« Quel drôle de temps que le nôtre » : les lettres de Mérimée à Mme de La Rochejaquelein
« Puisque vous permettez à vos adversaires de se défendre »
Lettre XXXIV, 20 octobre 1857
Une rencontre épistolaire
1Qui n’a jamais lu La Vénus d’Ille (1837), ce roman fantastique dans lequel une statue s’éveille à la vie après que l’un des personnages a glissé à son annulaire une bague de mariage destinée à une autre femme ? Prosper Mérimée est cet écrivain reconnu et pourtant mal connu. Thierry Ozwald, grand exégète de l’écrivain, regrette, à l’ouverture de ce recueil des Lettres à Mme de La Rochejaquelein (alias Félicie de Duras, comtesse Auguste de La Rochejaquelein [1798-1883]1) publié aux éditions Eurédit (2024), que « la lecture de la correspondance soit [si] mal étudiée, car, argumente-t-il, elle est littéraire » (p. 7). La particularité de cette correspondance (1854-1863) est de présenter aux lecteurs un écrivain vieillissant, un honnête homme comme on le disait dans les temps passés, plus proche de 1870 que de 1803. Un témoin lucide de son époque, désabusé mais authentique, parfois mordant, souvent plein d’humour et d’autodérision (« Un des malheurs de ma vie, c’est qu’on me croit moqueur », p. 119 ; « Il me semble que je m’abêtis tous les jours », p. 137), qui relate avec acuité les progrès accomplis dans des domaines aussi divers que les arts, la littérature et la psychologie de l’âme humaine.
Critique de la société et exploration spirituelle
2Intime de la famille impériale pendant le Second Empire, il s’est livré dans ses nombreuses œuvres, de Colomba à La Double Méprise, à des analyses parfois pleines d’ironie sur la frénésie de la « couleur locale », sur les mœurs légères et l’immoralisme de bon aloi, sur l’institution bourgeoise du mariage, forme de conformisme idéologique et sur cette « tyrannie naissante des conventions sociales » (p. 9) : « Aujourd’hui il n’y a que des gens prudents qui savent le code et le craignent »(p. 190)2.
3Il attaque aussi le positivisme d’un Taine ou d’un Renan (« les fossoyeurs de la littérature ») et surtout le naturalisme zolien – « sa bête noire » (p. 10). Mérimée reste attaché à cette littérature garante d’un certain art de vivre, chargée de valeurs fondatrices et en particulier porteuse d’une « ancienne sagesse » qu’il regrette tant (ibid.) tout en rejetant les fades plumitifs et autres cacographes contemporains en tous genres, à l’instar de Balzac ou de Dumas « qui, selon [Mérimée], versent dans la facilité, se conforment au goût du jour et cultivent une sorte d’esthétique de/du mauvais goût » (p. 44). Il n’oublie pas dans sa critique Walter Scott à qui il reproche d’avoir engagé le roman historique « sur des voies fallacieuses » (p. 44-45), puis plus tard et plus « gentiment » Baudelaire :
Je n’ai fait aucune démarche pour empêcher de brûler le poète dont vous me parlez, sinon de dire à un Ministre, qu’il faudrait [sic] mieux en brûler d’autres d’abord. Je pense que vous parlez d’un livre intitulé : « fleurs du mal » livre très médiocre, nullement dangereux, où il y a quelques étincelles de poësie comme il peut y en avoir dans un pauvre garçon, qui ne connaît pas la vie et qui est las parce que une [sic] grisette l’a trompé. Je ne connais pas l’auteur, mais je paierais qu’il est niais et honnête, voilà pourquoi je voudrais qu’on ne le brûlât pas3.
4Mérimée exprime également son désaccord avec la langue de ses contemporains en établissant une comparaison éclairante entre le latin de Saint-Augustin, qu’il qualifie de « mauvais », et la langue française du xixe siècle. Cette critique met en lumière son appréciation pour la pureté et l’élégance linguistique, ainsi que son rejet des formes dégradées de l’expression verbale qui se sont développées au cours du siècle (« On dit que j’étais un serpent, un aspic etc. pour avoir censuré quelques phrases qui tenaient à la fois du jargon du monde et de l’enflure qu’on peut attrapper [sic] à la fréquentation irréfléchie de M. de Chateaubriand », p. 147).
5Thierry Ozwald – s’appuyant en partie seulement sur le travail de Brunetière4, premier éditeur de cette correspondance en 1897 – prévient que cette publication n’a pas pour vocation d’« expliquer » Mérimée, « mais bien de prolonger, de faire mieux sentir encore combien son œuvre est subtile, insaisissable parfois, et en tout cas plus complexe qu’il n’y paraît, infiniment spirituelle en un mot » (p. 11), comme ici dans la lettre VI où l’écrivain se demande : « Pourquoi la mort s’en prend-elle à des gens qui sont heureux de vivre, et qui ne demandent qu’à vivre tandis qu’elle pourrait enlever tant de coquins et tant de gens inutiles » (p. 127). Il s’agira de saisir la manière dont il envisage et pratique la littérature à travers une forme de conversation aristocratique, courtoise et galante. Un échange amical qui s’interdit « l’épanchement et l’inflation de soi » (p. 12) pour gratifier la libre parole de son interlocutrice, tout en privilégiant le style perçu non pas comme une coquetterie vaniteuse mais bien plutôt comme la « marque assurée […] d’un esprit fin, d’un esprit choisi » (ibid.). Un esprit qui juge son temps, on l’a vu, et qui « s’attach[e], écrit Brunetière, à rencontrer dans les œuvres d’art je ne sais quel caractère un peu vague ou un peu énigmatique de tristesse, dont même il faisait le signe ou la mesure de leur valeur » (p. 13).
6Mais de quoi discutent-ils ? D’abord de religion, car « elle s’applique à me convertir », avoue-t-il, à la foi religieuse, elle, « la grande légitimiste engagée5, [la] chrétienne fervente, l’ardente catholique [qui] s’est donné pour tâche de convertir l’écrivain réputé athée » (p. 13, p. 80), anticlérical (p. 63, « Le christianisme est envahisseur » ; lettre XXIV, du 11 avril 1857, p. 175) et adepte de l’occultisme (p. 71, lettre XVI, du 18 février 1857, p. 159 sur les fantômes). À travers cet échange, Mérimée délaisse son masque de sceptique pour se dévoiler, ou du moins pour nous offrir un aperçu de sa propre spiritualité. Cette spiritualité se caractérise par une méthode d’examen objective et « dé-passionné[e] » [sic] (p. 62), orientée davantage vers les principes du « Dieu seul » des protestants6 et vers la tolérance supposée de la religion grecque (p. 243) – on apprend qu’il avait une certaine aversion pour l’islam (lettre du 29 octobre 1856, p. 138) :
Je pense très souvent à dieu et à l’autre monde. Quelque fois avec espérance. D’autres fois avec beaucoup de doutes. Dieu me semble très probable [sic], et le commencement de l’Évangile de saint Jean n’a rien qui me répugne. Il m’est bien difficile de n’y pas voir une invention de la vanité humaine7.
7Ensuite, ils parlent du temps/de leur temps qui passe, « engagés [tous les deux] dans une quête de sens, travaillant de conserve à déchiffrer et interpréter les figures imprévisibles, convulsives de la contemporanéité » (p. 37). Au fil de la plume, l’épistolier se confie, chose, écrit l’éditeur, à noter : « [il] laisse entrevoir des préférences, voire des convictions ou bien se laisse aller à la confidence ou aux aveux. » Il déploie ainsi tout le spectre de sa culture, une culture riche et profonde.
8L’histoire entre par la grande porte dans cette correspondance particulière. Mérimée a perdu son inspiration romanesque, ce qui a favorisé l’émergence du domaine historique (p. 45, lettre XIV, du 23 novembre 1856, p. 152). Cette correspondance est donc aussi le lieu où se développent les principes épistémologiques qu’il lui consacre (p. 46). L’historiographie mériméenne s’écrit en marge des lettres à travers des allusions qui étaient des convictions profondes. L’exigence de vérité et d’objectivité en est une, par exemple. Elle exclut tout jugement de valeur : « On me reprochera d’être insensible et sceptique parce que je crois que le premier devoir de l’historien c’est d’être froid et juste » (lettre XVI, 18 février 1857, p. 160). Il veut connaître le fait et non la tradition du fait ou sa poésie, raison pour laquelle il préfère « les historiens anciens, beaucoup plus sincères, lucides sans doute aussi, et moins inféodés qu’il n’y paraît à ceux qu’ils servaient, que les historiens modernes8. »
9Resurgit, encore ici, la critique de son temps. Se montrent alors « les linéaments de son anti-modernité fondamentale » (p. 48). Et c’est en « annotant Brantôme » qu’il s’est rendu compte que « dans le temps de la chevalerie, […] on n’était sans doute pas meilleur qu’aujourd’hui, mais qu’on n’était pas si bas » (soulignements de l’éditeur), (le 9 juin 18579). C’est bien Mme de La Rochejaquelein qui lui a ouvert les yeux, parfois avec une certaine forme d’autoritarisme, parfois sur un ton cassant. À partir de cet instant, Mérimée envisage les époques antérieures comme des périodes certes marquées par la violence, mais également caractérisées par une énergie débordante et authentique, contrastant ainsi avec la société moderne qu’il critique sévèrement en invoquant son penchant pour les arts de la dissimulation et de l’hypocrisie (p. 49). Cette fascination pour l’énergie des temps féodaux et du xvie siècle10, partagée par des écrivains tels que Stendhal et Dumas, ne cessera de mettre en lumière les carences du xixe siècle, dans une optique de critique sociale et morale. Les deux épistoliers, parfaitement en harmonie, poursuivront leur réflexion sur la persistance de cette énergie vibrante au siècle des Lumières, qui, bien qu’il soit considéré comme plus « bas » sur l’échelle des valeurs, n’en conserve pas moins une vitalité et une dynamique indéniables. Ensuite, les deux épistoliers dirigent leur critique vers l’institution du mariage et la démocratie, dénonçant ainsi l’hypocrisie qui caractérise leur époque. Comme le résume Thierry Ozwald à propos de la lettre du 9 août 1859, « on n’excommuniait pas une femme ni un homme convaincus d’infidélités conjugales », soulignant ainsi la tolérance excessive de la société du passé envers les défaillances morales11. De même, la démocratie, « au sens moderne », est jugée sévèrement, car elle n’a permis qu’à offrir le « pouvoir à des masses prétendûment [sic] évoluées, mais en réalité rendues ignares et malléables à merci », ce qui constitue pour l’écrivain un symptôme évident de « cette décadence, de cet amollissement de la civilisation » (p. 51). Ainsi, il est clair que Mérimée manifeste une préférence pour l’Ancien Régime, non pas nécessairement en raison de son caractère monarchique, mais plutôt pour les valeurs et les principes qui le sous-tendaient, car il est également vrai que la monarchie a fini par se discréditer aux yeux de l’écrivain, qui déplore la décadence et la corruption qui l’ont caractérisée. Pour preuve : « Le monde devient plus futile et plus bête de jour en jour, ou bien je deviens grave et lugubre, ce qui est infiniment plus probable » (lettre à Mme de Montijo citée par Pierre Pellisier).
L’art et l’héritage historique
10Les arts constituent un thème de prédilection chez Mérimée, et il est essentiel, comme le souligne Thierry Ozwald, de ne pas négliger cette facette de son œuvre (p. 53). Qu’il s’agisse des arts picturaux (Mérimée s’adonne à cet art !12), notamment la peinture espagnole du xviie siècle et celle des xv-xvie siècles italiens, ou des arts musicaux, les deux correspondants engagent des discussions approfondies sur les tendances, les réalisations et les productions de ces années 50 du xixe siècle. Bien qu’ils aient une grande affection pour ce domaine, ils ne sont pas à l’abri de commettre des analyses hasardeuses (p. 59, lettre XXV, du 15 avril 1857, p. 178), souvent involontaires, qui révèlent les limites de leur compréhension et de leur appréciation artistique (ibid.). Cependant, ces erreurs d’interprétation revêtent peu d’importance en définitive, car elles laissent émerger des formes succinctes de théorie esthétique, témoignant ainsi de son « amour constant et sincère de l’art » (p. 61). Il n’est donc guère surprenant qu’il sollicite à maintes reprises, notamment durant les années 1857 et 1858, Mme de La Rochejacquelein pour qu’elle l’accompagne au musée, lieu où il adopte une attitude davantage méditative que purement contemplative.
Le point de vue de Mérimée sur Mme de La Rochejaquelein
11Cette correspondance forte et envoutante avec Mme de La Rochejacquelein, Mérimée la résume lui-même quand il écrit à Mme de Beaulaincourt (1818-1904) :
Autrefois elle avait beaucoup d’amitié pour moi et m’écrivait des lettres pieuses pour opérer ma conversion. Puis nous allions nous promener ensemble au Musée et disserter sur les tableaux et les statues. Elle avait cessé toute correspondance avec moi, mais il paraît qu’à présent elle trouve que cela presse. Je lui savais gré de me parler souvent d Madame votre mère et en termes qui me faisaient plaisir, parce que je voyais qu’elle savait l’apprécier. La connaissez-vous ? C’est une personne très originale un peu gâtée par la fréquentation des légitimistes purs qui sont trop abrutissants pour qu’on y résiste. Il y a quelques années, visitant le palais de la duchesse du Berry à Venise, j’ai trouvé son portait, et le custode (sic), en me l’entendant nommer, m’a pris pour un Vendéen et m’a fait un accueil merveilleux13.
12En somme, les lettres de Mérimée à Mme de La Rochejaquelein constituent un témoignage précieux de l’esprit critique et des convictions profondes de l’écrivain. Mérimée y fustige la société de son temps, dénonçant sa décadence morale et son hypocrisie, tout en exaltant l’art et l’héritage historique. Il exprime son désaccord avec la langue de ses contemporains, regrettant la perte de valeurs fondatrices. Sa correspondance dévoile également son intérêt pour la spiritualité et son rejet des courants positivistes et naturalistes. Elle illustre son attachement à l’Ancien Régime et sa critique acerbe de la démocratie moderne. Il convient de souligner la qualité exceptionnelle de l’édition et l’érudition remarquable de l’éditeur. Les notes abondantes et précieuses, insérées après chaque lettre, facilitent considérablement la lecture et offrent une compréhension approfondie du texte. Les documents iconographiques dispersés dans ce recueil constituent des moments aussi bien de pause que de curiosité, permettant au lecteur de s’immerger dans l’univers visuel qui accompagne les écrits.