Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Laurent Angard

Le hors-sens de la vérité : mythe et littérature

Sophie Marret et Pascale Renaud-Grosbras, Lectures et écritures du mythe.Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006.

1Sophie Marret et Pascale Renaud-Grosbras nous proposent dans Lectures et écritures du mythe d’ « interroge[r] les rapports d’écart et de proximité de la littérature avec le mythe » - en particulier à travers la littérature anglo-saxonne (p. 7). Cet objectif princeps trouve dans ce recueil seize regards différents qui suggèrent de nouvelles réflexions à l’aune des recherches les plus récentes. Avant d’entrer dans le vif du sujet, l’introduction pose la distinction nécessaire entre « le contenu manifeste du mythe (sa dimension d’idéal, prise à l’occasion dans l’idéologie » et le « contenu latent, emportant un savoir parfois subversif, contradictoire par rapport au premier, dépassant le plan de la fixité des images pour toucher à un point de vérité » (p. 8) : distinction qui structure la logique du présent recueil.

2Les mythes et la littérature trouvent des points de croisement dans une pluralité de formes variées : ils sont alors des modèles — à suivre ou non — ; et le texte dans lequel ils s’écrivent (re)vivifie sans aucun doute la langue, mais aussi « renoue avec sa capacité à toucher au hors-sens de la vérité ». C’est une véritable interrogation sur les rapports étroits, et parfois conflictuels entre mythe et littérature, que nous propose cet ouvrage.

3Les auteurs soulèvent un autre problème. En effet, ce thème semble avoir été longuement discuté dans maintes études sérieuses. Alors pourquoi revenir sur un tel sujet ? Question légitime puisque nombreuses sont les disciplines qui ont observé « le concept de mythe ». Force est alors de constater que ces études ne s’intéressaient finalement qu’à des approches et à des interprétations fondées sur une doxa qui s’attachait à montrer soit que le mythe n’était qu’un récit à caractère sacré, soit qu’une fausseté conceptuelle, soit qu’une fiction qui touchait à la vérité, soit qu’une manifestation d’une fixité idéologique. Or, selon les auteurs, il n’en est rien — ou presque —, car l’interrogation se doit d’être reposée à l’aune de ce croisement spécifique et de la distinction énoncée ci-dessus.

4L’ouvrage est d’organisation tripartite : la première partie s’intéresse à « la production de mythes ». Elle s’interroge sur « l’émergence du mythe », celui de Frankenstein. Que représente-t-il ? Est-il un Œdipe moderne ? À cette question, Pascale Renaud-Grosbras, dans une étude aux frontières de la psychanalyse et de la littérature, répond avec prudence qu’il est «l’inscription littéraire du fantasme premier, [le] plus structurant de tous » (p. 24). Il s’inscrit, selon Sophie Marret, « par l’origine et la filiation », au mythe de Prométhée, ou comme le nomme Marie Shelley elle-même en sous-titre : « The Modern Prometheus ». Le critique voit dans cette comparaison des œuvres « la naissance [du] mythe moderne » (p. 28) qui répond alors « aux conditions de la modernité » (p. 41). Poursuivant cette réflexion sur la modernité, Anne-Laure Fortin-Tournès, dans une étude stimulante, y voit une « odyssée mythique du sujet » (p.45). Autrement dit la quête d’un modèle parfait –représenté par la créature même de Victor Frankenstein- qui symbolise alors, dans une sorte de mise en abyme, le projet même de la création du roman de Shelley. L’analyse de la trahison du créateur envers sa créature « nous conduit à lire Frankenstein comme une mise en fiction d’une menace de réification qui pèse sur le sujet à l’ère de la modernité » (p. 46). Le roman de Shelley serait alors la mise en scène de « la nécessité d’un changement de perspective dans la façon d’envisager le sujet ». Et c’est cette fiction de l’odyssée du sujet qui « prend[rait] force de mythe » (ibid.). La seconde partie, qui ne comporte qu’un seul article, s’intéresse aux « textes mythiques », en particulier à « la (re)naissance d’un mythe », celui de Romeo and Juliet, œuvre qui, rappelle Sterenn Le Caodou, « semble déployer […] les qualités proches de celles du mythe littéraire » (p. 65). Dissociant les « deux amants »1, pour mieux les analyser, le critique conclut qu’ils sont certes des personnages qui ont des rôles propres, mais « portent en eux une ‘signification’ (dans le sens entendu par Roland Barthes) » (p. 80.)

5La deuxième partie du recueil plonge le lecteur dans le concept de mythologie, principalement dans ses rapports avec « [les] mythes, [les] discours, [et les] idéologies ». Emilienne Baneth-Nouailhetas dans son étude sur « l’éternel Adam dans ‘The God of Small things’ d’Arundhati Roy » analyse la « trivialisation » de ce mythe quand il est pris dans un « conflit d’idéologies entre le discours critique […] et un discours d’idéalisation des valeurs ‘vraies’ » (p. 89). Elle montre alors que du mythe on parvient à une mythologie moderne au sens où l’entendait Barthes, pour qui « le mythe est une parole dépolitisée »2. En effet celui-ci s’inscrit déjà dans un système de pouvoir : pervertir ce système viserait à remplacer le mythe par l’idéologie (p. 98.) Anne-Claire Le Reste livre, dans son article « James, le réalisme et le mythe : ‘Only trying to be naturel’, ou les troubles de la parole innocente », une intéressante analyse qui met en tension le réalisme de l’œuvre jamesienne et le mythe. Elle se fonde sur ce que Barthes appelle « le lisible » et montre que le réalisme et le mythe procèdent d’une dissimulation : « Tout comme le mythe cherche à se dissimuler en tant que discours idéologique (mais pas en tant que discours chargé d’une forte intention signifiante), le réalisme « se dissimule comme discours poétique » et idéologique » (p. 101)

6L’article de Nicole Cloarec ménage une transition vers le second mouvement de cette deuxième partie. En effet, dans « A la recherche de l’origine perdue : la fiction documentaire révélatrice de mythes », elle suppose, à travers ce « terme oxymore » (« la fiction documentaire »), que « cette forme particulière de fiction […] est propice à la fois à la réactivation de mythes et à leur déconstruction ». (p. 119). L’espace mythique, conclut-elle, devient un espace de jeu qui ouvre les mythes existants à l’interprétation intertextuelle. Ainsi dans la continuité de cette réflexion, Nicolas Boileau et Hettie le Pennec s’attachent-ils à montrer, d’une part, comment l’expérience personnelle de l’inceste qu’a connue Anaïs Nin (et confessée dans le roman The House of Incest) « tente de contredire » et d’invalider le mythe freudien, et comment, d’autre part, l’œuvre de Patrick White, The Eye of the Storm, parvient à subvertir le mythe de l’amour fusion.

7Le mythe est aussi lié, nous venons de le voir, à « l’écriture littéraire » (p. 180). Aussi cette troisième et ultime partie s’ouvre-t-elle sur les « usages littéraires du mythe ». Delphine Lemonnier-Texier explore, dans « Myth, intertext and transgression in A Midsummer night’s Dream », non seulement les références intertextuelles3 qui se trouvent au cœur de cette comédie (écrite en 1595), mais aussi — et surtout — les modifications qu’a apportées Shakespeare à ces archétypes mythiques. Maria Tang, quant à elle, s’interroge sur la survivance et la cohabitation du mythe –ou de ses allusions- dans la littérature du « nineteenth century » qui se tourne davantage vers un réalisme politique et scientifique. Pour étayer son analyse, elle nous propose de plonger dans le roman de George Eliot, Middlemarch, car même si l’écrivain annonce à travers le personnage de Casaubon « the end of myth », c’est seulement pour [it is only] « to revive the original meaning of ‘mythos’ as ‘plot, narrative, or, more generally, sequential arrangement of words’ » (p. 219). Dans le dernier article de cette troisième partie, Thierry Goater s’intéresse aux transformations de l’histoire dans l’œuvre de D. H. Lawrence, Women in Love. Il montre comment les processus littéraires inscrits dans l’histoire chaotique des années 1914-1920 font passer le lecteur de la « mythisation du récit » à la « démythologisation des mythes ». En effet, le critique voit dans ce roman le renversement de la logique du « mythe biblique » et l’émergence d’un « caractère mythique de l’écriture » (p. 223) : ces deux pôles étant alors un moyen pour D. H. Lawrence de résoudre ses propres et intimes contradictions.

8La seconde section de ce chapitre consacrée à « l’écriture littéraire et le mythe » nous fait envisager les réécritures du mythe. Dans un premier temps, Claudia Desblaches montre qu’il faut envisager l’œuvre de Eakins comme un univers (re)créé à partir de mythèmes et mythes et parfois empreint d’un « parfum de scandale » qui s’accorde parfaitement avec la définition de Marcel Detienne : le mythe est pour lui une « parole de subversion, [une] voix de révolte et [un] discours de sédition »4. S’appuyant sur les études de P. Ricoeur, Claude Le Fustec montre que La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne pose la question du mystère du mal à travers son lien au langage, dont l’intrigue s’inscrit à la croisée de l’idéal –au sens mythique- et de la réalité – le religieux. Jean-Pierre Juhel s’attache quant à lui à l’œuvre autobiographique de Rosamond Lehmann, The Swan in the Evening, dont l’affinité avec l’œuvre de Jung est clairement (de)notée. Le critique préfère cependant s’immerger dans la partie fictionnelle de cette œuvre — peut-être au détriment de celle plus autobiographique- pour retrouver au cœur du récit les traces de la « psychologie analytique jungienne » et l’utilisation que peut en faire Rosamond Lehmann pour écrire son texte. Ainsi, à partir du développement du concept d’inconscient, Jean-Pierre Juhel montre que l’auteur de A Sea-Grape Tree fait émerger tout un mythe du féminin à l’image de Dieu. Enfin, Sébastien Daguet étudie à travers l’œuvre de Michael Ondaatje, Coming throught Slaughter, biographie du célèbre cornettiste Buddy Bolden la manière dont le mythe se construit progressivement par la fictionnalisation d’une vie, par l’ajout « de rumeurs et de dialogues fictifs » (p. 301). Autrement dit : comment un écrivain qui veut raconter l’Autre parvient à la mythification en s’éloignant du vraisemblable, en s’éloignant « d’un savoir qui échappe obstinément à son énonciateur » (p. 320).

9D’un abord parfois difficile à cause d’un vocabulaire spécifique, le recueil n’en reste pas moins stimulant et riche d’enseignements. Il remet en question — sans formules péremptoires — les principes d’analyse, de lecture(s) et d’écriture(s) des mythes.