Que vous avez de grandes œillères !
1Avec le label « Zone », les éditions La Découverte revendiquent une pratique de l’essai résolument militante : recherches, théories, enquêtes sont mises au service de luttes sociales avec comme fil rouge annoncé « la résistance à l’oppression1 ». La formule a déjà prouvé son efficacité, et l’on a vu notamment le succès des ouvrages de Mona Chollet, telles ses Sorcières2 qui ont renvoyé au placard du patriarcat les images romantiques de Jules Michelet3. Le pari semble cette fois encore plus audacieux en publiant une autrice inconnue, Lucile Novat, sur un sujet trop connu, « le Petit Chaperon rouge ». Des enquêtes mythocritiques aux récentes relectures historiques, en passant par les approches ethnographiques ou psychanalytiques, n’a-t-on pas déjà tout dit sur ce célébrissime conte ? Visiblement non. Et même, à la lecture de ce nouvel essai, un doute nous vient : tout ce brouhaha interprétatif ne cacherait-il pas quelque chose de louche ?
Rouvrir le dossier Petit Chaperon rouge
2L’ouvrage se présente comme une enquête. Lucile Novat, dès les premières lignes, annonce son hypothèse : si mise en garde il y a, c’est contre les violences intrafamiliales, et tire ensuite le fil de sa démonstration. Chaque étape se nourrit d’une relecture précise des textes de références (Perrault et Grimm notamment), de l’apport des critiques devenus à leur tour des classiques (Escola, Bettelheim, Verdier...), mais aussi d’autres œuvres appartenant à des genres différents (Twin Peaks par exemple), ainsi que de grandes affaires qui ont marqué notre imaginaire (de Doutreau à Maëlys). À ce grand pot-pourri tristement cohérent, se mêlent encore des propos autobiographiques, à peine cachés en bas de notes, relatant l’histoire familiale et le récit à demi-mot du drame maternel. Un essai polymorphe donc, qui assume pleinement la pluralité des sources et s’amuse visiblement des va-et-vient entre le subjectif et l’objectif, l’intime et le collectif, l’anecdotique et le structurel, dans la mesure où il s’agit de déconstruire un imaginaire commun, ou plutôt, une amnésie commune, celle de l’horreur ordinaire que vit un enfant sur dix. Une énième relecture de ce vieux conte, donc, mais qui s’inscrit dans l’actualité comme le rappelle en fin d’essai l’enquête historique menée par la CIIVISE4 qui, après avoir recueilli sur trois ans le témoignage de 30 000 victimes et rendu son rapport en novembre 2023, est en passe d’être enterrée.
Drôles de morales
3Les morales souvent sont mal entendues, quand elles ne font pas carrément l’objet de malentendus. Comment peut-on affirmer, après avoir palpité au sauvetage de Mme Barbe-Bleue, que la curiosité est un vilain défaut ? N’est-ce pas précisément ce qui vient de lui sauver la vie ? L’interprétation du « Petit Chaperon rouge », selon Lucile Novat, cache le même genre de quiproquo. Pire : la mise en garde contre l’étranger hantant les bois (ou les rues avec sa camionnette blanche) pourrait bien jouer le rôle de l’arbre masquant la forêt. De fait, l’autrice sort les chiffres : en 2022, en France, entre les disparitions inquiétantes confirmées et les victimes de violences intrafamiliales existe un rapport de 1 pour 12 960 (p. 36). Tout fonctionne comme si les projecteurs médiatiques mis sur l’accidentel, évidemment fascinant, aveuglaient le public qui ne voit pas la violence systémique dont sont victimes quotidiennement les enfants. Ces enfants qui appartiennent à une population doublement fragilisée (ils sont en situation de dépendance et leur parole est continuellement mise en doute) que chacun peut alors opprimer en toute impunité : « Il me semble qu’on est l’enfant de tout le monde, malheureusement, quand on est enfant » (p. 99). Partant donc du principe que « Un conte ne peut se laisser résumer à la morale qu’il affiche », Lucile Novat engage une relecture au plus près du texte, où elle traque les incohérences, toutes les rugosités ou points d’ombres des différentes versions du conte, de ces fleurs du chemin qui disparaissent, aux nombreux flottements sur le genre, du chaperon, comme de la mère-grand poilue.
Dans la tanière du tabou
4Si Lévi-Strauss a fait du tabou de l’inceste un pilier civilisationnel, l’autrice reprend les propos de l’anthropologue Dorothée Dussy5 pour rappeler que celui-ci « n’est peut-être pas tant l’interdiction de le pratiquer que l’interdiction d’en parler » (p. 29). Là aussi, les chiffres sont criants : seule une victime sur dix ose parler… Et encore faut-il qu’elle soit entendue : un confident sur deux ne fait rien à la suite des révélations de la victime, quand on ne lui demande pas même de se taire comme ce fut le cas d’Adèle Haenel qui évoque une procédure de « bâillonnement » (p. 51). Au fil de la démonstration, un doute affleure : et si le conte lui-même participait à cette silenciation ? L’expression « crier au loup » signale une parole discréditée quand « à pas de loup » renvoie également à un son léger, qui ne dérange pas. La bête sauvage, métaphore de la pulsion prédatrice, est devenue l’élégant masque des bals vénitiens : un alibi de convention. On ressent alors un malaise, devant les lectures critiques qui ont hérité de Freud et de ce que Lucile Novat nomme le « flop historique » (p. 23) : transformer l’événement refoulé en désir refoulé. Un contresens qui a déplacé la condamnation de la pédophilie vers la figure plus séduisante de la Lolita. Par ce tour de passe-passe, c’est la victime qui se trouve en charge de la culpabilité, des scrupules — du latin scrupulus, ces petits cailloux pointus qui empêchent d’avancer et que la fillette en rouge, dans la version des Grimm, finit par glisser dans le ventre du loup, comme un retour à l’envoyeur.
L’art de la conversation
5Si le fond est essentiel, la forme est également l’une de grandes forces de cet ouvrage : De grandes dents fait partie, sans mauvais jeu de mots, de ces essais que l’on dévore. De sa plume alerte, l’autrice nous attrape par le rire et nous entraine d’un pas léger dans les profondeurs sombres de notre société. L’exercice aurait pu être sordide, il est brillamment réussi. C’est que les écarts humoristiques ne sont jamais gratuits : à la manière de La Bruyère, les pas de côté multiplient les angles d’attaque, nous poussent dans nos retranchements, forcent le déni, et le rire redevient la meilleure arme du moraliste. De fait, ce parti-pris stylistique de la légèreté, qui se laissait deviner dans les essais précédents du label « Zones », marque ici un nouveau pas et opère même, il me semble, un certain renouveau épistémologique. Cette nouvelle génération de critiques, que nous pourrions qualifier de post-bayardienne, en renonçant à l’esprit de sérieux académique, assume une approche plus personnelle, et peut-être plus juste, que Lucile Novat expose en ces termes : « On se perd dans ces métaphores, mais ce n’est pas une faiblesse argumentative. C’est une méthode, fluide et flottante, d’attention au texte. » (p. 77). D’indices en anecdotes, l’essayiste procède par dévoilements successifs, sans jamais enfermer son lectorat dans son hypothèse, parce que, comme elle le signale au début dans un habile trigger warning : « on n’est pas toujours forcément d’humeur apocalyptique » (p. 10).
Exercice pratique
6Signalons enfin, en guise d’annexe, un petit épilogue participatif où Lucile Novat propose au lecteur (plutôt à la lectrice peut-être) un jeu dont elle est l’héroïne. En dix-huit courts chapitres, la protagoniste se retrouve enfermée entre les appétits de ses proches et ceux d’inconnus, chacun voulant tirer profit de son travail ou de son corps. On la suit ainsi dans les méandres d’un labyrinthe patriarcal et capitaliste sans issue. Sans issue vraiment ? Il existe en réalité une voie de sortie, allez donc voir à l’arcane 13. Cette partie, si elle offre un exercice de lecture amusant en démontrant par l’absurde l’enfermement des femmes dans des rôles traditionnellement assignés, me semble un petit moins intéressant d’un point de vue critique, et même militant. Le conte à la fin du xviie siècle est un genre féministe, parce qu’il est pratiqué par de nombreuses femmes de lettres, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’il permet, dans le cadre de la querelle des Anciens et des Modernes qui occupe alors les milieux intellectuels, de résister à la vague de misogynie que vont imposer Boileau et sa clique. Il me semble toujours un peu dommage de ramener les rôles féminins, puissants dans ces origines, à ce qu’en ont fait leurs continuateurs, et notamment, les frères Grimm, répondant à l’idéal féminin de soumission d’un xixe siècle bourgeois.
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7Si le xxe siècle a vu se multiplier les réécritures faisant du « Petit Chaperon rouge » une gamine débrouillarde qui se défait du loup sans l’aide de personne, on comprend à la lecture de cet essai à quel point la version ancienne reste aujourd’hui importante et doit continuer d’être lue dans les écoles. Lucile Novat, elle-même enseignante en collège, nous offre ici de précieuses clefs, et on espère que les médiateurs parviendront à s’en saisir pour poser, enfin, les bonnes questions à leur public, celles qui sont si difficiles et pourtant si essentielles : qui sont les loups aujourd’hui ? Qui en veut à ton corps ? Et comment le défendre ? Mais ces questions n’auront de sens que si l’on est prêt à en entendre les réponses, et pour cela il nous faudra retirer nos œillères, sortir du tabou, et nouer le dialogue à l’aune de ce nouveau pacte : je te crois.