Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Novembre 2024 (volume 25, numéro 10)
titre article
Calann Heurtier

Prendre la mesure du geste polémique en littérature

The literary value of polemical writings
Céline Barral, Le Tact du polémiste. Karl Kraus, Charles Péguy et Lu Xun, Paris : Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique », 2023, 580 p., EAN 9782406151470.

1 Le point de départ de l’ouvrage de Céline Barral1, issu de sa thèse réalisée sous la direction de Catherine Coquio, est l’hypothèse — qui se trouve vérifiée tout au long de l’analyse — selon laquelle la polémique chez Karl Kraus, Charles Péguy et Lu Xun est « une forme indépassable » (p. 508), c’est-à-dire une manière d’écrire et de vivre tout en même temps, qui ne se réduit pas à des brouillons, à des esquisses préparatoires marginales pour d’autres formes littéraires soi-disant supérieures. En somme, prendre au sérieux littérairement la polémique, voilà l’originalité du pari de l’autrice.

Quelle méthode pour saisir le tact de l’écriture polémique ?

2Céline Barral reconnaît dès l’avant-propos combien cette démarche représente une gageure : les polémistes ne sont-ils pas précisément ceux qui manquent de tact ? Le polémiste, tout particulièrement dans sa figure contemporaine, apparaît assurément comme le spécialiste du coup d’éclat, du moment médiatique, de la saillie scandaleuse relayée sur les plateaux d’émissions télévisuelles ou bien sur les réseaux sociaux. Or, ce polémiste n’est que très rarement un écrivain, et c’est justement pourquoi Céline Barral se propose de voir chez ces trois écrivains une écriture polémique à valeur littéraire. Comment distinguer alors le polémiste médiatique de l’écrivain polémiste ? Quels critères, quelle méthode pourrait nous guider ?

3C’est alors que la notion de « tact » entre en jeu. En effet, afin de saisir ce que pourrait être un « tact » propre aux écrivains polémistes que n’auraient pas les polémistes médiatiques, Céline Barral invite au débat théorique en se référant à la fois à la plurivocité du tact en français, en allemand, et à sa conceptualisation par Walter Benjamin comme « caractère destructeur » (p. 11). Cette perspective est déployée de manière remarquable tout au long de l’ouvrage : la diversité sémantique du tact est mobilisée au service d’une analyse originale de ce qu’est un écrivain polémiste dans la modernité mondialisée de la fin de la Belle Époque, puis des Années folles. En effet, le concept fécond de « tact » est pensé sous toutes ses coutures, dans ses plis, de l’Auftakt [le coup d’envoi] musical, chorégraphique, du tact comme rapport au monde, à ses normes, à ses mesures, jusqu’au tact comme sensibilité physiologique, goût, évaluation, au toucher engageant un corps-à-corps entre l’écrivain et la cible de la polémique. Les notions de métrique et de périodicité — au double sens musical et éditorial du terme —, travaillées aux croisements de celle de tact, permettent à l’autrice de compléter et d’affiner ses lectures ainsi que ses interprétations. L’analyse de la sémantique du tact, de son histoire, en trois langues, français, allemand et chinois, se révèle très féconde pour l’ouvrage, mais aussi a fortiori pour penser les rapports entre littérature et monde — si tant est que cette disjonction ait un quelconque sens.

4Ainsi la méthodologie épouse-t-elle sans naïveté les démarches des trois écrivains. Elle nous fait passer de lectures socio-littéraires prenant en compte le contexte culturel, social et historique, les échos ainsi que les fonctions de l’écriture en revue qui caractérise le corpus, à des micro-lectures qui mettent en relief des traits stylistiques faisant ressortir quelque chose comme une écriture polémique littéraire, tout en soulignant le rôle de « dispositifs textuels et médiatiques » (p. 12). Prendre au sérieux la valeur littéraire de l’écriture polémique, c’est aussi comprendre que l’écriture polémique est à la fois une éthique — elle est la réaction d’un ethos spécifique face à l’actualité du monde — et une esthétique — elle possède sa rhétorique et son lyrisme propres, car « [l]e lyrisme n’est pas l’envers de la polémique, ni la polémique la négation du lyrisme » (p. 237) et ce dernier est peut-être même en réalité son « substrat » (p. 245).

5Toute la richesse de l’écriture polémique se voit ainsi soulignée grâce à une méthode comparatiste qui s’appuie d’abord sur les textes poétologiques des auteurs pour les comprendre de manière immanente, avant de les rapporter à des concepts tirés de la critique littéraire majoritairement germanophone (Benjamin, Goethe, Canetti, Adorno). À ce corpus théorique sont ajoutés les textes en revue des trois auteurs ainsi que leur production littéraire. Et c’est d’ailleurs surtout sur l’écriture en revue que l’accent est porté, dans la mesure où cette dernière semble cristalliser le sens de l’écriture polémique.

6Ce contexte éditorial et créatif semble propice, par exemple, pour saisir la particularité de l’ad hominem : de fait, par ce procédé rhétorique, « la polémique devient une poétique et une éthique, qui s’appuie sur la personne publique pour contredire les interdits qu’on lui oppose » (p. 75). Pour Lu Xun, la revue, notamment dans son écriture collective, mêlant persona publique et persona privée, se trouve ainsi « aux carrefours de tensions productives » (p. 307) et elle « produit un contraste de couleurs qui doit éclairer la réalité, et non un mélange de couleurs qui vire au gris » (p. 307). S’intéresser à ces écrits apparemment de circonstance ou d’actualité rend possible une revalorisation, une réhabilitation des affects négatifs tels que la rage, la colère, la mauvaise humeur — mais non le ressentiment, car Céline Barral considère que cet affect n’est pas déterminant dans l’écriture polémique des trois auteurs étudiés.

Langage, intertextualité et tact de l’écriture polémique

7Si l’agressivité, l’insulte et l’attaque violente ad personam semblent être aujourd’hui l’apanage médiatique de la polémique, on comprend néanmoins en suivant avec l’autrice l’écriture de ces trois auteurs que d’autres modalités discursives et stylistiques sont possibles, puisque « le polémiste semble interroger à tâtons et dans une anxiété prolongée ce monde qui n’existe que dans l’interpellation polémique même, comme une cavité dont la présence ne s’attesterait que dans l’écho » (p. 119). En effet, l’écriture polémique est un geste dirigé contre quelque chose, quelqu’un. Elle institue une certaine dramaturgie, des « scénographies » (p. 112), elle met au jour des tensions entre différents personnages, entre certains processus historiques, au sein d’un « espace scripturaire […] à construire et à défendre » (p. 75), lequel est de facto éditorial : c’est celui de la revue Die Fackel de Kraus, des Cahiers de Péguy, ou des différentes revues dans lesquelles écrit Lu Xun.

8La nomination des adversaires chez les trois auteurs dans l’écriture en revue participe d’un rapport au langage, qu’il s’agisse de percer à jour la généralité ou le commun derrière la singularité avec Kraus, d’« échelonner le monde » (p. 122) au risque de la saturation ou du « bégaiement tautologique » (p. 126) avec Péguy, ou bien avec Lu Xun de « profiler des corps » (p. 145) par la qualification nominale ou par un « tact morphologique » (p. 375). Le nom propre et la manière par laquelle il est qualifié se voient réappropriés littérairement par les trois auteurs : il s’agit de redonner du jeu dans la séparation entre public et privé à l’aide de la rectification des noms, de se refaire un monde scripturaire que l’on peut désigner par un langage propre — au double sens de la propriété et de la propreté.

9Le rapport au langage se joue également au niveau de ce qu’Antoine Compagnon désigne comme « le travail de la citation2 », auquel Céline Barral ne fait étonnamment pas référence, et qui implique un geste de lecture tout en même temps que d’écriture par la citation. Par l’usage de la référence intertextuelle, il s’agit de se confronter à la fois à la présence dans la langue de formules figées, statufiées, et en même temps de tâter la texture du monde présent à travers des bricolages avec la langue passée ou présente. Céline Barral insiste à cet égard sur le rôle décisif de l’intertextualité dans l’écriture polémique. Par exemple, chez Kraus, « les êtres n’ont pas réellement le statut de personnages […], mais ce sont des citations sur pied » (p. 183), c’est-à-dire qu’ils sont d’abord des êtres littéraires avant de renvoyer réellement à des personnes publiques. Citation et nom propre contribuent alors à une même dynamique de l’écriture polémique : ménager une « interface » (p. 188) entre le monde et l’écrivain, une frontière mobile, instable, qui puisse pourtant permettre de saisir quelque chose de ce monde, autoriser une action sur lui — fût-ce seulement un texte bref dans une revue. En effet, l’écrivain polémiste s’efforce de « met[tre] en place les conditions d’une polémique qui ne soit pas vaine » (p. 75). Comme le dit Kraus, cité et traduit par l’autrice : « Mein Amt war, die Zeit in Anführungszeichen zu setzen », « Mon office fut de mettre l’époque entre guillemets » (p. 218). C’est de cette manière que l’on peut comprendre à la fois l’écriture polémique et son tact comme façon « d’agripper l’adversaire par le texte », et en même temps comme recherche d’une autre « mesure du monde » (p. 199). Cette idée nous enjoint à mieux saisir la distance qui existe entre les polémistes médiatiques contemporains et les écrivains polémistes étudiés dans l’ouvrage.

10La valeur des textes littéraires étudiés se comprend en outre à l’aune de leurs poèmes à portée polémique, ou de leurs réflexions sur la poésie : la mise en parallèle de Mallarmé et de Kraus ainsi que les pensées de ce dernier sur l’art poétique permettent de saisir la portée épistémique que Kraus confère à la rime, c’est-à-dire de mesurer à quel point la dimension formelle d’un texte permet d’accéder à une connaissance du monde ainsi mis en forme. De même pour Lu Xun : dans le recours à l’intertextualité, et notamment à la réécriture de poèmes classiques, dans leur « pastiche formel » (p. 224), dans le fait de les « éplucher » (剥, bao, p. 221), de leur ôter la peau, en plus de les garder en mémoire, réside la puissance polémique du poème, sa nature fondamentalement épigrammatique. On comprend également en quoi la polémique procède par rupture, « interruption », c’est-à-dire par tact destructeur, mais tout en même temps par décalage et réécriture.

Le temps, les rythmes et l’ombre de l’histoire

11L’intertextualité et l’intratextualité sont également à la source de jeux avec les temporalités. Chez Péguy, c’est la notion de « resurgement » qui est par exemple intéressante pour penser quelque chose comme un tact temporel, un tact historique. Ce processus d’écriture « consiste à reprendre un même motif sur un autre mode, à faire jaillir ailleurs la même source, à repartir d’une branche différente du même arbre » (p. 253). L’écriture de Péguy autour du resurgement se déploie comme « chronique » (p. 255) de l’incertain historique : Céline Barral analyse à cet égard la circulation de syntagmes et de motifs intratextuels dans les Cahiers et la genèse du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc qui font allusion aux tensions entre l’Allemagne et la France autour de 1905. Pour Péguy, suivant la philosophie bergsonienne, la répétition à l’identique n’existe pas : il n’y a que des reprises dans le réel ainsi que dans son écriture. La reprise littéraire et la similarité historique, jusque dans son incertitude, sont l’occasion d’une éthique, d’une « (re)fréquentation de soi-même sur soi-même » (p. 291).

12Par là, Péguy, « sismographe de son temps » (p. 418), se différencie notamment de l’écriture prophético-apocalyptique et de la dimension messianique de la temporalité krausienne, en tant qu’elle est passée au prisme des méditations de Benjamin. En effet, le philosophe des Thèses sur le concept d’histoire voit dans la fin des Derniers Jours de l’humanité de Kraus, texte hanté par la Grande Guerre, la mise en forme d’un « critère théologique » (p. 426) et il perçoit dans le rôle de l’écrivain polémiste une dimension cosmo-théologique, dans la mesure où ce dernier serait susceptible de « défai[re] le processus de sécularisation qui caractérise la modernité, [de] restitue[r] la dimension messianique de l’histoire » (p. 427). Ce serait là proprement son « tact authentique » (p. 426). En effet, en mettant au même niveau l’attention aux détails, aux textures du monde et de son histoire pensée au niveau cosmique, avec les événements catastrophiques, « [l]e tact destructeur du polémiste […] rend possible une justice » (p. 436), c’est-à-dire un rapport juste au monde. Si Kraus est comme Péguy « un chroniqueur qui attend la crise » (p. 439), il ne donne pas la même portée à cette crise, à sa périodicité — rythme saisonnier ou cyclique que Céline Barral met à juste titre en parallèle avec la périodicité des revues, de leurs rentrées.

13 L’écriture de l’histoire et de sa temporalité complexe se joue enfin pour les trois auteurs étudiés au niveau de leur manière d’écrire la modernité et ses rythmes singuliers : le tact chorégraphique facilite la compréhension, la critique, l’imitation, voire la parodie de la « pulsation de la modernité industrielle » (p. 269). Ces rythmicités permettent au polémiste de déployer son tact destructeur en lien avec une dimension de Kulturkritik, c’est-à-dire une critique de la civilisation, de ses idéologies, de ses structures, de ses déclinaisons culturelles. Lu Xun, dans le texte « 上海的少女 » (« Les petites jeunes filles de Shanghai ») paru en 1933, se présente comme l’adversaire d’une culture du viol qu’il reconnaît dans l’érotisation constante et quasiment généralisée à Shanghai des petites jeunes filles à travers les habits et les gestes qui leur sont liés (le pas des talons), la publicité, l’ambiance sexiste ainsi que par les écrivains de son époque (p. 283). Quant à Kraus, il fait de la polémique une véritable danse, « comme un mélange de rite magique et de menace tribale » (p. 304). Et Céline Barral de conclure :

Le polémiste cherche à battre sa mesure, à danser sa danse sans se régler sur une mesure qui lui soit extérieure ni imposée, mais il est traversé par toutes ces mesures contemporaines (p. 311).

Vers un tact traductif

14Un apport important de l’ouvrage de Céline Barral consiste dans son travail entre les langues, dans la citation presque systématique des textes dans leur langue originale avec une traduction la plupart du temps faite main, quelquefois modifiée à partir d’une traduction déjà existante. En lisant ce livre, on se retrouve saisi par le français inventif, pluriel de Péguy, l’allemand essaimé de citations et de créations lexicales de Kraus ainsi que le chinois protéiforme de Lu Xun. Cela est d’autant plus frappant que ce sont trois univers langagiers particulièrement difficiles, mélangeant les vocabulaires, des référentialités complexes souvent allusives ainsi que des réflexions métalinguistiques.

15La pratique de la traduction par l’autrice reflète alors ce que l’on pourrait appeler à sa suite un certain tact traductif, un tact qui travaillerait entre les langues afin de mieux faire ressortir leurs différences, mais qui permettrait également de les nourrir mutuellement, de leur donner de la vitalité. Cette pratique fait fond sur les pensées traductologiques des auteurs étudiés, que ce soient celle de Lu Xun avec l’image de la « nasse de bambou du langage » (p. 406) qu’il retravaille à partir du Zhuangzi, « l’arpentage du monde » (p. 414) par l’écriture mis en valeur par Péguy, ou encore l’éloge par Kraus du Mauscheln, cet allemand à l’existence contestable « teinté de yiddish » (p. 394).

16 La grande force de l’ouvrage de Céline Barral est de nous faire prendre la mesure du geste polémique en littérature, de nous y rendre sensible afin de tenter d’en dessiner les contours — lesquels ne peuvent que rester nécessairement flous puisqu’ils sont nourris par une multiplicité générique et formelle. Prendre la mesure, c’est également sentir la pulsation, la rythmique, tâter le pouls, la cadence des corps impliqués dans les polémiques médiatisées par les écrivains, leur danse ; en un mot : s’assurer de leur vitalité. Là réside peut-être le sens le plus important de la notion de tact, parmi toutes ses significations parfois contradictoires — ce qui constitue selon nous la limite principale de l’ouvrage, le tact finissant par dire à peu près n’importe quoi.

17Ce livre enjoint à développer chez la chercheuse, chez le chercheur, une certaine sensibilité polémique : l’acuité à saisir les flèches envoyées par les écrivains en direction de leur cible, une ouïe-stéthoscope décelant les battements des phrases, des formes et ce qu’elles cachent, un toucher qui manie avec délicatesse les démesures, les invectives en les remettant dans leur contexte — en faisant saillir aussi leur aspect parfois « illisible » (p. 505), ou leur profonde violence. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’autrice a également écrit sur Paul Celan3, lequel, dans son discours de réception du prix Georg Büchner en 1960, définissait la poésie comme une manière d’accentuer un certain rapport au temps4, ou qui, en bon sagittaire décrivant Le Champ de blé aux Corbeaux de Van Gogh dans « Unter ein Bild », faisait du poème une « flèche tardive, ayant fendu l’air depuis l’âme5 » dans son recueil Sprachgitter. Céline Barral nous invite par son travail de comparatiste à penser que, pour saisir pleinement la spécificité du geste polémique, il faut un certain doigté, un tact ni forcément destructeur ni pleinement constructeur : le tact critique de la recherche.