecq, chez qui il diagnostique un narcissisme dépressif en quête d’un sens à donner au monde.
26Toute autre est la tonalité de Château blanc d’Orhan Pamuk, dans lequel Beate Burtscher-Bechter identifie aussi bien une dimension postcoloniale soulignée par le dédoublement, la métamorphose identitaire, qu’une dimension postmoderne qui apparaît à travers l’aspect ludique du récit. Quant à Inês Oseki-Dépré, elle considère la métamorphose comme un paramètre identitaire brésilien. Chez João Guimarães Rosa, cette métamorphose ne se manifeste pas seulement au niveau de la diégèse, mais aussi sur le plan linguistique, empruntant parfois à l’esthétique baroque son foisonnement et ses audaces.
27En analysant les stratégies narratives de la discordance dans Dondog22 et dans Hayet ou la passion d’Elles23, Sihem Sidaoui tente de montrer comment le muthos peut être révélateur du rapport du sujet historique à l’Histoire. La communication qui clôt cette section se penche, pour sa part, sur le traitement du personnage romanesque comme un palimpseste d’autres personnages : Loredana Suditu montre comment le traitement de l’identité passe chez Kundera à travers la polyphonie et emprunte à la technique musicale pour effectuer un jeu de variations autour d’un thème (télescopage des personnages, des temps et des espaces fictionnels).
28Au terme de cet ouvrage, on aura remarqué qu’à la diversité des approches s’ajoute celle des origines géographiques et linguistiques des textes appréhendés, et celle des regards portés sur cette problématique : l’implication de plusieurs doctorants aux côtés de chercheurs à l’expérience plus confirmée est un bon point de départ pour une réflexion projetée vers le futur sur les méthodologies convoquées pour tenter de saisir une notion aussi complexe que celle de l’identité. On aurait pu s’attendre à d’autres angles d’attaques pour cette problématique : l’approche génétique, par exemple, aurait pu offrir un outil d’analyse pour les métamorphoses du texte. Mais la préface annonce une suite à ce symposium qui se penchera « sur le rôle de la recherche littéraire et de son potentiel méthodologique ». L’intérêt majeur de cet ouvrage est que l’hétérogénéité apparente des articles, des contenus et des approches qui le composent, offre une idée assez précise de la complexité des notions abordées, de la multiplicité des facettes que peut emprunter l’identité et des enjeux d’une recherche qui travaille sur du « vivant ».