Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Septembre 2024 (volume 25, numéro 8)
titre article
Christine Noille

La cohérence en questions : rhétorique de la composition

Questions of coherence: the rhetoric of composition
Conférence au Collège de France, 28 mars 2023

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1La littérature est un dispositif gérant la durée, selon une succession de plans qui se relaient et s’entrechoquent. On se propose ici une analyse du montage du texte de La Princesse de Clèves dans la continuité des travaux de Michel Charles.

2En premier lieu, on peut voir que sa cohérence (les éléments « nécessaires et indéplaçables »), est apparentée au modèle de la tragédie. Mais on note aussi des effets de liste et de répétition, qui n’ont rien de nécessaire (comme le motif de la volonté de retraite par la princesse, qui revient à dix reprises). Néanmoins, il est possible de rendre utiles toutes les répétitions, soit en complexifiant l’histoire, soit en postulant l’existence de « cohérences régionales », c’est-à-dire d’histoires multiples. Enfin, il faut analyser le rythme du montage : alors que les recommandations du XVIIe siècle favorisent les transitions longues et discrètes, La Princesse de Clèves propose au contraire un rythme fortement scandé (par la chronique royale).

3On peut dégager de cette analyse trois grands types d’hypothèses organisatrices : le partitionnement, la sérialisation, et l’ordonnancement.

4Présenter ma recherche actuelle sur la composition textuelle dans un lieu tel que la chaire des littératures comparées au Collège de France, placée sous l’égide de Paul Valéry et de son cours de poétique1, et qui plus est au sein d’un séminaire qui a pris comme emblème2 la couverture du numéro 1 de la revue Poétique (celui de février 1970), m’invite tout naturellement à situer mon intervention par rapport aux grands acteurs des différents renouveaux de la poétique au XXe siècle. Mon héritage est assurément celui des formalistes (années 1910-1920) et des structuralistes (années 1970-1980), mais c’est un héritage infléchi et revisité par une théorisation contemporaine de la rhétorique, dans le sillage des travaux de Michel Charles.

5Pour synthétiser la situation de cette nouvelle « nouvelle rhétorique », nouvelle par rapport aux rhétoriques normatives de l’antiquité et de l’époque moderne, mais également par rapport à la « nouvelle rhétorique » de l’argumentation promue par Perelman (1977), je mettrai ici en regard deux ouvrages parus à la fin des années 1970, dont les conclusions, pour ce qui m’intéresse, sont diamétralement opposées : Lector in Fabula (Eco, [1979] 1985) et Rhétorique de la lecture (Charles, 1977). D’un côté, Eco pose avec force – dès le sous-titre – le postulat du lecteur modèle, coopératif, tel que produit ou projeté par le texte ; de l’autre, et c’est de ce côté-là que je me reconnais, on a une théorisation de la liberté radicale de la lecture, une pensée du texte comme devant composer avec cette incertitude, ce risque, cette indiscipline de lecture qui le précarise et en fait un dispositif fondamentalement hasardeux, c’est-à-dire livré au hasard. Le hasard intervient dans la micro-gestion des phrases et des propositions, mais également – et c’est là où les travaux de Michel Charles3 comme les miens propres4 se retrouvent –, à un niveau macroscopique, dans la gestion du plan, de la structure d’ensemble. Qu’est-ce qu’une structure intégrant le hasard, la contingence, non seulement celle du lecteur, mais encore, faut-il ajouter, celle-là même du temps d’écriture et de lecture, de la temporalité textuelle comme processus continué ? Telle est la problématique fondatrice de la rhétorique telle que nous sommes quelques-uns à la pratiquer.

6Car au niveau de sa structuration, le texte n’est pas un dispositif spatial, mais un dispositif gérant les aléas de la durée, de la longueur. Dès lors, le hasard, la contingence, ne sont pas qu’à la fin, au moment de la lecture : ils s’immiscent dès le début, au fil de l’écriture et de la lecture, dans et par le processus de sa genèse, forcément inscrite dans le temps. Concernant la structure, une pensée qui intègre la contingence et le hasard en arrive à cette idée-force : il n’y a pas de totalisation ni de stabilisation possible, il n’y a qu’une succession d’images du tout, de plans, qui se relaient et s’entrechoquent. Le texte offre le paradoxe – qu’il partage avec les œuvres qui s’inscrivent dans la durée, la musique, les films, la danse – d’être un dispositif dynamique, c’est-à-dire en mouvement, en devenir, en métamorphose : le texte est un dispositif qui compose avec lui-même, avec sa durée, avec la contingence. C’est cela même, la rhétorique de la composition : elle envisage la composition du texte (son organisation) du point de vue rhétorique, c’est-à-dire d’un point de vue qui intègre le paramètre de la contingence dans la pensée de la structuration, qu’on se situe du côté de la création comme du côté de la réception.

*

7Avant que d’entrer plus avant dans l’exploration des textes comme dispositifs pluriels, dynamiques et ouverts, il est cependant une objection que j’aurais mauvaise grâce d’esquiver : quel intérêt y a-t-il à tout cela, sous-entendu, y a-t-il vraiment un intérêt autre que de produire une énième lecture hyperspécialisée, pour ne pas dire archi-sophistiquée ? Entrer dans la technique de la dispositio, c’est en quelque sorte entrer dans l’atelier du texte, dans la fabrique de son montage, dans les techniques d’attention aux dispositifs, c’est à la fois analyser et inventer (des possibles), décrire et produire : mais voilà, quel besoin, quelle urgence, quelle légitimité ?

8Une première légitimité, la plus forte, la plus partageable est d’ordre épistémologique. L’on sait que la finalité du geste critique en général, c’est de construire un savoir sur le texte, de son établissement à son commentaire – sur ce qu’il dit et sur ce qu’il fait, sur ce qu’il engage et sur ce qu’il propose, sur ses manières d’habiter le monde et d’habiter les mots. À partir de là, le champ ne se structure pas par accumulation (de compartiments critiques) mais par décision, prévalence d’une option critique, engagement dans une famille de questionnements et d’intérêts5. Et qu’il y ait un intérêt à expérimenter les dispositifs compositionnels possibles, c’est-à-dire à opter pour une investigation technique qui engage à la fois la description et la compréhension du texte comme dispositif, est précisément ce qui est au cœur ici de ma démarche.

9Une deuxième légitimité peut être convoquée, plus faible à mon avis, moins convaincante, à savoir la légitimité politique : c’est l’idée que l’analyse ouverte et dynamique de la composition serait en prise avec telle ou telle pratique sociale de valeur, par exemple qu’elle serait un exercice de l’attention au service d’une éducation citoyenne, confer Yves Citton6 ; ou encore qu’elle serait une pratique critique interventionniste, favorisant une pédagogie ludique et inventive de la littérature, confer Sophie Rabau, Florian Pennanech ou Marc Escola7 ; ou enfin qu’elle serait une entreprise de revitalisation d’un trésor national risquant de devenir lettre morte. Qu’une théorie de la composition puisse sauver ici l’éthique démocratique, là l’enseignement des lettres, et là encore le patrimoine national n’est certes pas à négliger, mais peut-être n’est-ce pas tout à fait juste, ni tout à fait pertinent – la pratique de l’attention, celle du jeu et celle des processus de patrimonialisation pouvant se retrouver dans bien d’autres gestes critiques, qu’ils soient herméneutiques, moraux, subjectifs, impressionnistes, et j’en passe. Je resterai donc très prudente quant à la légitimité politique, en situation, de cette approche qui est la mienne et que je promeus. J’aime étudier la rhétorique, et en particulier la rhétorique de la composition des textes, et je ne peux guère en dire plus.

10Mais alors, pourquoi persévérer, en marge des grands débats et des grands combats ? Pour un premier bénéfice aussi ténu qu’improbable : pour apprendre qu’il est possible de travailler comme cela sur les textes, en dehors de toute interrogation sur le sous-sol (l’auteur, l’époque) et l’horizon (celui du texte, le mien), dans un corps-à-corps sans aucun doute exigeant, mais d’abord libérateur des prérequis et des attentes, ne différant pas plus longtemps de mettre la main à la pâte. Une expérience de libération, en quelque sorte, d’investigation en apesanteur – en toute liberté –, hors des déterminismes et des débats. Et par là même, pour un autre bénéfice, presque impalpable : pour avoir le plaisir d’une expérience de pensée où j’entre de plain-pied dans une communauté symbolique d’artisans, une communauté d’intérêts techniques, de blocages et de trouvailles que moi lectrice, je partage avec l’auteur ; une expérience de pensée qui me défamiliarise et me déprend, qui m’engage dans l’altérité des mots et, somme toute, dans le plaisir du texte.

11Et maintenant, que fait-on8 ?

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12Ma rhétorique de la dispositio textuelle s’enracine dans la théorie compositionnelle de Michel Charles, que je résumerai ainsi : c’est une théorie de la décohésion, appuyée sur un fondement idéologique. Pour Charles en effet, au cœur des pratiques critiques depuis plus d’un siècle l’on trouve une idéologie du texte (du texte littéraire), qui repose sur trois présupposés : la monumentalité du texte, sa clôture, son autorité. À cette idée du texte correspond une idée de sa composition, de son organisation : le texte est pensé comme un dispositif clos et cohérent. La cohérence est ici le répondant technique d’une idéologie de l’autorité et du respect du texte. Travailler alors à des techniques de décohésion et de pluralisation des dispositifs, dans le système de pensée charlien, c’est par conséquent en même temps travailler à un allègement de l’idéologie du respect, c’est se libérer de la clôture et de la monumentalité du texte, c’est le remettre en mouvement et l’inscrire dans une productivité des formes. De mon côté, si je me reconnais pleinement dans le geste interventionniste, je ne partage pas complètement le présupposé idéologique9 : à mon sens, la cohérence globale est le fruit d’une construction du dispositif textuel, au même titre que la discontinuité ou que la chaîne des cohésions locales (des cycles) ; le travail de la cohérence n’est ni plus ni moins qu’une des opérations de structuration ; et à ce titre elle doit aussi être prise en charge par une rhétorique générale de la composition, au même titre que les autres opérations.

13Quelle est alors la grammaire élémentaire de cette rhétorique générale de la composition textuelle, ce que j’appelle, par emprunt à l’analyse filmique, le montage du texte ? Un long exemple est parfois plus parlant qu’un bref discours. Nous prendrons ici le cas de La Princesse de Clèves10.

14La première étape consistera à construire une cohérence narrative unique et stable, en repérant les séquences à la fois nécessaires à la progression de l’histoire du personnage éponyme et indéplaçables, pour reprendre le critère que retient Aristote pour tester l’unité de l’intrigue11. Dans La Princesse de Clèves, ces séquences sont en nombre relativement restreint et suffisamment caractérisées pour qu’on puisse les identifier sans outillage cognitif particulier (en laissant de côté la délimitation de leur extension). En voici la liste :

  • (Partie I) Le mariage de Mademoiselle de Chartres avec le Prince de Clèves

  • (Partie I) La rencontre au bal de Nemours et de la Princesse de Clèves (coup de foudre)

  • (Partie I) La mort de Madame de Chartres, la mère de la Princesse, et son testament verbal (fuir l’inclination adultère)

  • (Partie III) L’aveu extraordinaire, par la princesse, de sa passion coupable à Monsieur de Clèves

  • (Partie IV) La mort de Monsieur de Clèves, consumé de jalousie

  • (Partie IV) La dernière rencontre de la Princesse de Clèves, veuve, et de Nemours (refus du mariage).

15Il est facile de modéliser ce plan sur le modèle de cohérence forte qu’offre la tragédie : la première partie présente l’exposition et le début du nœud, la partie III le sommet du nœud, la partie IV la catastrophe (ou dénouement) et ses suites12.

16Dans une deuxième étape, que nous qualifierons d’étape charlienne, il s’agira de défaire cette première cohérence, que nous avons au demeurant construite, en rassemblant les éléments qui vont dans le sens d’une décohésion, d’un affaiblissement de l’unité. Nous pouvons en repérer au moins cinq :

17a – tout d’abord, l’éparpillement de la matière principale dans la masse globale du texte et sa faible étendue : c’est tout au plus une trame minimale, deux cents pages dans l’édition princeps, soit un quart du volume total ;

18b – les excroissances épisodiques : la matière épisodique est constituée des multiples rencontres non décisives entre les deux amants d’une part, entre les deux époux d’autre part, ainsi que de leurs alentours (leur préparation en amont, leurs suites, souvent morales, en aval ; épisodes qui s’ajoutent et qui produisent un effet de liste bien plus qu’ils ne se subordonnent à l’action nécessaire) ;

19c – l’indétermination sémantique de la division opérale en 4 parties ;

20d – les multiples « répétitions » – étant entendu que la reprise de séquences à distance n’est jamais à l’identique et l’idée même de répétition est d’abord une abstraction, une construction intellectuelle qui passe par la focalisation sur la reconnaissance d’un certain nombre de traits thématiques ou rhématiques, alliée à la minoration des éléments variants ; cette précaution théorique étant posée, force est de constater que le récit est soumis à un principe généralisé de répétition, dans l’histoire où intervient la princesse tout d’abord :

  • l’intention de la retraite émise par la Princesse de Clèves en clôture de séquence (dix occurrences) ;

  • le désir d’avouer, également en clôture de séquence (trois occurrences, qui entrent en série avec l’aveu réalisé dans la troisième partie et les commentaires sur l’extraordinaire de l’aveu qui s’ensuivent) ;

  • les scènes de dialogue avec la reine dauphine (dix occurrences) ;

  • les séquences à la campagne, encadrées dans un dispositif d’aller-retour (quatre occurrences), ainsi que, sans retour, la fin crépusculaire de la princesse ;

  • les rencontres brèves de la Princesse de Clèves et de Nemours, avec formules de galanterie de Nemours et absence de réponse de la princesse (sept occurrences) ;

21dans les histoires parallèles ensuite :

  • variations sur les mariages entrant dans les conditions de la paix au niveau de la chronique royale (quatre mariages et un enterrement) ;

  • variations sur « l’ambition et la galanterie », selon une formule incipitiale du roman, avec la galerie des femmes galantes (cinq histoires rapportées).

22Que le roman se déploie par reprises et variation plutôt que par étapes et progression est donc un élément supplémentaire qui concourt à l’affaiblissement de la tension narrative et de la cohésion d’ensemble.

23e – Un cinquième argument en faveur de la décohésion repose sur le repérage – intuitif, partagé – de multiples digressions : l’histoire de la princesse est trouée de décrochages narratifs eux-mêmes répétitifs – chronique de la paix, catalogue des amours de cour – et cela met à mal l’idée même d’un système structurel vectorisé. La digression contre l’intérêt du récit principal, c’est précisément l’un des points qui s’est joué dans le débat entre deux critiques contemporains de la première édition, Valincour, qui stigmatise les « sorties de route » en contexte romanesque13, et l’abbé de Charnes, qui en fait l’éloge14.

24Nous voilà arrivés au bout de cette deuxième étape, consacrée à la décohésion, et une interrogation se fait jour : que faire à présent d’une cohérence défaite ? Deux options s’offrent ici, en toute rigueur : sauver la cohérence ; ou basculer sur un autre type d’approche de l’organisation séquentielle.

25Sauver l’idée d’une cohérence, d’un réseau intégratif « malgré tout », peut s’effectuer de deux façons. Première solution, on compliquera l’histoire, le schéma d’ensemble, en rendant sinon nécessaires du moins utiles toutes les répétitions et tous les décrochages (par exemple en intégrant dans l’éducation de la princesse ou du lecteur les histoires galantes rapportées, en faisant de la chronique de la paix l’occasion ou le fatum d’une histoire privée, etc.). Le geste est parfaitement légitime à deux titres : il assure une représentation unifiée de l’intrigue et sauve ce faisant en l’étendant systématiquement l’idée de la tension narrative. Mais en même temps, il produit un effet de prisme, de focalisation forcée, sur l’histoire de la princesse, en nivelant la variété de l’intrigue et toutes ses aspérités. Deuxième solution – et c’est l’option dite des textes possibles, c’est-à-dire des dispositifs alternatifs –, on mettra en évidence des cohésions modulaires, qui ne soient pas actives sur tout le texte mais sur des parties, sur un nombre plus ou moins restreint de séquences. Se forment ainsi des cohésions plurielles et régionales, qui se superposent comme différents réseaux en palimpseste, comme différents fils d’intrigue, comme autant de textes possibles : il est possible de faire surgir en pointillé à côté de l’histoire de la princesse le roman du prince de Clèves, le roman de Nemours ou le roman du Roi, qui permettent de déplacer les hiérarchies et d’intervertir les focales ; comme il est possible de susciter des régimes successifs amorçant des organisations globales sans les réaliser totalement – par exemple en disant que le roman commence comme une nouvelle historique, se continue en nouvelle galante à la façon espagnole (les amours enchevêtrées du Vidame) pour se clore sur le modèle de la tragédie.

26Si la cohérence complexifiée (la première solution) vaut par sa robustesse, la cohésion modulaire (la seconde solution) vaut par sa souplesse. Mais il n’en reste pas moins que ces deux options écartent (en les lissant) trois séries d’événements textuels : d’une part l’accord qui existe entre tous les critiques (anciens comme contemporains) sur la présence des décrochages, des accrocs narratifs – le texte avance par ruptures ; deuxièmement, la répartition possible de ces perturbations textuelles en trois séries erratiques (dans l’ordre de leur mise en place : la chronique de la paix, l’histoire de la princesse, les cas de galanterie) – le texte avance par retours ; et plus fondamentalement, le consensus implicite sur l’identification de séquences (ou scènes, ou aventures) autonomisables, et par conséquent, sur le statut essentiellement composite du tout – le texte avance par morceaux. Que le dispositif tensif soit ainsi doublé d’un dispositif de décrochage, d’un dispositif de réitération et d’un dispositif de séquençage est un fait du texte : reste à en établir les ressorts et les effets, autrement dit à rendre manipulable cette idée d’un montage compositionnel du roman.

*

27Pris dans sa dynamique, le roman ne fait pas que narrer (ou n’importe quel autre acte de langage : argumenter, discuter, bavarder, etc.). Pendant qu’il raconte, qu’il débat ou qu’il ressasse, il effectue cette tâche aussi discrète qu’indispensable : il s’étend et se poursuit, il s’écrit dans la durée. Et mon hypothèse est que l’aménagement de la durée est assuré par une gestion du cursus énonciatif qui repose sur trois types d’intervention sur le syntagme, la ponctuation (l’émergence de séquences), la transition (la coordination séquentielle), la scansion (le rythme du montage). C’est là où La Princesse de Clèves est en quelque sorte emblématique : elle propose une structuration de son montage bien plus remarquable et efficace que la structuration défaillante de son histoire.

28La grammaire de cette petite syntagmatique commence, dans notre roman, avec la technique de la transition. La transition a ceci de particulier qu’elle est un dispositif d’extension locale qui a la double charge de marquer et de masquer l’intervalle sémantique entre deux séquences successives, d’assurer la modalité du changement sémantique sur le mode de la séparation comme de la coordination. De cette définition minimale résulte tout un panel de transitions possibles, selon l’extension (brève ou longue) et le pôle (conjonctif ou disjonctif) du dispositif. Il en résulte aussi que la transition n’est pas obligatoirement un dispositif secondaire discret, dont le repérage serait consécutif à la délimitation des séquences : il peut être un dispositif saillant, qui précisément a pour fonction d’exhiber les frontières, et partant de dessiner en creux le territoire des séquences. L’ancienne poétique du roman n’a pas hésité à légiférer en la matière. Sans surprise, elle prône une esthétique de la transition narrative discrète, conjonctive et progressive ; et elle s’élève contre toute tentation de brusquerie (telle qu’y incite, pour un Du Plaisir, l’adverbe cependant15). Or La Princesse de Clèves se distingue par un nombre remarquable de liaisons disjonctives. Nous en donnerons deux exemples, protocolaires parce que dans les premières pages du roman :

[…] La mort de Marie d'Angleterre apporta de grands obstacles à la paix ; l'assemblée se rompit à la fin de novembre, et le Roi revint à Paris.
Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde16 […].
[…] et Madame de Chartres joignait à la sagesse de sa fille une conduite si exacte pour toutes les bienséances, qu'elle achevait de la faire paraître une personne où l'on ne pouvait atteindre.
La Duchesse de Lorraine, en travaillant à la paix, avait aussi travaillé pour le mariage du Duc de Lorraine, son fils17. [...]

29On notera dans le dernier exemple l’absence de tout élément conjonctif (y compris un adverbe passe-partout comme « Cependant » ou « Alors »). Mais un élément s’ajoute, à savoir que la nouvelle matière ainsi introduite, en l’occurrence la chronique de la paix, n’occupera qu’une séquence restreinte comparativement aux séquences qui la précèdent et la suivent et qui sont toutes deux dévolues à l’histoire de la princesse : trois petits paragraphes indépendants alors que le fil « Clèves » s’étend en amont sur onze paragraphes (le mariage avec le Prince de Clèves) et en aval sur sept paragraphes (la rencontre avec Nemours au bal).

30Ce qui apparaît ici, c’est qu’on peut alors redécrire l’ensemble transitionnel tout autrement : en considérant d’une part les deux séquences « Clèves » que sont en amont le mariage (11 paragraphes) et en aval la rencontre (7 paragraphes) ; et en traitant d’autre part la séquence intermédiaire de 3 petits paragraphes (la chronique royale) comme une séquence globalement transitionnelle, assurant sur le mode disruptif de l’interpolation digressive le passage d’un épisode de l’histoire d’amour à un autre. Sous cet angle, la séquence historique peut bien occuper des fonctions narratives secondaires dans l’histoire de la princesse (cause ou circonstance), elle n’en assure pas moins une fonction tout autre au niveau de l’économie syntagmatique : elle constitue une séquence dispositive focale, assurant la fonction d’articulation séquentielle dans la dynamique du roman, sur le modèle de l’intermède au théâtre.

31Les séquences transitionnelles sont, dans La Princesse de Clèves, des intermèdes, des transitions disjonctives saillantes opérées par interpolation : elles opèrent un marquage du texte d’autant plus remarquable et mémorable qu’il est disruptif et qu’il se répète. Que contiennent ces transitions disruptives en fonction d’intermèdes ? Elles rassemblent à la fois les séquences dévolues aux négociations de paix et les histoires rapportées sur les dames galantes. On a là deux séries thématiques, mais une seule et même série dispositive, la série des intermèdes. Le script dispositif du roman, la formule de son montage, repose ainsi sur un rythme fortement scandé, une alternance disjonctive entre séquences longues (l’histoire de la princesse) et contrepoints brefs (les intermèdes transitionnels).

32Ajoutons cependant qu’au fur et à mesure que le roman progresse, la fréquence des transitions disjonctives baisse jusqu’à s’estomper dans la quatrième et dernière partie. Tant et si bien qu’il n’y a plus, à ce moment-là du texte, de marqueurs sémantiques forts (disjonctifs) pour délimiter les épisodes. Il existe un script dispositif qui perdure dans les trois quarts du roman et fait ensuite défaut. Quelle autre formule se met alors en place dans la dernière partie du roman ? Un script dispositif différent, plus fluide et enchaîné, articule les épisodes selon un mode conjonctif économique et discret (« Peu de jours après », « Le lendemain », etc.). En l’absence d’articulations saillantes, l’effet produit est alors non seulement celui d’un glissement par juxtaposition, mais d’une indistinction et d’une solidarité relative des différents épisodes enchaînés : avec la perte des transitions saillantes, se perd aussi la visibilité des séquences principales.

33Là où les trois premières parties mettaient en place des séquences distinctes dans l’histoire de la princesse, grâce au rail des dispositifs ponctuatifs saillants, la dernière partie présente une série de variations enchaînées, où tout se fond et s’enchaîne, à la façon d’une sonate.

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34En guise de bilan, je noterai tout d’abord que travailler ainsi sur la composition d’un texte en analysant le rythme de son montage, ce n’est en rien un formalisme desséché. C’est produire une organisation événementielle du sémantisme et de ses effets (effet de rupture, de répétition, de morcellement), c’est agencer le texte au rythme vivant de ses accidents, c’est en produire une organisation fondamentalement dynamique et plurielle, pensée dans la durée.

35L’autre point sera de rebasculer à présent du particulier au général : quelle serait, pour conclure, cette grammaire plurielle des opérations de composition textuelle (qu’elles soient discursives, narratives, lyriques ou encore dramaturgiques), autrement dit, quelle pourrait être une grammaire générale du montage textuel ?

36Je me contenterai ici de formuler quelques propositions, à l’aune du parcours que l’on vient de faire dans La Princesse de Clèves.

37Il a été possible (et il est de fait économique et efficace) de regrouper les opérations dispositives communes à la fois aux auteurs et aux lecteurs en trois grands types d’intervention, en trois grands scénarios d’organisation : par partitionnement, par sérialisation, par ordonnancement.

38Le partitionnement pense le texte à la manière d’une partition mosaïque. Il associe deux types d’opérations, le montage par division (I), au sens d’identification anthologique des morceaux, des séquences autonomisables : la division relève d’une herméneutique de la focalisation ; et le montage par transition (II), au sens de liaison entre deux parties successives : la transition relève d’une herméneutique de la continuation, c’est-à-dire du contexte.

39La sérialisation pense le texte à la manière d’une suite composée, qu’elle prenne une forme continue ou la forme discontinue du recueil. Elle associe deux types d’opérations, le montage par répétition (I), au sens de variation : la répétition relève d’une herméneutique de l’assimilation, de la ressemblance ; et le montage par altération (II), au sens de diversification, de variété : l’altération relève d’une herméneutique de la distinction, de la différence.

40L’ordonnancement, enfin, pense le texte à la manière d’une orchestration globale des séquences. Il associe deux types d’opérations, le montage par cohésion (I), au sens d’agencement systématique, de réseau : la cohésion relève d’une herméneutique de la visée ; elle peut être modulaire ou globale ; et le montage rythmique, par scansion (II), au sens d’une alternance de différences actives : la scansion séquentielle relève d’une herméneutique de la durée, si le rythme est bien cet « ordre du mouvement » dont parlait déjà Platon (Lois, 665 a).

41Six protocoles de montage donc, qui sont susceptibles de se combiner et qui me permettent de me représenter le texte comme un dispositif compositionnel distribué et scandé, comme le résultat d’un montage séquentiel – d’un art de la composition – plus ou moins rythmé, plus ou moins varié, ou, si l’on veut, « une sorte d’agitation sans désordre » qui n’en finit pas de rendre la partition textuelle « très agréable18 », pour reprendre la formule de La Princesse de Clèves (sur un tout autre sujet).