Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Octobre 2024 (volume 25, numéro 9)
titre article
Cheyenne Olivier

L’enfant face à l’album, nouvelles pistes de compréhension

Children’s Reading Picturebooks: New Ways of Understanding
Evelyn Arizpe, Kate Noble et Morag Styles, Children Reading Picturebooks. New Contexts and Approaches to Picturebooks, London, New York, Routledge, 2023 (3e éd.), 202 p., EAN 9780367617424.

1La première édition de cet ouvrage, en 2003, sous le titre Children Reading Picturebooks: Interpreting Visual Texts, rendait compte de l’acuité et de la complexité des recherches portant sur les manières enfantines de lire les albums contemporains et d’y réagir. L’analyse des capacités enfantines à comprendre les différents points de vue, les messages et les émotions complexes mis en jeu dans ces albums, avec des compétences de lecture parfois minimales, ouvrait alors un vaste champ de recherche. La forte augmentation du nombre d’études sur le sujet justifie cette version révisée : elle ambitionne de mettre en avant les dernières théories et travaux critiques en la matière, à destination des étudiants, des chercheurs mais aussi des professeurs et médiateurs du livre et de la petite enfance.

2L’étude originale se fonde sur une série d’entretiens menés avec des enfants de 4 à 11 ans dans sept écoles élémentaires britanniques insérées dans différents contextes socioculturels et économiques. Les autrices ont travaillé de manière très approfondie avec un total de 21 enfants. Trois albums ont été retenus par les chercheuses comme support de leurs questionnements : Lily takes a walk de l’auteur-illustrateur japonais Satoshi Kitamura (1987), ainsi que Zoo (1992) et The Tunnel (1989) de l’auteur-illustrateur anglais Anthony Browne. Les écoles ont été choisies pour refléter une diversité sociale et ethnique. Les chercheuses ont d’abord eu recours à un court questionnaire afin d’évaluer les habitudes de lecture d’un échantillon de 486 enfants. Des entretiens semi-dirigés ont été réalisés avec 84 enfants, dont 21 ont été suivis quelques mois après. Le questionnaire était composé de 10 questions communes puis de 10 questions spécifiques aux albums étudiés dans les classes. Les entretiens individuels ont été suivis de plusieurs discussions de groupe. Cinq chercheuses ont mené ces entretiens qui ont été enregistrés puis retranscrits. Enfin, l’étude comportait dans son ensemble de données une réception enfantine dessinée des albums, qui fait l’objet d’une analyse. Le but de cette étude était de comprendre la manière dont les jeunes lecteurs interprètent des œuvres multimodales et les axes de développement de leur littératie visuelle1.

3Il s’agit pour les autrices de démontrer l’importance de l’album dans le développement de l’enfant ainsi que dans l’acquisition de compétences visuelles, comme le proposent les socio-sémioticiens Gunther Kress et Theo Van Leeuwen (1996). Cette nouvelle édition tente de comprendre l’influence de l’habileté des auteurs et illustrateurs dans la facilitation du processus de lecture d’images. Elle se justifie également par un nouveau contexte, dans lequel la compréhension des enfants est mieux observée et prise en compte, et où la nécessité d’une meilleure approche de l’univers visuel de plus en plus complexe dans lequel ils évoluent se fait pressante. Elle accompagne aussi un développement qualitatif et quantitatif remarquable de la production éditoriale récente.

4Les cinq autrices de la première édition (Evelyn Arizpe, Helen Bromley, Kathy Coulthard, Kate Noble et Morag Styles), majoritairement issues des sciences de l’éducation, font appel dans cette nouvelle édition à la chercheuse Margareth Mackey pour son expertise sur la question des albums numériques. L’ouvrage est composé de deux parties : la première reprend et approfondit les observations de la première étude tandis que la seconde renvoie aux recherches récentes et aux pistes de recherche futures. Les analyses sont accompagnées de dessins d’enfants et d’encadrés focalisés sur certaines situations clés.

Révisions et augmentations de l’étude originale

5Les trois premiers chapitres rendent compte des différentes réactions des enfants aux trois albums sélectionnés.

6Quel type d’intérêt pousse les enfants à jouer le jeu complexe que proposent ces ouvrages ? Les indices identifiés se situent dans les éléments extérieurs tels que la couverture qui résume et annonce le reste de l’album, mais également dans le style graphique qui devient un élément signifiant et rassurant pour l’enfant, notamment dans le cadre de l’album un peu effrayant de Kitamura étudié au cœur du second chapitre. Cet album raconte la promenade de la jeune Lily avec son chien. La différence de perception de l’environnement urbain par les deux protagonistes est au cœur de la dynamique narrative. Tandis que Lily perçoit et décrit textuellement un monde parfaitement normal, l’image montre les angoisses générées par les déformations de l’environnement chez le petit chien. Il se dessine une forme de tension chez les enfants, entre leur attrait pour l’image, qu’ils perçoivent majoritairement comme étant plus intéressante que le texte, et leur volonté de s’en détacher pour aller vers des textes plus complexes. Les enfants eux-mêmes pensent que les images… sont pour les (petits) enfants. Le questionnaire invite l’enfant à porter son attention sur les couleurs, les motifs, les perspectives et le langage corporel des personnages. Les réponses montrent que le niveau de détails des images considérées est perçu par les enfants comme s’adressant à des enfants plus grands. Le style graphique de l’auteur est quant à lui perçu comme un indice du ton propre à l’album. Mais au-delà de ces observations focalisées sur des éléments distincts de l’album, les enfants semblent aussi sensibles à « l’atmosphère » et la perception globale de l’ensemble des éléments combinés. L’étude note une difficulté à regarder l’album comme un tout et pointe le travail d’intégration graduelle des éléments par les enfants dans le processus de lecture visuelle. Les discussions de groupe permettent une compréhension plus étendue, mais nécessitent de nombreuses relectures qui ne sont pas toujours permises par le temps scolaire.

7Le troisième chapitre s’attarde sur l’analyse de l’album Zoo de l’auteur-illustrateur primé et célébré Anthony Browne. L’ambition des chercheuses consiste à amener collectivement les enfants à produire un commentaire commun à partir des multiples indices plastiques dispersés dans l’ensemble du livre, depuis le style jusqu’aux pages de gardes. La présence d’éléments ironiques requiert des enfants une capacité à extraire une dimension contradictoire des images, un besoin qui, comme le rappelle Bettina Kümmerling-Meibauer, nécessite de faire le lien entre le dit et le non-dit. Selon Perry Nodelman, cette condition d’accès au sens requiert un engagement des auteurs et illustrateurs à utiliser les qualités propres à leur médium afin que les enfants identifient les tensions et y réagissent, construisant ainsi sur le vif la compétence nécessaire à leur entrée dans l’album. Ce surplus de concentration demandé aux enfants questionne leur motivation à s’engager dans une telle activité esthétique, ludique et intellectuelle. Selon les autrices, la capacité à identifier ces éléments semblerait se renforcer avec l’âge, même si l’ensemble du groupe peut parfois buter sur un symbolisme iconographique trop complexe. Ici, la page de l’album montrant un découpage de l’image en quatre cases formant une croix sur le visage du gorille qui occupe toute l’image semble à la fois former un motif suffisamment marquant pour être repris dans les dessins des enfants et un dispositif visuel dont ils peinent à appréhender la signification. Les chercheuses notent que la fluidité de lecture initiale de l’enfant facilite nettement l’interprétation de l’album mais qu’un fort accompagnement de la part d’un adulte médiateur permet une plus grande richesse de compréhension.

8Le quatrième chapitre tente d’identifier les capacités construites et mobilisées par les enfants pour décoder le visuel. L’art d’Anthony Browne, dans l’album The Tunnel, fournit une fois de plus un support privilégié aux chercheuses car il propose un univers riche et détaillé. L’étude montre que les enfants comprennent du fait de leur expérience de lecteurs, qu’ils doivent trouver du sens dans le visuel en regardant de manière détaillée. Ils repèrent aisément l’importance des pages de garde comme réservoirs de clés de lecture et de motifs tissés tout au long du livre. Ce mouvement de va-et-vient inter- et intratextuel génère des connexions, créées intentionnellement par l’auteur-illustrateur, qui parle de ses images comme de puzzles à prendre au sérieux. Les enfants vont et reviennent sur l’image pour donner du sens à ce qu’ils voient et entendent, même lorsque les références à des contes spécifiques2 ne font pas partie de leur corpus existant comme c’est le cas pour les enfants étrangers. Cette limite culturelle n’empêche pas la recherche de détails et l’excitation grandissante chez les enfants dès lors qu’ils anticipent le potentiel explicatif d’un détail, stimulés par le groupe. L’article accentue le lien entre le texte et la vie (text-to-life) essentiel dans la construction du sens : il recoupe non seulement le lien établi par l’enfant avec son expérience, mais le lien de l’artiste à ses souvenirs, à partir desquels il crée. Selon cette étude, même les enfants de moins de sept ans sont capables de comprendre et prendre du plaisir à lire des éléments de haut niveau symbolique, même s’ils n’ont pas forcément les termes nécessaires pour mettre en forme leur réflexion critique pourtant très fine.

9Les chapitres suivants questionnent différents angles de la réception littéraire. Helen Bromley explore dans un cinquième chapitre les dynamiques à l’œuvre dans les discussions de groupe. Elle appréhende le rôle des images dans la visualisation d’un monde commun et partagé. Ce chevauchement d’expériences singulières et pourtant communes est partiellement permis, selon elle, par des conventions de représentation identifiables, utilisées par les illustrateurs, telles que les multiples jambes figurées pour exprimer le mouvement ou l’utilisation des lignes vectorielles pour signaler la vitesse. Les enfants convoquent de nombreuses compétences pour décoder l’image, qui mettent en jeu des savoirs externes plus ou moins spécialisés (ainsi sur les dinosaures mais aussi sur les conventions visuelles ou encore l’ironie). Ils font appel à leur expérience vécue aussi bien qu’à celle acquise auprès d’autres productions culturelles. La lecture partagée est également une occasion pour les participants de consolider leurs relations et de faciliter l’échange d’informations personnelles retenues par ailleurs. L’article suggère que les enfants plus âgés, pour qui l’image pose peu de problèmes de compréhension immédiats, entrent moins dans une dynamique conversationnelle et feraient ainsi moins d’hypothèses. Les enfants pensent en termes d’efficacité du dispositif iconotextuel et évaluent la pertinence des choix effectués par les auteurs et illustrateurs. La chercheuse insiste sur un point central : la bonne préparation des questions en amont permet de générer une conversation continue au sein d’une communauté interprétative3, qui mesure alors par elle-même ses progrès dans sa compréhension de l’album.

10Kathy Coulthard aborde dans un sixième chapitre le cas particulier de la réception d’albums par les élèves bilingues. Elle décrit la réaction intense d’un jeune enfant tanzanien de dix ans à l’album The Tunnel d’Anthony Browne, malgré une culture visuelle et littéraire différente concernant les représentations de la relation fraternelle. Sa réaction à une référence à la fois centrale et disséminée à la tradition européenne du conte suggère une faible importance des références culturelles dans la compréhension globale des actions et des intentions des personnages. Il s’avère que la sœur de l’enfant est décédée quelques semaines seulement avant la lecture. L’histoire de Browne pourrait avoir permis, selon l’autrice, une forme de résurgence de cette histoire personnelle. La convocation d’un traumatisme récent lui semble permettre à l’enfant de comprendre et exprimer très clairement la symbolique au cœur de l’album, à savoir l’intensité de la relation fraternelle. Il s’avère ainsi profondément engagé dans un album écrit dans sa deuxième langue4 et persévère dans la lecture, utilisant toutes les ressources disponibles pour comprendre malgré ses difficultés. Le texte et les illustrations de Browne sont-ils si particulièrement évocateurs qu’ils permettent à l’enfant un saut langagier qu’il n’aurait pas réalisé avec un album moins stimulant ? L’autrice compare cette situation avec l’exemple d’un autre enfant, pour qui l’expérience d’entretien est trop exigeante malgré la présence d’un médiateur dans sa langue maternelle. C’est pourtant l’observation faite par cet élève qui fait pivoter la dynamique de groupe vers la compréhension de la scène lue et permet le déplacement cognitif et collectif. Les erreurs de syntaxe propres à l’apprentissage d’une langue seconde s’avèrent alors faciliter l’ouverture de brèches conceptuelles favorables à l’ensemble du groupe. Une autre enfant possède au contraire une confiance qui provient sûrement d’une aisance et d’une attitude d’apprenante déjà présente dans sa langue natale. L’autrice rappelle avec prudence que la question culturelle est importante dans l’approche même du livre. Il faut ainsi que l’enfant comprenne le sens et la légitimité d’une discussion ouverte avec un adulte. En effet, un autre enfant d’origine turque, n’ayant pas la même pratique de lecture ouverte mais plutôt celle de question-réponse, peine à s’engager dans le dispositif expérimental.

11Le septième chapitre s’appuie sur les commentaires enregistrés des enfants à propos de leurs propres créations plastiques. Il tente d’inférer les processus à l’œuvre lors de leur lecture d’albums. Il s’agit d’un exercice difficile à effectuer pour les plus jeunes car il requiert des capacités métacognitives et d’objectivation d’eux-mêmes en tant que lecteurs. Les images sont souvent perçues comme « plus intéressantes » car plus attirantes mais également plus exigeantes que les mots. Si l’articulation entre un regard rapide de compréhension et un regard fixe et attentif au détail est pointée par tous, la conception et l’actualisation de la relation texte-image posent un faisceau de questions aux enfants. Selon une petite fille, le processus créatif ne concerne pas seulement la création et le dessin. Il nécessite l’interpénétration d’une activité d’observation et un travail de réflexion menés en simultané. L’étude rapporte que les enfants définissent le travail artistique par la technique utilisée, l’expression pertinente des idées mais également, de manière surprenante, par leur propre processus de reconnaissance et d’interprétation. Ils s’incluent donc eux-mêmes dans le processus artistique en tant qu’interprétants. Ils ne voient pas l’illustration comme un objet fini mais comme un processus, qui s’enracine en général dans le médium plastique et la manière dont il ouvre ou contraint l’intention artistique. Les autrices notent que les enfants semblent éprouver cependant une difficulté à se représenter le travail de conception et de planification de la part du créateur dans la réalisation des illustrations.

12Enfin, Kate Noble rend compte dans un huitième chapitre des réponses dessinées des enfants aux albums. Son analyse procède en trois étapes : l’interprétation des dessins selon leur sens littéral laisse place à l’évaluation de leur effet de sens général puis à l’analyse de leur structure interne. La chercheuse tente d’y déceler la part de réflexion contenue dans les choix opérés par les enfants. Globalement, le sens littéral est bien compris et rendu par les enfants. C’est dans leur portée sémantique générale que l’on peut trouver des distinctions radicales entre les propositions. Les plus jeunes sont plus libres et désinhibés, plus radicaux dans leur utilisation de l’espace et de la technique tandis que les plus grands se focalisent sur la planification de leur création. L’autrice observe que les enfants désirent eux-mêmes aller vers le réalisme mais que le manque d’enseignement des techniques de dessin les bloque dans cet élan. Selon elle, un meilleur apprentissage de cette discipline pourrait permettre de dépasser l’abandon du dessin comme technique d’expression chez les plus âgés. La sophistication des dessins semble s’accroître avec le niveau de compréhension du livre.

Héritages et transmissions de la recherche sur la réception

13Les autrices dressent le constat d’un manque persistant d’intégration des découvertes autour de la littératie visuelle dans les curriculums et l’enseignement pédagogique. Elles signalent que le but d’un tel ajout, s’il était mis en place, ne serait pas d’ajouter un impératif éducatif sur le plaisir pris à lire des albums mais bien d’enseigner les moyens et les termes du fonctionnement des images au bénéfice des enseignants et des enfants.

14Les chercheuses rappellent, dans cette deuxième partie, leur dette envers les apports de nombreux champs d’études qui ont participé à l’émergence d’une définition de la littératie visuelle. Le concept de littératie visuelle émerge dans les années 1960 avec John Debes. Il concerne à la fois la distinction de faits visuels et leur recréation à des fins de communication. La psychologie développementale a fortement influencé le champ mais elle tend trop souvent, selon les autrices, à isoler un fragment sans rendre compte de la totalité de l’expérience de production et de réception. La littératie doit également être abordée comme une pratique sociale relevant de connaissances culturelles préalables acquises et accumulées. Les recherches sur le multiculturalisme ont permis de développer une théorie de la réception plus située. Les recherches en littérature postmoderne ont également contribué à la réflexion, en intégrant les processus inhabituels de la métafiction, de la non-linéarité, et de la fragmentation qui caractérisent les albums contemporains. L’impact des neurosciences leur a enfin été crucial dans le rappel de l’implication émotionnelle dans la compréhension globale. Les autrices de l’ouvrage rendent également hommage aux apports fondateurs de chercheurs anglo-saxons tels que Lawrence Sipe, pour le processus de compréhension des illustrations, de « résistance aux histoires » mais aussi des objets peu étudiés comme les pages de gardes, ou encore le rôle « d’étayage5 » du professeur dans la compréhension. Sylvia Pantaleo a également influencé le champ en explorant spécifiquement la littératie visuelle associée aux aspects postmodernes des albums ainsi que l’attention des enfants aux propriétés graphiques des albums. Diane Van der Pol a contribué à une meilleure compréhension de la conception par les enfants des structures et des modèles d’albums.

15Le rappel de l’héritage intellectuel fait une belle place dans cette seconde partie à la valorisation des expériences récentes menées par de jeunes chercheurs. Les autrices signalent l’intérêt des études récentes sur la réception par les enfants de thèmes spécifiques, « difficiles » ou « sensibles ». Si la pudeur des professeurs rend parfois ces sujets difficiles à aborder, les chercheurs y accordent une attention particulière en ce qu’ils engagent une compréhension complexe du monde lorsqu’il n’est pas (re)présenté comme stable. Le travail sur l’éducation à l’altérité dans un contexte de débats récents sur le racisme, le multiculturalisme et la migration apparaît aux autrices comme plus pertinente que jamais. Les études se sont aussi déplacées vers les lecteurs particuliers (troubles de l’attention, de l’audition, ou autismes) ainsi que sur la compréhension des albums par les adolescents et, du côté des adultes, par les professeurs. Malgré ce constat d’un élargissement des études, les autrices déplorent à juste titre le peu de recherche sur la compréhension des parents, pourtant grands lecteurs et médiateurs stratégiques. Concernant la méthodologie, si elle est encore largement basée sur la Reader-Response Theory d’Iser et de Rosenblatt (1978), différentes méthodes ouvrent une zone d’exploration stimulante. L’élaboration de questions pour amener à des discussions plus ou moins guidées ainsi que la forte utilisation des dessins d’enfants comme outils d’interprétation permettent d’obtenir des résultats différents. L’interdisciplinarité est désormais de mise dans la recherche, ainsi qu’une analyse et une collecte plus rigoureuse de données. Les autrices mettent en garde le lecteur face à la masse de nouvelles recherches ainsi qu’aux positionnements idéologiques de ces dernières.

16Le constat d’un enthousiasme académique pour le sujet auprès des étudiants est mis en évidence par trois cas de recherches récentes. Susan Tan a travaillé l’album de Maurice Sendak We’re All in the Dumps With Jack and Guy avec des enfants de 9 ans. Elle montre que malgré la dure réalité proposée dans l’album6, les enfants cherchent des éléments d’espoir dans ce qu’ils lisent, en particulier face à la dislocation du cadre familial. Le monde représenté « appauvri » créé par Sendak propose une sophistication graphique qui ne semble pas atténuer la réalité perçue par les enfants. Bien conscients de la mort inéluctable des personnages, les jeunes lecteurs s’emploient cependant à développer des histoires alternatives dans lesquelles la fin est toujours positive. Leur interprétation, bien que correcte, noue des voies de traverse afin de contourner l’impossibilité de vivre sans les parents ou bien modifie l’âge des personnages pour diminuer la dureté de la situation. Les dessins en réponse à l’album imaginent unanimement un futur et une maison aux personnages, créant ainsi un monde un cadre sécurisé dont ils sont dépourvus. Les enfants imposent donc sciemment une limite à leur compréhension totale de l’album. Malgré la représentation d’un monde cruel qu’ils comprennent parfaitement, ils utilisent au maximum les zones ouvertes pour actualiser le livre selon un angle optimiste.

17Une autre étude de Kim Deakin s’intéresse aux notes dessinées par un enfant autiste sur son exemplaire d’un album. Elle tente de comprendre le processus d’identification aux personnages, supposé plus difficile pour un enfant autiste. La répétition orale des mots par l’enfant pendant et après la lecture ainsi que les lignes qu’il trace autour des images et sur elles montrent une forte implication corporelle dans la production de sens. Paradoxalement, l’autrice conclut que le monde fictionnel permet à l’enfant autiste d’explorer le monde réel avec lequel il est en décalage.

18Jennifer Farrar étudie quant à elle l’utilisation de dispositifs métafictionnels à travers l’analyse de l’album Three Little Pigs de David Wiesner (2001). Le discours des enfants se focalise majoritairement sur l’aspect narratif de l’album, moins que sur les caractéristiques du texte et des images. Il semblerait, selon la chercheuse, que les enfants se lient à l’album en tant que sujets et ne soient donc que peu perturbés par le dispositif métafictionnel construit par Wiesner. Ils mènent une lecture du texte en tant que sujets attentifs aux personnages et aux lieux avant de regarder les propriétés graphiques du texte comme objet, ainsi que le souligne Evelyn Arizpe. La chercheuse demande ensuite aux enfants le type de décisions qu’ils prennent lorsqu’ils construisent eux-mêmes leurs histoires, dans le but de développer des pratiques critiques. De fait, les jeunes lecteurs de l’album incorporent avidement dans leurs productions des effets métafictionnels, ce qui suggère qu’ils peuvent les concevoir et les convoquer aisément.

19Margaret Mackey analyse la version numérique de l’album Spot the dot de David A. Carter7. Elle note le besoin que l’application numérique soit pertinente et adaptée aux potentialités du médium et aux activités motrices fines et grossières qui entrent en jeu dans la manipulation de l’objet numérique. Elle se penche ensuite sur deux alphabets numériques, l’un extrêmement créatif et pensé pour ce médium et l’autre, qui tente d’y faire entrer sans adaptation un contenu pensé dans un format livre. La version numérique comporte le risque que les enfants en fassent radicalement dévier l’usage en tant que livre et que les parents se retirent de l’échange. L’autrice souligne qu’elle ne remplace pas la qualité d’un échange vif et intéressant8. La chercheuse rappelle en s’appuyant sur Derrick de Kerckove que si la stabilité du papier est souvent valorisée et opposée au dynamisme frénétique du médium numérique, les deux proposent une expérience duelle de répétition et de fixité proche. Elle pointe les différences sociales dans l’accès aux écrans : dans les classes sociales supérieures, on observe un usage plus équilibré entre l’écran et le papier alors que dans les classes populaires, l’écran prédomine. Le numérique peut cependant contribuer à combler des inégalités d’accès à la lecture, comme en témoignent les exemples qu’elle convoque d’une application qui lit des livres audios dans des « déserts de livres » aux États-Unis, ou encore l’International Children’s Digital Library. La peur (majoritairement occidentale) d’un remplacement de la pédagogie et d’un idéal de communication par les applications prend une moindre importance dans des contextes géographiques, économiques, sociaux et culturels où aucun adulte ne peut fournir l’étayage nécessaire à la lecture, et où l’écran fournit un service minimum largement apprécié. Un usage qui, rappelle la chercheuse, fonctionne d’ailleurs autant pour les enfants et pour les adultes illettrés, leur fournissant une confiance en eux nécessaire à un partage serein autour de la lecture.

20Le dernier chapitre ambitionne d’ouvrir de nouvelles voies tant pour la recherche que pour la pédagogie et l’utilisation des notions clés présentées dans l’ouvrage en situation scolaire. Le rappel d’une faible influence de l’âge des enfants sur leur capacité à réagir profondément et pertinemment aux albums s’accompagne d’une forte incitation à l’apprentissage précoce de la littératie visuelle. Le dessin comme moyen de réponse aux albums et le dialogue comme outil de construction d’une compréhension commune sont plébiscités. La plupart des observations de l’étude initiale se trouvent confirmées et renforcées par les recherches récentes. La conception et la diffusion d’albums qui engagent le lecteur doivent s’accompagner d’un temps de lecture et de relecture crucial, mené par un médiateur qui soit prêt à écouter les trouvailles sémantiques des enfants tout en les encourageant à aller plus loin.

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21La lecture de cet ouvrage par l’illustratrice et chercheuse que je suis est a priori particulièrement intrigante en ce qu’elle ambitionne d’offrir une réponse possible à cette question qui taraude tout créateur d’album : comment les enfants, que je rencontre sporadiquement lors de salons et de rencontres, comprennent-ils les images et les textes que j’ai produits ? Quel sens font-ils (ou défont-ils) à partir du tissu iconotextuel que j’ai patiemment tissé ? Si l’étude répond en partie à cette question, elle manque peut-être par excès d’optimisme d’approfondir certaines pistes théoriques esquissées.

22L’inclusion dans cette édition de la réponse d’Anthony Browne à ces recherches esquisse une voie encore balbutiante vers une plus grande implication des auteurs et illustrateurs dans la recherche. Les études sur la réception littéraire sont généralement focalisées (à juste titre) sur la manière dont les enfants comprennent et lisent les albums, avec une moindre focalisation sur les albums eux-mêmes. Il serait intéressant d’intégrer à ces travaux des considérations sur les méthodes de conception des effets artistiques et littéraires auxquels réagissent les enfants. Le croisement de ces deux perspectives fournirait un terrain de recherche fertile sur l’intersubjectivité littéraire.

23Cette approche permettrait de nuancer un présupposé dérangeant voire contradictoire qui parcourt l’ouvrage. Celle-ci met en avant le « don » de l’enfant ou du professeur pour produire et justifier certaines productions de réception dessinées particulièrement complexes. Cette position s’oppose pourtant à l’observation des autrices quant à l’intérêt des enfants pour les intentions des illustrateurs dans la mise en place de leurs stratégies graphiques. Selon elles, le style de l’illustrateur fournit une référence pour l’enfant dans l’établissement de connexions stylistiques sophistiquées qu’il réemploie aussi bien dans sa compréhension de l’album que dans ses propres productions graphiques. Pour les enfants, le style est une construction que cette nouvelle édition pourrait explorer plus en profondeur.

24Le choix d’albums complexes, esthétiquement stimulants, aux ouvertures métafictionnelles larges et privilégiant les tensions texte-image provoque de manière attendue des réponses intéressantes chez les enfants. La sélection d’albums moins valorisés par la critique et par les institutions culturelles mériterait à mon sens plus de place dans les corpus mobilisés par les chercheurs. Elle permettrait, il me semble, de mieux distinguer les processus à l’œuvre dans la réception littéraire par l’enfant. En effet, les albums complexes sont précisément conçus (et donc à juste titre sélectionnés par les chercheurs) pour stimuler la réception du lecteur. L’élargissement du corpus forcerait peut-être à réajuster les catégories d’analyse. Il faudrait explorer des dispositifs expérimentaux moins centrés sur une vision relativement étroite et élitiste de l’album complexe afin de permettre la compréhension d’autres pratiques culturelles de lecture.

25Les chantiers à poursuivre pourraient aussi explorer plus largement la difficile articulation par les enfants du dispositif texte-image, pourtant central dans les discours des chercheurs sur les iconotextes9. La tendance dissociative observée à différents égards dans la réception des enfants, notamment lorsqu’ils se sentent en difficulté de lecture, suggère potentiellement un réajustement de la notion qui n’est selon moi pas suffisamment considéré.

26Il me semble enfin difficile de déterminer à qui s’adresse cet ouvrage. Les autrices construisent des propositions pédagogiques sous forme de listes prêtes à l’emploi sans toutefois les envisager dans toute leur mesure pratique. De même, les études ont le mérite de pousser l’analyse littéraire (ou du moins permettant la mise en valeur littéraire) des albums, tout en s’arrêtant là aussi à mi-chemin. L’ouvrage aborde de manière conséquente le cadre social et culturel des enfants sans en faire le cœur du propos. Les autrices ont tenté de rendre compte de la profusion d’angles que la réception littéraire et artistique des albums implique, en espérant que cette mise à disposition soit approfondie par chacun des champs impliqués (littéraire, didactique, social, culturel notamment).