Entre mi-dire et non-dit : la parole « juive » de Maurice Blanchot
1Dans ce livre court et dense, Gisèle Berkman inaugure une nouvelle approche de l’œuvre de Maurice Blanchot, par le biais de la question qui est certainement la plus brûlante parmi toutes celles que son œuvre ne cesse de soulever : celle de ses rapports avec la réalité juive. Question double et doublement controversée, dans la mesure où cet écrivain qui fera jouer au judaïsme un rôle de plus en plus important dans ses écrits à partir des années cinquante, fut aussi l’auteur dans les années trente d’articles de presse où, fût-ce brièvement, un antisémitisme virulent se donna libre cours.
La rencontre avec l’étranger
2D’entrée de jeu, Gisèle Berkman aborde de front ce dilemme en posant la question : « Comment se défait-on de l’idéologie dans laquelle on s’est trouvé piégé ? » (p. 9). Convaincue que ce processus a bien abouti chez son auteur, il s’agit d’abord pour elle de rejeter les réponses faciles que la question attire, allant du pur et simple refus de croire que Blanchot fût l’auteur de propos antisémites, jusqu’à l’accusation que, par une « conversion » douteuse, il aurait réussi à brouiller les traces de son passé inavouable, à se « blanchir » en somme. Par une attention patiente aux textes, Gisèle Berkman se donne pour tâche de comprendre les changements dans l’orientation intellectuelle et politique de Blanchot entre les années trente et l’après-guerre non comme un écran pour dissimuler son passé, mais comme le contrecoup de sa rencontre avec une « altérité fondatrice […] dont la judaïté constitue pour lui le site » (p. 12). Altérité à laquelle elle donne le titre levinassien de l’étranger, et dont la rencontre a eu lieu pour Blanchot par l’intermédiaire de la littérature. En écrivant Thomas l’obscur entre 1932 et 1940, roman dénoncé comme relevant de « l’art juif » selon un chroniqueur de la collaboration, Blanchot se serait dégagé intellectuellement de l’idéologie d’extrême droite pour laquelle ce roman, lorsqu’il parut, représentait « une forme intolérable d’étrangeté ». « Qu’un certain rapport au judaïsme soit impliqué dans cette sortie », poursuit-elle, « telle sera ici l’hypothèse » (p. 41). Désormais, les effets de cette singulière rencontre iront en augmentant : inscrite « en filigrane » (p. 64) dès 1942 dans l’essai Comment la littérature est-elle possible ?, « la question juive travaille, pour ainsi dire, de l’intérieur la question littéraire » (p. 85-86) chez Blanchot, et occupera une place grandissante dans ses réflexions. Toute son écriture attestera ainsi du « fondement “juif” de la question littéraire » (p. 91).
Une confiance mesurée
3Si l’approche de Gisèle Berkman est nouvelle c’est parce que, tout en fustigeant sans merci « les haines incompréhensibles » (p. 6) attisées par la cabale des procureurs laquelle, Michel Surya en tête, dirige contre le nom et l’œuvre de Blanchot un feu soutenu, sur la question du judaïsme Gisèle Berkman n’accorde à celui-ci qu’une confiance mesurée. Ce qu’elle décrit comme « un art du mi-dire qui tient, par moments, du nuage d’encre » (p. 77) et que Blanchot a modelé pendant l’Occupation sur l’exemple de Jean Paulhan, constitue pour elle une source croissante de malaise (p. 140) quand elle lit ses écrits sur la judaïté. Malaise qui, à mesure que ce « mi-dire » autorise à ses yeux un processus « de retraduction, d’infléchissement, de gauchissement » (p. 167) de la tradition juive par Blanchot dans sa lecture d’auteurs juifs tels qu’Emmanuel Levinas, Albert Memmi ou André Neher, se crispe en un sentiment de « désaccord intime » (p. 15). Il est remarquable toutefois que, tout au long de son étude, Gisèle Berkman se garde bien d’aligner son désaccord sur les attaques sans cesse dirigées contre Blanchot, confiante que c’est sous l’impulsion de « la question juive » et de la relation à l’étranger qu’elle inaugure que sa pensée et son écriture ont évolué, et qu’« un silencieux détournement de ses croyances antérieures » (p. 10) a eu lieu. Confiance qui met cette évolution sur le compte d’une « révélation interne secrète » que Gisèle Berkman va jusqu’à nommer « conversion silencieuse » (p. 86), et qui équivaut à « une forme de réparation silencieuse » (p. 9 et 11), dont le tort aux yeux des critiques de Blanchot sera justement ce silence, le fait qu’il n’adressa jamais de front cette question, croyant que « ses textes parlaient pour lui » (p. 11). Préférant néanmoins la distance prudente à l’adhésion inconditionnelle, elle développe une approche où impatience et mansuétude, désaccord et consentement se tiennent constamment en équilibre, sauf en une seule occasion où, vers la fin de son étude, devant la question posée par Blanchot : « Comment dire : Auschwitz a eu lieu ? », elle s’exclame : « mais peut-on tourner perpétuellement autour de la possibilité de dire ? » (p. 141). Autrement, véritable Bartleby de la réprimande, mais mue sans cesse par le malaise que la pensée du judaïsme chez Blanchot lui inspire, elle suit de près ce qu’elle voit comme l’altération ou le détournement des textes d’auteurs juifs par lesquels cette pensée « gauchit » la tradition juive, non pour la discréditer mais au contraire pour en reconnaître l’originalité, fût-elle critiquable, réfutant ses détracteurs sans éliminer certaines des raisons qui les motivent, au premier plan les propos antisémites des années trente.
Une trajectoire « fertile en ambiguïtés et en énigmes »
4L’originalité de l’approche de Gisèle Berkman consistant ainsi à dégager une troisième voie entre adhésion et rejet, le Blanchot qui vient à sa rencontre acquiert un profil singulier : évoluant avant-guerre dans un milieu qui a tout pour le compromettre, c’est comme s’il demeurait imperméable aux émanations nocives distillées par les idéologies auxquelles il semble souscrire, et comme indifférent à tout ce qui dans les déclarations et les engagements de ceux qu’il fréquente s’exclut du tour particulier pris par ses propres réflexions. Ce tour d’esprit que Gisèle Berkman lui découvre, amorcé par sa rencontre avec « l’étranger », lui ouvre une sorte de zone franche où il circule librement entre les têtes de jeu de massacre qui l’entourent, figures aux propos souvent abjects sur lesquels ses propres écrits tendent un voile. Ce rebut toxique, Gisèle Berkman le fait ressortir dans toute sa hideur, comme chez Alphonse Séché, auteur dont Blanchot encense à deux reprises les Réflexions sur la force1 en 1936 et que les propos qu’elle cite, tirés du même livre, révèlent comme un antisémite virulent (p. 29‑30). Mais chez d’autres parmi les auteurs que Blanchot commente et fréquente — Daniel-Rops, Thierry Maulnier, Georges Dumézil, Drieu la Rochelle et jusqu’à Jean Paulhan — les propos antisémites, constants pour qui veut les chercher, sont passés sous silence par Blanchot2.
5En exposant ainsi une dimension du passé de Blanchot que ses défenseurs préfèrent ne pas voir et qui sert à ses détracteurs pour le discréditer sans appel, Gisèle Berkman réussit grâce à sa méthode à maintenir le cap de la trajectoire « fertile en ambiguïtés et en énigmes » (p. 19) sur lequel elle lance son sujet. Mais son but n’est pas simplement d’innocenter Blanchot, loin de là. Si la trajectoire qu’elle identifie est originale, offrant une voie pour quiconque à l’avenir voudra lire Blanchot sans ni l’attaquer ni prendre inconsidérément sa défense, elle est obligée de constater que sur cette trajectoire, Blanchot trébuche : lui dont la figure de l’étranger guiderait les pas depuis le début des années trente, se retourne brutalement contre cette figure en 1937 en la rencontrant sous les traits de Léon Blum. Momentanément, son esprit s’abandonne, pour s’aligner sur l’idéologie la plus abjecte. Dans ce « tournant extrémiste » (p. 22) il « flambe » dit Gisèle Berkman, « puis la flambée retombe », il « se sera arrêté à l’extrême limite » (p. 28), et de nouveau, cette fois définitivement, son esprit reprendra son cours. Nul écrit politique ne portera sa signature désormais ; seul et dans le silence le roman de l’étranger se prépare : en chantier depuis 1931 sous le titre Thomas le solitaire, momentanément court-circuité en 1935-1936 avec le récit « L’Idylle », il finira par paraître en 1941 sous le titre Thomas l’obscur. Ainsi « se consomme la rupture de Blanchot avec l’extrême droite » (p. 40).
6Gisèle Berkman a raison d’insister sur cette flambée de l’antisémitisme dans les écrits de Blanchot : la voie de toute recherche future doit nécessairement, sans dénonciations ni dénis, passer par là, et l’étude qu’elle propose facilite l’accès à cette voie. Toutefois, malgré la mesure et le détachement avec lesquels elle aborde Maurice Blanchot dans la première moitié de son étude, c’est le « désaccord intime » que lui inspirent les relations de Blanchot au judaïsme à partir des années cinquante qui va motiver ce qu’elle écrit dans la seconde moitié. Sans se départir de l’approche qu’elle a inaugurée, elle va pousser l’étendue de son désaccord avec une intensité contenue mais extrême.
Un désaccord intime
7Le même tour d’esprit qui permet à Blanchot de se distancier avant la guerre de l’idéologie dont il accueille en même temps le discours, et que sous l’influence de Jean Paulhan il transformera durant l’Occupation en un « art de la parole oblique » (p. 76) ou « mi-dire » (p. 77), va déterminer l’attention croissante qu’il accordera à la réalité juive à partir des années cinquante. Toutefois, fidèle à ce tour d’esprit, quand Blanchot s’approche du judaïsme c’est pour en même temps s’en détourner, refusant d’y voir la révélation du Dieu-Un pour privilégier le « rapport sans rapport au tout Autre » qui a lieu dans la parole. Or, tout en considérant cette approche détournée comme une « provocation » (p. 98), qui par la lecture tronquée d’un texte d’André Neher va jusqu’à altérer « la dimension fondatrice que revêt l’élection dans le judaïsme » (p. 104), Gisèle Berkman est prête à en accepter la cohérence, au nom de la « réparation silencieuse » qu’elle voit à l’œuvre à partir de l’après-guerre dans les écrits de Blanchot, « geste singulier, difficilement évaluable à l’aune d’une quelconque morale » et dont la source remonte à cette première « ouverture à la pensée juive » qu’a permis la littérature (p. 9). Cependant, il y a un aspect de cette approche devant lequel au contraire elle se rebiffe. C’est là le point névralgique de son « désaccord intime ». Car en se détournant du judaïsme, Blanchot cherche aussi à le détourner, en infléchissant le cours de son enseignement au profit de sa propre pensée. Le tour d’esprit par lequel il dévoyait l’idéologie de droite dont il empruntait le discours avant la guerre prolonge ses effets dans la version qu’il propose de la pensée juive. Comme Gisèle Berkman le répète à deux reprises, cette pensée est retraduite par Blanchot « dans son idiome propre » (p. 91), retraduction qui, dans l’article intitulé « Être juif » de 1962, subordonne le judaïsme à « cette langue de l’impossible qui est celle du neutre et du dehors absolu » (p. 96), et ce faisant, « sculpte […], au cœur du judaïsme, une forme d’absence dont le désœuvrement littéraire constitue l’homologue » (p. 93 ; c’est elle qui souligne). Il en résulte un « forcing » de la pensée juive considérée, sous l’influence de Nietzsche, comme une pensée de l’errance et de la dispersion, acceptable à condition de récuser la notion du Dieu-Un et de la relation à l’Autre qui en dépend. La critique de Gisèle Berkman est on ne peut plus sévère : « subvertir discrètement la portée même du judaïsme » (p. 100) serait la conséquence de l’engagement de Blanchot avec la pensée juive. Et bien qu’elle ne le dise pas directement, ceci équivaut pour elle à une sorte de trahison. Le tour d’esprit qui dès l’origine constitue selon elle le fondement « juif » de la littérature pour Blanchot, et grâce auquel, sauf momentanément, il maintient un écart entre son propre discours et celui dont il emprunte la rhétorique et les buts, se retourne contre la tradition d’où il tire son authenticité et qui a préservé son honneur. Comme si le mouvement de se retourner contre Blum se reproduisait comme un retournement contre le judaïsme même. Infidélité que nulle piété envers ce que le terme d’Auschwitz signifie ne suffit à compenser, et où quelque chose, pour Gisèle Berkman « sonne le creux » (p. 15).
Un retour à Levinas ?
8Le « désaccord intime » que lui inspire la relation de Blanchot au judaïsme couve de plus en plus intensément sous l’argument de la seconde partie du livre de Gisèle Berkman, et semble par moments près d’ébranler la calme mesure qui marque toujours ses analyses. Si cette mesure ne se perd jamais, c’est sans doute parce que, dans « Les Intellectuels en question », article datant de 1984, elle détecte, dans le retour sur son passé qui s’y lit en filigrane, une réorientation de la pensée de Blanchot vers une figure de l’Autre dont ses réflexions s’écartent de plus en plus radicalement depuis plusieurs décennies. Comme si la courbe dessinée par le tour d’esprit qui gouverne sa pensée depuis le début, lequel, devenu tour de neutre, éloigne cette pensée de plus en plus du judaïsme qui en est comme la matrice, s’infléchissait à mesure que ce tour d’esprit se recourbait de nouveau, sous l’effet d’une « relecture de l’Histoire par un acteur qui se souvient, sans le dire, de son propre engagement idéologique vieux d’un demi-siècle et en dégage une forme d’intelligibilité » (p. 155). Le non-dit qui se faufile à travers le « mi-dire » que Blanchot cultive depuis la fin de la guerre semble prêt à affleurer. En évoquant « l’attitude “insensée” » de Paul Valéry au moment de l’Affaire Dreyfus « c’est aussi de lui-même que parle Blanchot ». Et elle poursuit : « C’est un peu comme si le texte de 1984 était hanté par le spectre des écrits des années trente » (p. 157). Cependant, la « réparation silencieuse » (p. 12) effectuée par Blanchot après la guerre dans un dialogue prolongé avec lui-même, devenue la « secrète réparation » (p. 100) représentée par le texte de 1961 « Être juif », n’est pas près de se donner voix. N’en déplaise aux « procureurs », ce qui semble racheter Blanchot aux yeux de Gisèle Berkman dans « Les Intellectuels en question » ce n’est pas de le voir assumer en son nom quelque culpabilité passée, mais revenir à la pensée de son ami Levinas, naguère détournée par lui au point de « vire[r] littéralement de bord, [en] se teint[ant] d’un tout autre coefficient d’altérité » (p. 102). Évoquant d’abord le rejet des mythes qui selon Blanchot caractériserait le judaïsme elle observe : « Cette vision d’un judaïsme dégagé de l’idolâtrie […], c’est précisément celle que développe Levinas, dans Difficile liberté notamment ». Et elle poursuit : « Et c’est un peu, du coup, comme si Levinas, en position de surmoi théorique, venait faire écran au neutre et au suspens indéfini dont se nourrissaient naguère les fragments de L’Écriture du désastre ». Enfin elle conclut : « Écrire que l’intellectuel “se [découvre] responsable de quelqu’un qui, apparemment, ne lui est rien”, […] n’est-ce pas invoquer Levinas et le motif de cet Autre qui vient avant le moi, avant l’être ? » (p. 159)
9Cette lecture de l’évolution de la pensée de Blanchot sur le judaïsme selon une trajectoire momentanément exorbitante mais bien alignée en dernier lieu, paraît nécessaire au maintien du remarquable équilibre entre adhésion et méfiance qui détermine l’approche de Gisèle Berkman, et qui en constitue la profonde originalité. C’est comme si de suivre Blanchot sur le chemin où Nietzsche l’attire, vers un dehors, une errance, un exil où l’altérité du tout autre semble perdre toute relation à ce dont il serait l’autre, ce serait sonner le glas de la confiance mesurée qu’elle lui accorde ; comme si plus la pensée de Blanchot s’ouvrait au fragmentaire que ces catégories exorbitantes préparent, plus le « désaccord intime » ressenti par Gisèle Berkman irait s’augmentant, au point de faire basculer la position réfléchie à partir de laquelle elle parle, et de noyer ses réflexions sous les flots d’une colère qui ne se contiendrait plus. Bref, c’est seulement cette fonction d’écran contre le neutre que Levinas assure et sur laquelle, tardivement, Blanchot s’aligne, qui rachète la culpabilité dont Gisèle Berkman entend l’écho dans « l’impossible à dire sur la Shoah » (p. 153) qu’elle déplore, non-dit, on l’a vu, qui est à l’origine du « désaccord intime » que la relation de Blanchot au judaïsme motive. Écran pourrait-on dire qu’elle incorpore à son propre argument au départ, ce qui fait que les notions de dehors absolu, de tout autre, de neutre qui pour elle font « énigme » (p. 96), clignotent du fond d’un abîme, en traçant le pointillé d’une ligne de démarcation à ne pas franchir sous peine de perdre pied.
Une double parole
10Décrire en ces termes le dispositif qui donne sa structure à l’étude de Gisèle Berkman n’est en aucune façon la prendre en défaut. Au contraire, c’est identifier sa profonde cohérence, car c’est au prix d’une telle prévention que la démarche originelle entre adhésion et rejet qui caractérise cette étude et la rend exemplaire peut se maintenir. Toutefois, on aimerait proposer que l’« écran » qui s’avère nécessaire selon elle pour prévenir la fragmentation qu’elle redoute ne l’est d’aucune façon, et que c’est dans L’Écriture du désastre — livre fragmentaire, justement — que l’on en trouve la preuve. Certes, dans ce livre le statut de l’autre et du moi est de bord et d’autre impersonnel : « Si Autrui me met en question jusqu’à me dénuer de moi, c’est parce qu’il est lui-même l’absolu dénuement, la supplication qui désavoue le moi en moi jusqu’au supplice3 ». « La responsabilité sans mesure » dont la pression d’autrui sur moi me charge « ne saurait être la mienne », parce que c’est « une responsabilité qui non seulement m’excède, mais que je ne puis exercer, puisque je ne puis rien et que je n’existe plus comme moi4 ». On est loin ici de l’existence dans le monde dont Gisèle Berkman déplore l’absence dans les réflexions de Blanchot sur le judaïsme, et qui l’ont fait négliger l’histoire et les tribulations de l’État d’Israël (p 95). Il est donc clair que dans L’Écriture du désastre de Blanchot, la réflexion fragmentaire sur la relation à l’Autre, menée dans une méditation détaillée de l’œuvre de Levinas, radicalise la divergence entre leurs deux positions, chose que Gisèle Berkman déplore. En même temps cependant, dans une simultanéité non-contemporaine qui en tant que telle pose un défi à la simple réflexion, un rapprochement a lieu : le « tour de neutre », sans infléchir sa trajectoire fragmentaire, entre en relation avec le monde tel qu’il se réfléchit dans le langage. Tout tourne autour de la relation qui s’installe entre le « moi sans moi » et « Autrui » : « si moi sans moi je suis à l’épreuve (sans l’éprouver) de la passivité la plus passive lorsque autrui m’écrase jusqu’à l’aliénation radicale, est-ce à autrui que j’ai encore affaire, n’est-ce pas plutôt au “je” du maître, à l’absolu de la puissance égoïste, au dominateur qui prédomine […]5? ». Dilemme qui détermine ma responsabilité envers autrui comme l’obligation à la fois de me soumettre à la sommation qui me vient de lui, et de la récuser quand je constate que je n’ai plus affaire à autrui mais « au “Je” adverse, à la Toute-Puissance égoïste, à la Volonté meurtrière » : « la persécution qui m’ouvre à la plus longue patience […], je ne dois pas seulement en répondre en m’en chargeant hors de mon consentement, mais je dois aussi y répondre par le refus, la résistance et le combat6 ». Pente dangereuse où, le temps de combattre ce « “Je” adverse » j’en deviens le complice, et ne me trouve plus en rapport avec autrui ; mais danger aussi de l’alternative, si la soumission à autrui supprime toute subjectivité et m’expose au dehors fragmentaire.
11C’est face à ce dilemme que Blanchot propose une solution qu’il a formulée en plusieurs occasions et qui exprime me semble-t-il la profonde originalité de sa pensée :
c’est pourquoi il faut toujours qu’il y ait deux langages ou deux exigences, l’une dialectique, l’autre non-dialectique, l’une où la négativité est la tâche, l’autre où le neutre tranche sur l’être et le non-être, de même qu’il faudrait à la fois être le sujet libre et parlant et disparaître comme le patient-passif que traverse le mourir et qui ne se montre pas7.
12Cette « double parole » pose certes un défi à la pensée, dans la mesure où elle déborde toutes les structures par lesquelles celle-ci chercherait à la contenir, et d’abord celle de l’éthique, qui succombe elle aussi à la « folie inévitable8 » de cette parole. Mais sous le nom levinassien de responsabilité, « tranchant sur notre raison et sans toutefois nous livrer aux facilités d’un irrationnel », cette « double parole » fait signe chez Blanchot vers « une langue jamais écrite, mais toujours à prescrire »9, seule à l’avenir à se montrer à la hauteur de la condition désastreuse du monde humain. Que cette langue doive continuellement se ressourcer pour Blanchot dans les traditions de pensée du judaïsme, il revient à l’étude de Gisèle Berkman d’en rendre lisible l’hypothèse.