Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Novembre 2024 (volume 25, numéro 10)
titre article
Carla Mariana Da Costa

Sur la peinture de Deleuze : une nouvelle lecture du « diagramme »

Deleuze’s Sur la peinture: a new reading of the “diagram”
Gilles Deleuze, Sur la peinture : cours mars-juin 1981, édition préparée par David Lapoujade, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2023, 352 p., EAN 9782707349156.

1Publié à l’automne 2023, Sur la peinture retranscrit les huit séances du cours que Deleuze a dispensées en 1981 à l’université expérimentale de Vincennes. L’université de Vincennes avait été transférée à Saint-Denis en 1980, mais les cours qui y étaient donnés conservaient leur aspect « pragmatique » et « expérimental » (p. 9). Dans ces cours, comme l’expliquait Deleuze, un professeur s’adressait à un public hétérogène, pas nécessairement spécialiste de la discipline. Cette interdisciplinarité était ce qui intéressait particulièrement Deleuze : la philosophie pouvait se confronter et dialoguer avec divers domaines et savoirs, au contact d’étudiants venant d’horizons variés (mathématiques, arts, psychologie, histoire, architecture).

2La transcription et l’appareil critique de l’édition de David Lapoujade apportent de nombreuses précisions sur la manière dont la réflexion deleuzienne sur la peinture se lie parfois à des thèmes développés à d’autres moments de sa pensée. La transcription du cours en un ouvrage organisé permet également au lecteur de mieux saisir la pensée en acte de Deleuze, en s’attardant sur les références mobilisées, qui couvrent un vaste champ allant de l’histoire de l’art à l’anthropologie américaine, en passant par la critique d’art, les sciences dures et la logique. Le lecteur voit plus clairement les torsions apportées par Deleuze à ces matériaux, la façon dont elles nourrissent ses concepts et catégories picturales. Ces aspects formels et méthodologiques étaient moins visibles dans le format audio et les transcriptions libres du cours, accessibles avant la parution de l’ouvrage.

3Il n’est pas nouveau que Deleuze envisage la philosophie comme le lieu des concepts et le philosophe comme celui qui pense et invente des concepts1. L’originalité du cours de 1981 réside surtout dans la méthode employée : partir de la réflexion sur la peinture pour élaborer un concept philosophique. Dès le début du cours, Deleuze s’interroge sur ce que la peinture pourrait apporter à la philosophie, et cette contribution serait, peut-être, sous forme de concepts. Au fil des différentes analyses, Deleuze met en lumière des notions fécondes qu’il s’efforce de définir de manière très personnelle, telles que la couleur, la catastrophe-germe, le chaos-germe, le diagramme, l’espace-signal. Il agit comme un orpailleur, puisant des matériaux dans les œuvres d’art et les écrits d’artistes, qu’il associe à des éléments issus de la critique et de l’histoire de l’art, de la littérature, de la philosophie et des autres sciences. Son objectif est de tester et d’affiner la consistance logique des concepts qu’il élabore.

4Bien que d’abord conçu sous forme de cours, le contenu retranscrit dans cet ouvrage offre une réflexion féconde et originale sur la peinture. Il est bien connu que le cours n’avait pas pour objectif de proposer une théorie de la peinture et, bien que Deleuze ne se concentre pas sur la définition de la peinture, il apporte tout de même des contributions dans ce sens. De nombreuses tentatives de définition de la peinture, du tableau et de l’acte de peindre se trouvent disséminées dans la réflexion deleuzienne. Deleuze affirme en effet que le tableau implique une synthèse du temps et ne concerne pas uniquement l’espace, comme semblent le suggérer les théories modernes sur la peinture. D’autre part, l’acte de peindre est décrit en relation (peut-être pré-picturale) avec le chaos et la catastrophe, conçus comme des moments de gestation de la couleur, c’est-à-dire en tant que matrices de couleurs.

5Le cours remet en question l’idée selon laquelle la peinture serait figurative. Deleuze soutient, de manière presque catégorique, que la peinture n’a pas pour vocation de reproduire la réalité visible ni de narrer à travers des images. Cela devient particulièrement évident lorsqu’on comprend le rôle des catégories de chaos et de catastrophe dans l’acte de peindre. Ces notions mettent en évidence la façon dont la peinture rompt avec les clichés, qu’ils soient externes — issus de notre tentative de capturer la réalité visible — ou internes, provenant de l’imagination du peintre, toujours présents dans son intention initiale. En neutralisant ces clichés, la peinture accède à une dimension plus profonde de la ressemblance, bien éloignée d’une simple reproduction de l’apparence des choses.

6Peindre des forces invisibles et les rendre visibles est, selon Deleuze, l’un des aspects essentiels de la peinture. Peindre ne consiste pas à rendre des formes, mais à « peindre des forces » : « l’acte de peindre, le fait pictural, c’est lorsque la forme est mise en relation avec une force » (p. 74). Michel-Ange aurait ainsi su exprimer les forces s’exerçant sur un large dos d’homme, ou peut-être celles que ce large dos exerçait lui-même ; Bacon aurait capté les forces d’aplatissement dans le sommeil, et Cézanne n’aurait peut-être saisi que ce qui se passe dans une pomme. Le passage de l’idée de la peinture comme figuration à celle de la peinture comme capture des forces est une des idées fondamentales du livre, autour de laquelle tout le reste gravite. Le point de bascule est la notion de diagramme. Nous proposons ici d’explorer l’ouvrage en prenant cette notion comme fil rouge.

Diagramme et catastrophe : entrée dans la couleur

7La problématique du diagramme apparaît dès la première séance. Deleuze introduit ce thème en commentant un passage des entretiens du peintre anglo-irlandais Francis Bacon (1909-1992), réalisés par David Sylvester et publiés sous le titre L’Art de l’impossible. Entretiens avec David Sylvester2. La question du diagramme avait toutefois déjà été abordée par Deleuze dans Mille plateaux, publié un an plus tôt en 1980 et coécrit avec Félix Guattari. Comme le souligne David Lapoujade en note, le concept de diagramme est central dans Mille plateaux, où il est associé à celui de « machine abstraite ». Bien que l’intérêt de Deleuze pour le concept de diagramme ne se limite pas au cours sur la peinture, il est essentiel de comprendre la spécificité de sa réflexion dans le cadre de ce cours de 1981. Deleuze y déclare que son objectif est de former3 un concept de diagramme propre à la philosophie.

8La réflexion sur le concept de diagramme s’articule principalement autour de l’acte de peindre, plutôt que de la réception de l’œuvre, bien que les deux aspects soient indissociables : ce qui est mis en lumière d’un côté doit également valoir pour l’autre. Le diagramme se manifeste tant dans le geste pictural que sur la toile, parfois même de manière visible dans l’œuvre finale4. Il est décrit comme étant une « instance opératrice » (p. 95) : il ne s’agit donc pas d’une idée générale, mais d’un concept propre à la peinture qui décrit des fonctions opérées dans la constitution du tableau. Ce sont ces fonctions qu’il convient de comprendre en suivant les trois définitions que Deleuze donne du diagramme.

9Cette idée prend donc forme à partir des propos du peintre Francis Bacon et s’inscrit dans une réflexion plus vaste sur la catastrophe en peinture. Le passage choisi par Deleuze aborde une étape du processus créatif de Bacon, où l’artiste réalise des traits aléatoires sur la toile. Bacon décrivait ces marques spontanées comme une façon de « nettoyer » la toile, ou du moins une partie de celle-ci : « Il prend une brosse ou un chiffon et nettoie une partie du tableau » (p. 44). En s’appuyant sur les mots de Bacon, Deleuze interprète ces marques hasardeuses comme l’amorce d’une catastrophe et souligne que ce nettoyage, à travers des traits aléatoires, s’apparente à la création d’une « sorte de diagramme » (p. 44). C’est à ce moment-là que le terme « diagramme » fait son apparition dans le cours de 1981.

10La première définition du diagramme désigne ainsi « cette zone de nettoyage qui fait catastrophe sur le tableau, c’est-à-dire efface tous les clichés préalables, fussent-ils des clichés virtuels » (p. 46). La première caractéristique fondamentale du diagramme est donc qu’il opère une catastrophe qui détruit les clichés. Cependant, le diagramme (ou catastrophe) propre à l’acte de peindre ne concerne pas le peintre lui-même. Bien que cela puisse être souvent le cas5, la dimension psychologique du diagramme est une question qui n’intéresse pas Deleuze et il le dit très clairement : « Il ne s’agit pas de dire qu’ils (les peintres) y passent personnellement parce que c’est très secondaire. Ce qui y passe, c’est la peinture, leur peinture » (p. 51).

11Bien que le diagramme ne soit pas le même d’un peintre à l’autre, voire qu’il puisse changer d’une époque à l’autre pour un même peintre, on sait que dans le cas de Bacon, cette opération s’est faite par des coups de main aléatoires qui ont eu pour fonction de rompre avec la figuration ou l’aspect narratif du tableau. Par ailleurs, l’opération de nettoyage ou de diagramme correspond à la manière dont un peintre entre dans la couleur : « Van Gogh est entré dans la couleur parce qu’il a affronté son diagramme » (p. 48).

12Entrer dans la couleur et rompre avec la figuration sont deux manières d’appréhender la première fonction du diagramme en peinture, liée à la catastrophe. En d’autres termes, le lien entre la catastrophe et l’acte de peindre constitue pour Deleuze une première approche de l’opération du diagramme. Cette dynamique entraîne une rupture avec la figuration et marque l’entrée dans la couleur, ou la « naissance de la couleur », comme le suggère le titre du tableau du peintre anglais William Turner (1775-1851). Le monde façonné par la catastrophe, ou par l’action du diagramme, n’est plus un monde d’« objets », mais un « monde de la lumière-couleur » (p. 51).

Le diagramme et les différents temps du tableau : l’émergence du fait pictural

13Dans un second effort de définition, Deleuze qualifie le diagramme de « possibilité de fait » (p. 52). Il fait ici allusion à un certain usage de la notion de diagramme issu de la tradition logique anglaise et américaine, citant notamment les travaux du philosophe et logicien Charles S. Peirce (1839-1914), connu pour sa théorie du diagramme. Une autre figure importante dans l’horizon théorique de Deleuze est le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein (1889-1951), célèbre pour ses contributions à la logique. Bien que Wittgenstein ne se soit pas directement penché sur la notion de diagramme, c’est à lui que Deleuze emprunte la formule « possibilité de fait ». Il convient de souligner que l’objectif de Deleuze n’est pas d’intégrer la peinture dans le champ préexistant de la logique, mais plutôt d’explorer la possibilité qu’il y ait une logique propre à la peinture. Il s’interroge ainsi sur la possibilité que la peinture contribue à une théorie du diagramme.

14Le diagramme permet au tableau de passer d’un état pré-pictural à un moment où la forme émerge en tant que fait pictural. En distinguant ces différents moments dans l’acte de peindre, Deleuze affirme que le tableau contient une « synthèse du temps » (p. 52), contrairement aux théories qui soutiennent que la peinture est fondamentalement spatiale. Ce cours sur la peinture soulève ainsi la question de la dimension temporelle dans l’art pictural : dans quelle mesure le temps est-il présent dans la peinture ? L’acte de peindre peut-il être envisagé sous l’angle de sa durée ? Ces interrogations adjacentes sont présentes dans la réflexion deleuzienne tout au long du cours de 1981. Deleuze suggère en effet que le tableau, bien qu’implicitement, comporte la synthèse de trois moments principaux : une dimension pré-picturale (l’« avant-peindre »), le diagramme comme deuxième temps, et enfin, le fait pictural qui émerge à partir du diagramme.

15Le moment pré-pictural est celui où le peintre, ou plus précisément l’acte de peindre, se confronte aux clichés. En s’inspirant de Kant, Deleuze distingue ce moment pré-pictural du fait pictural qui émerge du diagramme, tout comme le datum diffère du fatum (p. 54). Le donné et le fait sont deux choses distinctes. Le monde des clichés, c’est-à-dire le monde du donné, se distingue du monde pictural qui prend forme sur la toile au moment où la peinture commence véritablement. Bien que la peinture comporte un moment pré-pictural, celui-ci doit être séparé des deux autres moments de la synthèse temporelle picturale, qui aboutissent au fait pictural. Il convient également de distinguer ce fait pictural, c’est-à-dire le monde proprement pictural, du monde des objets et des choses données — qu’elles soient réelles ou imaginaires.

16L’« avènement de la peinture » (p. 53), comme l’explique Deleuze, ne devient possible qu’à travers le passage par le diagramme. Avant le diagramme, il n’y a pas encore de peinture, même si un « avant-peindre » existe. Ce passage par le diagramme est indispensable pour que l’acte de peindre accède à la sphère véritablement picturale. Selon Deleuze, le second temps de la peinture a pour fonction « d’instaurer le chaos-germe, ou le diagramme, qui va définir la possibilité du fait pictural » (p. 91). Le diagramme ouvre ainsi des possibilités qui ne relèvent plus du monde des objets, mais appartiennent au domaine pictural, répondant à une logique qui lui est propre. En ce sens il est opérationnel, car c’est lui qui rend cette logique picturale opérante.

17Deleuze associe le fait pictural à la notion de présence, terme utilisé pour qualifier l’effet que produit la peinture sur nous. Que la peinture fasse apparaître une présence implique que celle-ci n’est pas de l’ordre de la représentation. Dans ce qui semble être une allusion au tableau Les Ménines de Vélasquez (1599-1660), Deleuze rejette l’interprétation iconographique classique qui en fait une représentation du roi Philippe IV et de sa famille : « un portraitiste ne représente pas le roi, ne représente pas la reine, ne représente pas la petite princesse, il fait surgir une présence » (p. 54). Si même le portraitiste ne représente pas les figures qu’il peint, il en va de même pour les autres genres picturaux. Deleuze étend ainsi le rejet de la représentation à l’ensemble de la peinture. Toutefois, il est important de ne pas attribuer au terme « présence » des connotations inappropriées. La présence, en opposition à la représentation, est simplement une autre manière d’affirmer « qu’il y a un fait pictural » (p. 54).

Diagramme, déformation et effondrement des coordonnées visuelles

18Le fait pictural se définit par « la forme déformée » (p. 75), car le diagramme provoque une transformation de la forme initialement envisagée par le peintre, ouvrant ainsi la voie à un fait propre à la peinture qui se démarque du cliché original. La peinture ne se limite pas à la représentation, elle intègre dans son acte (sa synthèse temporelle) un principe de déformation6. Ce principe constitue une opération du diagramme : « le rôle du diagramme sera d’établir un lieu des forces tel que la forme en sortira comme fait pictural, c’est-à-dire comme forme déformée, en rapport avec une force » (p. 75). La notion de déformation amène ainsi Deleuze à une troisième définition du diagramme comme « lieu des forces » (p. 83), car déformer implique de créer un espace de forces. Déformer, lutter contre l’ombre ou des forces invisibles, capter des forces, rendre visible une force sont autant d’approches deleuziennes pour décrire l’acte de peindre par le prisme du diagramme.

19Cependant, les peintres ne saisissent souvent que peu de choses sur le plan pictural. Ils comprennent seulement quelques faits picturaux, rares, qui sont animés par des forces. Michel-Ange a ainsi appréhendé le dos d’un homme en lien avec les forces qui le traversent. De son côté, Bacon a discerné deux forces : la force d’aplatissement, associée au sommeil, qu’illustrent magistralement ses figures endormies et la force de descente, celle de la chair se détachant de l’os dans ses peintures montrant des morceaux de chair.

20Toute forme déformée ou fait pictural est, « fondamentalement et essentiellement » (p. 76), maniériste car elle suscite en nous cet effet étrange de voir une forme visible se contorsionner sous l’action d’une force invisible. Autrement dit, ce que nous qualifions de maniériste réside dans l’effet sur nous d’une forme visible, agitée par une force invisible. Avec son concept de diagramme et tout ce qu’il implique pour la peinture, Deleuze renverse les catégories stylistiques et esthétiques héritées de l’histoire de l’art, telles que le maniérisme. Celui-ci ne se limite pas à un style pictural pouvant être daté ou attribué à quelques artistes spécifiques. Réévalué du point de vue opérationnel du diagramme, le maniérisme se redéfinit comme le destin de la peinture.

21La relation entre le fait pictural et le regard est telle qu’elle présente à l’œil des formes qui semblent totalement maniérées, contorsionnées, déformées et artificielles. Le fait pictural possède la capacité de « défaire les données visuelles par le diagramme qui instaure une possibilité de fait » (p. 112). Cette capacité peut être appréhendée de deux façons : d’une part, comme nous l’avons évoqué précédemment, la forme déformée révèle des forces invisibles qui perturbent l’ordre optique des données visuelles. D’autre part, il est important de souligner que le fait pictural émerge du diagramme, lequel introduit des coordonnées manuelles que le régime optique du regard ne peut pas saisir. Ainsi, le fait pictural n’est pas simplement donné, mais produit par le passage de forces manuelles invisibles à l’œil optique. L’appréhension de ces forces nécessite la production d’un « troisième œil » (p. 112), capable de percevoir les forces manuelles à l’œuvre dans le diagramme.

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22Deleuze examine aussi les limites du diagramme et réfléchit à deux pôles opposés : d’une part, la catastrophe qui envahit l’ensemble du tableau, et d’autre part, le piège de réduire le diagramme à un simple code. Il associe l’expressionnisme et la peinture abstraite à ces deux extrêmes, moments où les artistes auraient exploré ces pôles. Cependant, Deleuze entrevoit une troisième voie proprement diagrammatique, qu’il nomme « figurale » (p. 124). La réévaluation des catégories picturales — telles que le maniérisme, l’expressionnisme et l’art abstrait — à la lumière de leur relation aux positions diagrammatiques, constitue une piste théorique proposée par Deleuze mais encore peu explorée. Plus de quarante ans après ce cours, sa transcription offre l’occasion de redécouvrir l’élaboration de concepts centraux dans la pensée deleuzienne sur la peinture. L’actualité des questions soulevées dans ce livre et la richesse de son appareil critique en font un ouvrage majeur pour la philosophie.