Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Octobre 2024 (volume 25, numéro 9)
titre article
Loïc Boyer

D’autres livres soviétiques pour enfants

Other Soviet Children Books
Giedrė Jankevičiūtė & V. Geetha, Another History of the Childrens Picturebook: From Soviet Lithuania to India, Chennai: Tara Books, 2017, 176 p., EAN 9789383145454.

1S’ils ont connu une heureuse fortune depuis la chute du bloc communiste il y a près de vingt-cinq ans, les ouvrages consacrés aux si singuliers livres soviétiques pour enfants restent rares et n’ont pas toujours connu une grande diffusion. Même si l’évolution de la recherche et des techniques d’impression a permis d’affiner progressivement le propos comme la qualité des reproductions, bien souvent des limites historiques (1917-1934) et géographiques (Moscou-Leningrad) demeurent dans le choix du corpus étudié, tout comme des limites liées à l’origine du regard posé sur ce corpus, majoritairement occidental. De manière salutaire et enthousiasmante, cet ouvrage au titre ambitieux, écrit en duo, nous promet la découverte d’une partie peu documentée de cette littérature soviétique à l’adresse de la jeunesse. Le sous-titre précise même « from Soviet Lithuania to India », soit deux territoires a priori distincts dans l’espace comme dans la culture. Mais de lien entre les deux pays, il ne sera pas question, ce « from […] to » ne renvoyant en réalité à aucune trajectoire étudiée dans l’ouvrage.

Deux pays, deux projets, un seul ouvrage

2À l’origine de cet objet éditorial il y a Illustrarium: Soviet Lithuanian Children’s Book Illustration, une exposition d’abord montrée à la Bologna Children’s Bookfair en 2011. En observant les liens entre ces ouvrages et sa propre collection d’albums soviétiques, l’éditrice de Tara Books V. Geetha eut alors l’idée de produire à Chennai, en 2015, non seulement une exposition commune mais également un ouvrage coécrit avec la chercheuse — et commissaire de l’exposition — Giedrė Jankevičiūtė. Ce d’autant plus que le vide éditorial autour de cette production principalement axée sur la seconde moitié du xxe siècle et autour des autres pays soviétiques était à combler. Cette genèse a du sens pour comprendre la construction bancale d’un ouvrage divisé en deux parties qui vont se révéler tout à fait déséquilibrées. Les deux grandes parties du livre sont donc dédiées, l’une à l’Inde, l’autre à la Lituanie (sans que l’on sache précisément qui a écrit quoi, les noms des deux autrices restant indissociables). Le sommaire présente une division de ces deux parties en un même nombre de sous-chapitres mais un examen attentif de la pagination révèle que la partie indienne occupe moins du tiers des pages de l’ouvrage.

3Comment expliquer cette différence ? Probablement par les sujets mêmes abordés par l’une et l’autre partie : d’un côté la réception en Inde de livres venus de l’URSS, principalement basée sur les souvenirs d’enfance d’une génération à laquelle appartient V. Geetha, de l’autre un panorama de l’édition jeunesse publiée en Lituanie soviétique jusqu’à son indépendance en 1990. Il ne sera jamais question d’échanges entre les deux pays et les deux essais ne se rencontreront jamais.

4Dans la première partie titrée « Children’s Picture Books from the Soviet Union: The View from India », l’histoire de l’avant-garde artistique soviétique (« The early experimental phase ») de l’album jeunesse, qui a si souvent fait l’objet de monographies, de recherches, de catalogues, n’est pas évacuée. Cette période, qui commence par la révolution bolchevique de 1917 et s’achève autour du premier congrès de l’Union des écrivains soviétiques en 1934 n’est toutefois pas illustrée d’exemples puisque la période explorée par le livre commence à la fin des années 1930. On saura gré aux autrices d’évoquer les véritables conditions de vie des enfants durant la période stalinienne, contexte trop rarement convoqué dans des ouvrages de ce type. Autre spécificité de cette première partie, la présence d’une bibliographie parfois assez pointue, absente de la seconde, totalement dépourvue de références. L’ensemble du texte ne propose d’ailleurs aucune citation ou note de bas de page, ce qui peut parfois être frustrant. Surprise agréable : la partie indienne de l’ouvrage s’achève sur des questions contemporaines au sujet de la politique de la lecture d’États ouvertement antidémocratiques.

Des motifs communs

5Il y a, évidemment des motifs communs aux deux parties : les enjeux de traduction permettent aux autrices d’aborder des sujets peu présents dans les ouvrages consacrés à l’illustration jeunesse soviétique, comme l’attitude changeante de l’État soviétique vis-à-vis des populations non-russophones et de leur culture au sein de la grande URSS, allant d’un soutien aux minorités dans un premier temps à une méfiance coercitive à l’endroit de peuples dont la « loyauté » pouvait être mise en doute dans un second temps. C’est ainsi qu’il y eut des maisons d’édition dédiées à des régions particulières tout en étant soumises à un contrôle relativement centralisé. Jusqu’à la mort de Staline, l’édition soviétique a donc joué le jeu du totalitarisme en relayant une esthétique et un discours apparentés au réalisme socialiste et en traduisant ce discours en une multitude de langues pour atteindre les jeunes jusqu’aux extrémités les plus lointaines de l’empire.

6Dans la première partie, la réception indienne des ouvrages soviétiques concerne des livres produits et traduits à Moscou en langue tamoule. Les autrices nous apprennent ainsi qu’en Inde, dans les années 1960-1970, il y avait une réelle appétence pour ces ouvrages de la part d’une partie de la population aux idées proches d’un idéal communiste (mais n’appartenant pas nécessairement au prolétariat). Les jeunes lecteurs indiens d’alors appartenaient à la première génération qui découvrait avec plaisir des images en couleurs imprimées industriellement à leur intention. Les autrices rappellent avec justesse que les illustrateurs jouissaient d’autant de considération que les auteurs. La forme de ces livres est légère, typique de l’édition soviétique : de petits cahiers agrafés ou cousus dont la couverture n’est guère plus épaisse que les pages intérieures. Leur distribution fut le fait de diverses maisons d’édition marquées à gauche, qui se sont appliquées à être le relais local d’une vaste politique d’influence culturelle du gouvernement soviétique systématisée à partir des années 1970 auprès de pays dits « frères ». Cela incluait l’invitation à Moscou, au sein des Éditions en langues étrangères, de groupes de traducteurs et traductrices membres du parti communiste indien, qui y restaient plusieurs années. Là, ils travaillaient à rendre en Tamoul un corpus choisi au sein duquel se mêlaient textes pour enfants et pour adultes — proposés en anglais — en suivant un processus précis qui comportait de nombreuses recopies, relectures et comparaisons avec le texte russe d’origine par divers intervenants.

7Au-delà du texte, la représentation d’une jeunesse choyée par l’État (la véritable famille des jeunes camarades soviétiques, parfois même au sens propre, conséquemment à la guerre civile) représentait un monde idéal pour les petits Indiens. La représentation internationalisée d’une enfance dont les protagonistes étaient soviétiques avant d’appartenir à un quelconque groupe ethnique a permis une identification aisée du jeune public. Dans ces livres les problèmes liés à la caste, à la religion ou à la couleur de la peau ne se posaient pas. Les enfants représentés étaient variés dans leur pigmentation mais unis dans leur défense d’un idéal communiste.

8En Inde la victoire éditoriale des Éditions en langues étrangères de Moscou fut incontestable face à des albums cartonnés venus de Grande-Bretagne et des États-Unis, forcément plus coûteux et en anglais uniquement. Il est intéressant de lire à ce sujet les commentaires de quelques-uns de ces lecteurs aujourd’hui adultes et ayant travaillé dans différents domaines de la création visuelle.

9Ce même type de témoignage — forcément biaisé par sa sociologie et par la modestie de son échelle, comme l’admettent volontiers les autrices — se retrouve dans la partie lituanienne de l’ouvrage (peut-être de façon plus fine) et fait écho aux évolutions stylistiques des illustrateurs au fil des décennies.

10Cette fois les traductions concernent à la fois des livres russes mais également tchécoslovaques ou polonais et même français ou états-uniens, parfois depuis la langue source, parfois depuis une première traduction en langue russe. La variété des auteurs occidentaux qui accèdent à la publication en lituanien ressemble à une pléiade de la littérature jeunesse internationale.

Des situations bien différentes

11Mais l’Inde et la Lituanie soviétique étant dans des situations vis-à-vis de Moscou absolument différentes, les deux études contenues dans Another History of the Children’s Picture Book ne pouvaient aborder les mêmes problématiques.

12Les Indiens marqués à gauche s’intéressaient aux productions culturelles d’un pays qui faisait face, à partir des années 1950, à des problèmes qu’ils rencontraient eux aussi : la manière dont l’URSS était capable d’organiser un État à une échelle continentale avec le risque d’éclatement que cela comporte ou, dans le même ordre d’idées, l’unification de populations variées dans leurs cultures (langues, religions) sous un idéal égalitaire. Ils appelaient de leurs vœux ce qui leur apparaissait comme une forme de modèle supérieur débarrassé du danger de fracturation qui menaçait leur jeune nation.

13Les Lituaniens étaient eux dans une position bien différente. Ils étaient parvenus à se libérer de l’Empire russe en 1918 mais le territoire avait été de nouveau occupé, par l’URSS cette fois, à la faveur de la Seconde Guerre mondiale. Les autrices détaillent comment les relations des artistes avec l’idéologie imposée par le gouvernement central furent contrastées. Certains adhéraient totalement tantôt par conviction politique, tantôt pour des raisons économiques ou de visibilité de leur travail — les illustrations de textes idéologiques, nous apprennent les autrices, étaient bien mieux payées et bien mieux distribuées que celles d’histoires plus « neutres ». D’autres illustrateurs, eux, ont fui le pays ou ont choisi de contourner les interdits et les mots d’ordre. Fables ou contes de fées étaient apparemment plus difficiles à décoder par la censure et donc plus susceptibles d’offrir un terreau fertile aux artistes peu sensibles aux qualités de la propagande littéraire. À ce sujet, les censeurs locaux se perdent et se contredisent dans les valeurs à proscrire, critiquant en 1959 l’éditeur lituanien des Aventures de Nils Holgersson pour propagande religieuse tandis que l’Union Soviétique fêtait leur autrice, Selma Lagerlöf, à l’aide d’un timbre à elle dédié.

14Toujours en Lituanie les autrices narrent l’apparition, dans les années 1960-1970, de thèmes comme de styles qui vont progressivement s’affranchir des rigidités imposées par le stalinisme. C’est le moment où l’on ose aborder, par exemple, l’introspection, et où l’on use de formes et de couleurs psychédéliques, à l’image de ce qui se produit alors en Occident : « For some children, the illustrations were a source of curiosity and fear. »

15S’arrêtant sur un album très coloré de 1967 illustré par Birutė Žilytė, les autrices nous révèlent alors que les imprimeurs locaux avaient pour habitude de désaturer les couleurs des images. Il faudra que l’illustratrice et son époux, Algirdas Steponavičius, également illustrateur, insistent auprès des ouvriers pour qu’il en soit autrement. Ils seront tous deux récompensés à la Biennale d’Illustration de Bratislava.

16L’ouvrage développe un chapitre bienvenu sur le travail pionnier de l’éditrice Aldona Liobytė. Par ses choix de textes, de traduction, d’illustration, elle a su faire advenir durant les années 1960 ce que les autrices nomment un âge d’or de l’illustration jeunesse en Lituanie. La période est concomitante, au sein de la société, avec l’achèvement de la reconstruction et une forme de prospérité. Active surtout de 1949 à 1961, année à partir de laquelle elle sera écartée des postes à responsabilité, Aldona Liobytė publie Lewis Carroll, Arthur Milne ou Zinken Hopp et dans le même temps fait émerger une nouvelle génération d’illustrateurs. Elle sera également à l’origine de la publication de la toute première bande dessinée en Lituanie en 1959, Pifo nuotikiai (en réalité une reprise russe de notre Pif le chien) pour la plus grande joie de la jeunesse locale.

17L’avant-dernier segment de la seconde partie du livre aborde la coexistence, dans les années 1960-1970 d’un style ouvert aux influences pop avec une manière qui se veut plus traditionnelle, inspirée de traditions picturales lituaniennes remontant au xviie siècle. Autre manière pour ces « primitifs modernes », comme on les appelait alors, de revendiquer des spécificités culturelles au sein d’un empire soviétique faiblissant. Ce second style se perpétue jusque dans les années 1980 et la « période de stagnation » (dixit les autrices) qui clôt ce déroulé chronologique. Mais le point intéressant est que les deux styles apparemment opposés étaient portés par des artistes qui contestaient le pouvoir par des moyens esthétiques, les uns valorisant la vie moderne, urbaine de l’Occident, les autres souhaitant revenir à une identité populaire pré-soviétique, toutes deux opposées à une réalité soviétique fastidieuse.

18Au-delà de l’étude de cette histoire peu médiatisée et de la valorisation de ses acteurs dans un texte de langue anglaise accessible au public international, cette seconde partie vaut aussi pour son regard géopolitique et replace également le livre d’alors au sein d’une culture de l’enfance promue par l’État qui englobait également le sport ou la musique.

*

19Another History of the Childrens Picturebook: From Soviet Lithuania to India est un projet éditorial étrange. Sa construction est déséquilibrée et sa conception, qui consiste à rassembler des expériences ayant l’URSS en commun mais très dissemblables par ailleurs, est fragile. On se rend compte à mesure que l’on avance dans la lecture que le lien entre les deux essais est finalement plus ténu qu’annoncé. Peut-être eût-il fallu publier deux volumes différents ?

20Mais la valeur du livre réside dans son précieux — parce que rare — double corpus : les livres pour enfants soviétiques traduits en tamoul pour le marché indien et les illustrations des livres publiés par la Lituanie soviétique. Non moins important est le regard critique posé sur ces objets, pour une fois extérieur au monde occidental de la recherche, même si V. Geetha a fait une partie de ses études à l’université de l’Iowa. Cette double étude des littératures jeunesse soviétique, en plus de ses qualités d’analyse, offre une vue de l’intérieur, chose suffisamment rare pour être saluée. L’iconographie de l’ouvrage nous propose quant à elle des images rares dans des formats généreux — même si elles sont inexplicablement imprimées sur un papier recyclé qui laisse apercevoir de petites imperfections colorées que l’on n’attendrait pas sur un ouvrage consacré à l’illustration. Enfin la présence d’enjeux souvent rarement convoqués simultanément quand il s’agit de littérature pour la jeunesse (historiques, plastiques, géopolitiques, littéraires, économiques, graphiques) dans une langue claire et des textes bien articulés rend la lecture de Another History of the Children’s Picturebook : From Soviet Lithuania to India particulièrement inespérée.