Pute : la lexicographie pour ouvrir le débat
1Crânement intitulé Pute, que le sous-titre Histoire d’un mot et d’un stigmate adoucit un peu, et habillé d’une couverture d’un rose juste un peu trop foncé pour être Barbie, le livre de Dominique Lagorgette ne passe pas inaperçu et c’est tant mieux.
2Derrière cette provocation en effet, la linguiste nous propose une vaste étude lexicographique qui embrasse rigoureusement le champ lexical de la prostitution et nous permet de comprendre les idéologies à l’œuvre dans le stigmate que subissent les travailleuses du sexe et les femmes en général. L’ouvrage est une analyse sémasiologique et onomasiologique du vocabulaire de la prostitution à destination du grand public, toujours très claire, limitant l’emploi de termes techniques de linguistique ou compliqués ou les expliquant toujours précisément.
3La première partie, sémasiologique, « aux origines du mot pute » présente l’histoire du mot lui-même, depuis l’ancien français, expliquant la différence entre le cas sujet pute et le cas régime putain et revenant à son étymologie, de putidus, renvoyant à la saleté et à la puanteur en général avant de se spécialiser dès le début du xiie siècle pour qualifier des êtres humains sur le plan moral : putain est en effet utilisé dès les premiers textes anglo-normands pour désigner les « femmes de mauvaise vie » ou exerçant le métier de prostituée, mais un élargissement est visible au xiiie siècle, où il est utilisé pour dévaloriser les femmes en général. Cette partie se termine sur l’étude du paradigme morphologique du mot (putier, puterelle, putanerie, putanesque, etc.) et par l’analyse de l’insulte fils de pute/ putain apparue elle aussi dès le début du xiie siècle. Attaquant les individus dans leur lignage et dans leur fama, la portée illocutoire de cette insulte change dans son emploi moderne puisqu’elle peut désormais jouer aussi le rôle d’insulte de solidarité pour souder une communauté.
4La deuxième partie, onomasiologique, « les mots du travail du sexe au fil du temps » analyse le champ lexical de la prostitution qui repose pour l’essentiel sur des métaphores euphémistiques. Après avoir abordé les termes désignant la prostitution masculine, Dominique Lagorgette observe les mots empruntés à d’autres langues (call-girl, hétaïre, mousmé…) ; les termes génériques (fillette, garce, meschine, gonzesse…) qu’ils soient associés à un complément du nom (fille de joie, femme de petite vertu…) ou à un adjectif (femme galante, publique, folle, soumise…) ; le vocabulaire animal (biche, cocotte, grue, chienne, chameau, morue, maquereau…) ; le vocabulaire de l’objet (trottin, péripatéticienne, persilleuse, roulure, gadoue, ribaude, égout, grisette, paillasse, poupée, catin…) ; les noms propres ou les titres (Jeanneton, Margot, Marie-…, mais aussi créature, nymphe, amazone, demoiselle, (ma)dame…). Cette longue liste montre que n’importe quel mot se référant à une femme peut aussi désigner une prostituée et, inversement, que tous les mots qui s’emploient pour les prostituées peuvent aussi servir à désigner des femmes en général, celles-ci n’étant jamais, comme le dit Marine Yaguello citée par l’autrice, que « des putains en puissance » (p. 83). La diversité des termes et des métaphores utilisées masque mal la violence des comparaisons qui témoignent à la fois du mépris et de la crainte que suscitent des femmes dont la sexualité sort du schéma conjugal et patriarcal.
5La troisième partie, « les réactions au nom », est consacrée à l’emploi de ces mots tabous dans l’histoire sociale : d’une part, les tentatives de bannissement et de censure, d’autre part la législation qui les définit comme une insulte. Mais plus largement, à travers le choix des termes utilisés par le législateur pour réguler ou encadrer la prostitution, c’est aussi le débat sur la légalité et la légitimité de cette pratique qui est présenté : Dominique Lagorgette montre en effet que les mots choisis manifestent clairement l’idéologie de ceux qui les emploient : le participe prostitué, en particulier quand il est employé comme adjectif dans personne prostituée, insiste sur la passivité de femmes vues comme des victimes « en situation ou en danger de prostitution », alors que l’expression travailleurs et travailleuses du sexe, effaçant le stigmate, rend à ces hommes ou à ces femmes leur agentivité et leur permet de revendiquer des droits comme tout ouvrier ou ouvrière. Présentant clairement les deux points de vue, abolitionniste ou militant, le grand mérite de l’ouvrage de Dominique Lagorgette est ainsi de laisser une place véritable aux hommes et aux femmes directement concernées dont la parole est le plus souvent négligée.
6Enfin la dernière partie « l’extension du domaine du mot pute » analyse l’origine et l’emploi des expressions liées au mot pute comme langue de pute, coup de pute… en montrant comment elles prolongent les représentations négatives liées aux travailleuses du sexe. S’attachant aussi aux constructions du type putain de (camion, chat, etc.) ou à l’emploi de putain comme juron et marqueur discursif, elle témoigne de l’emploi grandissant de ce mot comme « couteau suisse de l’exclamation » (p. 7), négative ou positive, et ainsi de la désémantisation actuelle du terme.
7En analysant le vocabulaire de la prostitution depuis le Moyen Âge, l’autrice raconte l’histoire du stigmate moral qui affecte les hommes et les femmes exerçant cette profession et elle révèle le mépris misogyne qui invisibilise les femmes en général en leur niant toute autonomie et agentivité. Par l’étude de l’impact de l’insulte pute, elle montre sa violence double qui d’une part affecte des femmes en les rabaissant, et qui, d’autre part, agresse plus encore les travailleuses du sexe utilisées comme le comparant humiliant ultime. La lexicologie ouvre ainsi sur un débat général sur notre compréhension et acceptation de la prostitution. Très richement documenté et empruntant ses exemples autant à Chrétien de Troyes qu’à Mme de Sévigné et à Frédéric Dard, ce livre revient aussi en profondeur sur des points d’actualité comme les procès du chanteur Orelsan en 2012, la création de l’association Ni Putes Ni Soumises en 2003, la Pute Pride de 2008 ou le « Manifeste des 343 Salauds » en 2013 pour montrer à chaque fois les positions idéologiques que révèle le choix des mots qui y furent utilisés. On regrettera seulement que cet ouvrage ne dispose pas d’une bibliographie autonome ou d’un index des mots étudiés qui auraient pu être précieux même pour un livre grand public.
*
8Pute est à la fois une profonde réflexion sociale qui interroge notre regard sur la prostitution et qui fera réfléchir un lectorat non universitaire, mais aussi un modèle d’analyse lexicographique qui montrera à tous les étudiants combien la structure d’un champ lexical s’ancre dans un sémantisme révélateur d’un déterminisme social.