« Anywhere out of the world »
1Avec En Voyage, Philippe Barascud ajoute une nouvelle locution adverbiale au florilège bibliographique huysmansien, et donne à lire les récits de voyage de l’auteur, contredisant les habitudes sédentaires qu’on lui suppose. Cette publication prend la suite des deux précédentes anthologies de textes de Huysmans parues chez le même éditeur et centrées sur ses descriptions de la vie parisienne (À Paris1) et sur ses critiques d’art (Écrits sur l’Art 1867-19052). Topos littéraire par excellence3, le voyage est ici mis à l’épreuve du regard critique acéré de Huysmans qui juge que certaines villes, comme Bâle, « ne mérite[nt] pas qu’on se dérange4 » (p. 387). Comme l’explique Philippe Barascud dans sa préface, le « désenchantement » domine et les « cruelles désillusions » (p. 17) du voyage ont favorisé le penchant de l’auteur pour les paysages fictifs ou les voyages imaginaires.
2L’hétérogénéité du corpus de textes présenté dans cette anthologie témoigne de la diversité générique des récits de voyage et la place de ceux-ci dans la vie vécue et imaginée de l’écrivain. Philippe Barascud a fait le choix d’une bipartition de l’ouvrage, non pas entre textes biographiques et textes fictifs mais entre les récits de voyage (« Partie 1 : En Voyage ») et la correspondance (« Partie 2 : Choix de lettres »). Aux textes de fiction se mêlent des articles de presse, et aux récits de préparation du voyage les souvenirs conservés par la mémoire ou les carnets de notes.
3Cette perméabilité se retrouve au sein des textes de Huysmans, qui mettent en jeu un système de renvois internes entre les genres. L’écrivain engage l’amateur d’art lisant ses critiques à se référer à ses romans, comme dans l’ouvrage tardif qu’est Trois Primitifs (sous-titré Les Grünewald du Musée de Colmar, Le maître de Flémalle et la Florentine du Musée de Francfort-sur-le-Mein) : « Mais d’abord qu’est ce maître de Flémalle dont j’ai déjà parlé, à propos d’une Nativité du Musée de Dijon, dans L’Oblat ?5 » (p. 200). Il met aussi en scène, dans la fiction, la rédaction de ses notes de voyage. Le personnage de Durtal dans La Cathédrale se fait le double de son auteur noircissant frénétiquement ses carnets de voyage :
Donner quoi à la Revue ? se dit-il, puisqu’ils veulent surtout de la critique d’art religieux, je pourrais leur rédiger quelques aperçus sur les Primitifs de l’Allemagne. J’ai mes notes détaillées, prises sur place, dans les musées de ce pays, voyons-les. Il les feuilleta, s’attarda sur un calepin contenant ses impressions de voyage ; le résumé de ses remarques sur l’école de peinture de Cologne l’arrêta6 (p. 119).
4L’anthologie rend d’autant plus visible la mise-en-scène de l’écrivain-voyageur qu’elle ajoute aux textes publiés la correspondance huysmansienne. Celle-ci fait pénétrer le lecteur dans l’intimité de l’auteur et lui montre jusqu’aux préjugés les moins avouables. Loin des considérations esthétiques, les lettres témoignent plutôt de la logistique mise en œuvre pour prévoir les déplacements, comme des tracas matériels qui découlent de leur réalisation. Elles rendent compte également des astreintes du travail salarié auxquelles l’écrivain était soumis. « Ma petitesse d’employé m’attache au rivage7 » (p. 225), écrit-il à Odilon Redon, tandis que son emploi au ministère de l’Intérieur s’apparente à un « supplice de Tantale de Crète », supplice dont il parvient parfois à s’échapper pour « extirper comme une indéracinable molaire » (p. 230) quelques semaines de congés, selon ses mots à Émile Zola8.
5Ainsi, mêlant lettres et récits, cette anthologie peint le portrait d’un voyageur hétérodoxe, à rebours de l’emballement moderne pour les voyages (1). Cédant au déplacement pour le plaisir des yeux, en esthète et connaisseur (2), il reste tout prêt d’y renoncer pour des contrées fictives (3).
À rebours de la modernité en mouvement
6Si le mouvement, dont Balzac fait l’essence de la modernité dans sa Théorie de la démarche, est omniprésent dans les descriptions huysmansiennes qui suivent les déplacements des personnages errants dans les rues de Paris, Huysmans s’oppose au mouvement général de son siècle, « un siècle voué à l’ondoyant, au fugitif, au transitoire, aux déplacements, aux foules, au progrès, à la vitesse, à la mobilité, à la circulation des capitaux et des marchandises, aux voyages, au “monde flottant” 9 ». De façon paradoxale, c’est le génie domestique que Huysmans admire dans ses voyages : « Comme les Anglais, les Brabançons s’enferment chez eux, dans leur home, et dépensent la majeure partie de leurs revenus à se dorloter, à bien manger et bien boire10 » (p. 55). Son aversion pour le train et le soleil du Sud en particulier le distingue de ses contemporains.
Une époque en mouvement : le train
7Huysmans est témoin de la croissance fulgurante du chemin de fer, qui marquera les écrivains modernistes, comme Proust. Bien loin de partager l’engouement de ses contemporains pour les locomotives – Zola s’informe par exemple des conditions techniques des nouvelles machines et se montre soucieux de connaître sous tous les angles la vision du paysage perçu à grande vitesse, pour la décrire au mieux dans La Bête humaine, depuis la position du chauffeur et du mécanicien11. Huysmans retient davantage « les avaries du voyage » et la saleté du voyageur après un voyage en chemin de fer qui lui donne l’apparence « d’un ramoneur qui aurait cent ans » avec des « soutes à charbon » (p. 83) dans les oreilles12.
8Dans son ouvrage Le Train de Proust, Bertrand Leclair présente le train comme métaphore littéraire pour décoder et concevoir le roman de la fin de siècle13. S’opposant à la lecture proposée par Deleuze dans Proust et les signes14, qui faisait de La Recherche du temps perdu un roman d’apprentissage tourné vers le passé, à la manière d’un passager regardant le paysage s’échapper derrière lui, Leclair conçoit la Recherche comme un livre d’initiation tourné vers l’avenir, dans le sens de la marche. Chez Huysmans, le « laboratoire charbonneux du train » est davantage associé à la lecture qu’à l’écriture ; les lignes lues atténuant la longueur des routes. À son ami qui lui offre le Croquis d’automne et les Histoires de gras et de Maigres, Huysmans écrit : « Je vous ai béni en wagon, mon cher, j’ai commencé la lecture […] et la journée a disparu comme par enchantement » (p. 19). Lire dans un train offre le plaisir d’une « stase mobile15 » – une harmonie contradictoire permettant d’être transporté tout en restant immobile.
9Si les voies désaffectées, comme les voies principales des chemins de fer n’ont pas la même portée métaphorique que chez Proust, où elles évoquent celles empruntées par la mémoire16, les voyages de Huysmans ne sont pas sans engendrer des échos proustiens de recomposition mémorielle et de mémoire involontaire. C’est notamment le cas lors des voyages en Hollande, dont il est originaire :
[…] dans un coin tiède et douillet, des bouffées de souvenirs de famille et d’enfance me remontent, suscitées par le parfum de la pièce, par ce parfum si spécial aux intérieurs du pays et qui est fait de pain d’épice et de thé, de gingembre et de cannelle, de salaisons et de fumures, une exhalaison blonde et tirant sur le roux, une émanation à la fois douce et acérée, très fine, qui me remémore tant d’amicales salles à manger, au moment des légers repas et qui subsiste, sans s’effacer complètement, alors même que la dînette est finie17. (p. 169)
10À travers un « dialecte odorant », Huysmans retrouve « des bouffées de souvenirs » de la Hollande parcourue pendant l’enfance. Cette réminiscence et ses origines familiales peuvent expliquer le tropisme de l’auteur envers les pays du Nord.
Un tropisme septentrional : un autre Grand Tour
11La seconde originalité des voyages de Huysmans par rapport à ses contemporains tient à ses choix de destinations. L’écrivain n’est pas sensible à l’engouement durable pour le « Grand Tour », terme proposé dès 1670 par Richard Lassels pour décrire les voyages en Italie, conçus très tôt par l’élite européenne comme un rite de passage apte à forger l’indépendance masculine18. Si Huysmans dénigre une telle formation viriliste, il n’est pas étanche aux préjugés d’un déterminisme géographique : il fuit le Sud lénifiant et « son ordure céleste qui sécrète des sueurs » (p. 25) et lui préfère les brumes vivifiantes du Nord. Comme le rappelle Philippe Barascud, « ses voyages à l’étranger se seront donc limités à un périmètre européen où aucune frontière du sud n’aura été franchie » (p. 32).
12L’écrivain ne découvrira que quatre pays : l’Allemagne, la Belgique, la Hollande et la Suisse. Dans ses lieux de prédilection, le déplacement géographique se double d’un voyage dans le temps. Dans les rues d’Amsterdam, près de la Saint-Antonieswaagg, c’est ainsi en plein Moyen-Âge que l’écrivain s’imagine évoluer :
L’impression est étrange ; dans ce milieu endormi de bateaux silencieux couchés sur une eau sans rides, ces tours ne détonnent point ; elles vous reculent naturellement vers les siècles révolus, vous ramènent à des époques imaginées par des lectures. C’est le plein Moyen-Âge et le silence de la ville, les ombres encapuchonnées qui passent solitaires et lentes, rappellent la mélancolie des couvre-feux, la vie nocturne interdite des anciens temps19. (p. 90)
13Rejoignant Nerval ou Hugo dans leur admiration pour une Allemagne gothique, il ne cède pas pour autant comme eux aux sirènes du voyage vers l’Italie ou au fantasme de l’Orient. C’est pourtant bien un intérêt artistique qui l’invite lui aussi au voyage.
Le voyage de formation de l’esthète
14En ouvrant son ouvrage sur quatre cartes géographiques des régions visitées par l’écrivain, Philippe Barascud met l’accent sur la fascination que les cartes exercent sur les artistes – c’est le cas pour Vermeer notamment20 – comme sur les personnages huysmansiens – en témoignent les deux cartes lunaires d’En Rade. Le chercheur met ainsi en relief l’importance graphique du voyage21. Si le tracé des frontières et des itinéraires offre un plaisir semblable à celui de la découverte d’un lieu, c’est cependant une autre forme de dessin qui fascine l’auteur : les expéditions de l’écrivain décadent ont plus souvent pour motif la visite d’un musée que celle d’une ville.
Voyage de peintures
15À travers les textes de l’anthologie se dessine l’influence de la peinture dans l’imaginaire huysmansien. Aussi, la lecture en parallèle de celle-ci avec le catalogue de l’exposition que le musée d’Orsay dédiait à Huysmans est éclairant, non seulement pour donner à voir les œuvres mais aussi pour apporter un commentaire critique aux commentaires de l’auteur22. La peinture se présente d’abord comme mode privilégié de sauvegarde du réel. Quand il assiste par exemple à l’installation d’un campement de bohémiens, la scène lui fait dire à son oncle :
Hein ! quel beau tableau on pourrait faire avec ce campement ! et il répondait : Ah ! si Jan Luyken ou Jacques Callot étaient vivants, quelles merveilleuses eaux-fortes ils auraient faites avec ces guenipes à peau d’ambre qui flamboient aux lueurs des braises écoulées ! Et le maître suprême donc ! le divin Rembrandt, repris-je, quel chef-d’œuvre il aurait produit avec tous ces haillons23 ! (p. 43-44)
16L’oncle en question, Constant Huijsmans, était peintre paysagiste, de même que leur aïeul Cornélius, mort en 1727, dont les tableaux sont exposés au Louvre – ainsi que le rappelle Philippe Barascud dans sa préface (p. 14). Son histoire familiale et sa culture visuelle engagent l’écrivain à interpréter la réalité comme matière à peinture, bien qu’il en fasse lui-même un sujet d’écriture. Plus encore, la perception et la description de la réalité sont colorées par des références à la peinture ou aux décors de théâtre. Les carrioles de la place du Marché de Gand sont conduites par « des mégères dignes de Jan Steen24 » (p. 86) et le village de Zaandam est « charmant comme un décor de cinquième acte, avec ses canaux bordés de maisons et d’arbres et ses ponts légers de bois qui rejoignent les deux rives25 » (p. 96).
17Cette contamination picturale conduit même à une confusion entre le réel et le peint. Lors de sa visite au musée royal de Bruxelles, le soleil des toiles dissipe le mauvais temps qui enveloppe la ville : « Ah ! la journée s’écoule en dépit des rafales et des crevées de pluie ! Le soleil qui semblait éteint là, haut, resplendit fulgurant et radieux sur les toiles de Rubens et d’Hobbema26 ! » (p. 233) Ce détraquement perceptif va jusqu’au fantasme sexuel : l’acrobate qu’Arij Prins et Huysmans font « mettre à poil et faire des tours » rappelle à l’auteur, par sa maigreur, « des torsions de Primitifs flamands27 ».
Écrivain connaisseur : sur la connoisseurship
18Les récits de voyage huysmansiens présentent des pages d’analyses précises d’œuvre d’art rencontrées et observées de près dans les musées. La variété du monde découvert par l’écrivain-voyageur touche plus aux secrets de peinture qu’à autre chose28. Ces comptes rendus témoignent d’un moment de la critique d’art et du développement du connoisseurship, technique d’analyse des œuvres qui permet d’identifier et d’authentifier un tableau grâce aux détails codifiée par l’historien de l’art Giovanni Morelli dans la seconde moitié du xixe siècle29. Huysmans, tout en la pratiquant, ne manque pas de railler les Anglais, « armés de loupes », agglutinés autour de la sainte Ursule de Memling, « peinte à petites lèches30 » (p. 141). L’écrivain ne se présente pas en simple amateur, mais en connaisseur capable de prendre position dans les controverses d’identification :
La certitude que le maître de Flémalle n’est pas, comme le soutient encore un autre critique allemand, M. Firmenich-Richartz, Rogier van der Weyden jeune ne me paraît pouvoir faire aucun doute. Malgré certaines ressemblances qui se rencontrent d’ailleurs chez presque tous les peintres de cette époque, les différences sont telles qu’en dépit de toutes les discussions, elles s’imposent31. (p. 202)
19Le ton sérieux du connaisseur ne doit pas faire oublier le sarcasme de l’auteur qui s’offusque avec entrain de la duperie des musées dans une lettre à Arij Prins :
Je suis allé voir l’exposition de Bruges. C’était plein de faux – de pseudo-Primitifs mis là pour les faire authentiquer par leurs propriétaires ou leurs marchands. Ç’a été un coup monté. Les belles pièces, nous les connaissions, c’étaient celles prêtées par les musées et quelques amateurs sérieux, mais le reste32 !!! (p. 258)
20À travers ses voyages de peinture, Huysmans rend compte aussi de l’appréhension du voyageur dont l’œil a été trop préparé à la peinture qu’il s’apprête à découvrir. Ainsi l’auteur est-il pris d’un doute, au moment de contempler La Ronde de nuit de Rembrandt au Trippenhuis :
On va enfin voir le Rembrandt tant vanté, le rêve souvent de toute une existence va se réaliser ; que va-t-on éprouver devant cette toile ? Sera-t-on poigné ? Sera-t-on déconcerté ? la fascination de cette œuvre est-elle aussi opprimante qu’on l’assure ? le magisme de ses couleurs est-il aussi puissant qu’on l’a toujours dit33 ? (p. 59)
21L’anthologie témoigne donc non seulement des préparatifs et des voyages, mais aussi de leurs hésitations, de leur échec, voire de leur renoncement.
Le voyage imaginaire
22À l’heure de la massification du tourisme et des enjeux climatiques posées par la multiplication des déplacements, le regard ironique de Huysmans a beaucoup à nous enseigner. Nostalgie des paysages et des ambiances d’antan, de cette « bonne Hollande … qui a bien changé34 » (p. 17), il est à la recherche de l’authentique et fuit les itinéraires trop fréquentés. Il n’hésite pas à décrire par le menu ce qui fait la célébrité des villes visitées, et à l’interroger :
Et fatigué, de retour au logis, je demandai à ma cousine si Harlem, célèbre par ses Hals, par ses tulipes et par son orgue, méritait également la réputation que lui ont faite ses blanchisseries. Mais alors j’appris que ce quatrième fleuron de sa couronne était en toc35. (p. 88)
23Raillant le tourisme de masse, ses écrits peuvent être lus comme des guides ironiques pour le voyageur cultivé qui souhaite distinguer le bon grain de l’ivraie.
Le tourisme raillé
24Cependant, l’auteur caustique ne manque pas d’autodérision pour amuser son lectorat, tant face à ses propres maladresses que face à l’incongruité du voyage. Sur le quai de la gare, l’auteur confesse avoir pensé être arrivé, non pas à Harlem mais à « Uitgang », « qui n’est pas un nom de station, mais bien un mot qui signifie entrée ou sortie de la gare36 » (p. 82).
25L’aspect ridicule du voyage atteint son sommet lors du voyage avorté de des Esseintes à Londres. La consultation précise du guide touristique Baedeker décrivant les musées de Londres et un tour à la « Bodéga », taverne sombre à la lourde odeur d’alcool, suffisent à lui faire renoncer à son projet37 (p. 68).
26L’anthologie offre aussi une lecture savoureuse des menus tracas du voyageur sensible, confronté à une literie étrangère : Huysmans s’inquiète des craquements du lit couchette au-dessus de sa tête38 (p. 111), mais plus encore de l’immense lit de plumes de l’hôtel du Lièvre d’Amsterdam, dans lequel il craint « une inhumation dans une tombe en duvet39 » (p. 88). Davantage que les voyages, ce sont les différentes literies qui suscitent la rêverie :
Cet homme [le patron de l’hôtel] a pourtant tenu compte de mes observations, il m’a procuré une paillasse un peu dure qui doit conjurer la mollesse du matelas de plumes. L’essai que je fis ce soir a été charmant. Les feuilles de maïs sèches insérées dans cette paillasse craquent dès qu’on y touche. Je me suis joué, pour moi tout seul, le bruit des écluses. Je me suis figuré naviguer sur un bâtiment dans un cabinet, j’ai rêvé de Java, de Batavia, des îles de la Sonde, des Indes, de l’Océanie, tout en ronflant comme un bienheureux loir. Ce sont les vraies traversées, celles-là, sans périls, sans perte de temps, et, qui plus est, gratis40. (p. 88)
27Plus que les longues expéditions, le simple bruit de craquement d’un matelas en paille transporte l’écrivain dans des régions lointaines. Ces rêveries, qui n’en oublient pas pour autant les considérations matérielles, comme le souligne la dernière énumération, sont seules capables de conférer un pouvoir d’attraction aux contrées chaudes et insulaires que Huysmans ne visite jamais dans la réalité.
Influence de la lecture dans la construction de l’imaginaire
28C’est avant tout à sa table de travail que Huysmans se plaît à voyager. En Allemagne aussi, l’auteur dit ne s’être encore « jamais trouvé en un lieu plus reculé dans le fond des âges que ce soir-là où j’étais assis dans un souterrain, sous une voûte taillée en ogive, devant une table éclairée par une petite lampe41 » (p. 133).
29La manie picturale qui traverse les pages ne masque qu’à peine l’influence de la littérature dans le goût pour le voyage. Le voyage à Bruges exige ainsi la relecture de Bruges-la-morte et Le Carillonneur de Rodenbach42 (p. 141). C’est la lecture de Dickens qui donne à des Esseintes le désir de connaître la vie anglaise par un lent processus agissant dans un « sens inattendu » : « peu à peu, dans ces contemplations fictives, s’insinuèrent des idées de réalité précise, de voyage accompli, de rêves vérifiés sur lesquels se greffa l’envie d’éprouver des impressions neuves et d’échapper ainsi aux épuisantes débauches de l’esprit s’étourdissant à moudre à vide.43 » (p. 68). Comme son auteur, « [d]ans sa vie sédentaire, deux pays l’avaient seulement attiré, la Hollande et l’Angleterre. ». Déçu par le premier, il renonce au second.
30L’écriture finit par se substituer au voyage et le façonnement de la langue tente de faire concurrence aux peintres et à leurs tableaux44. Marcel Cressot en rend compte précisément dans son ouvrage de référence La Phrase et le Vocabulaire de J.-K. Huysmans : lorsqu’il analyse les procédés de l’impressionnisme littéraire qui composent l’écriture artiste, le critique montre l’effort de Huysmans pour restituer le fait dans la vivacité de son impression première45. À travers la fulgurance des notes et des impressions au cours des voyages, ce sont ainis les méthodes d’écriture de Huysmans qui se donnent à voir.
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31Ainsi, cet ouvrage offre une lecture éclairante des habitudes singulières de voyage de l’écrivain décadent Joris-Karl Huysmans, comme de ses procédés d’écriture. Au fil des extraits et des lettres, le lecteur se voit rappelé les talents de satiriste de Huysmans, l’habileté de sa plume et ses dons d’observation. L’anthologie présente un nouveau regard sur l’œuvre imposante de l’auteur et un outil intéressant pour la recherche dans diverses disciplines, notamment la géographie et l’histoire de l’art, grâce aux annexes présentant un index des lieux et un index des noms cités.