D’une certaine « nécessité conspirative » en littérature
1C’est au personnage de Bernard Rosenthal, placé par Nizan à la tête d’un groupe d’étudiants pleins de velléités révolutionnaires (La Conspiration, 1938), qu’on doit l’expression heuristique de « nécessité conspirative ». Dans la bouche du jeune normalien, la nécessité en question n’a rien d’une constante socio-anthropologique ou d’une appétence existentielle : il s’agit plutôt d’un impératif politique martelé dans la lettre qu’il adresse à un ami pour prôner une « forme d’espionnage industriel » confié aux mains des rejetons de la bourgeoisie parisienne. Plus encore, cette « nécessité » s’avère toute relative, dans la mesure où les desseins révolutionnaires des étudiants font long feu : comme le note Chloé Chaudet dans un stimulant chapitre consacré aux « mises à distance » du modèle complotiste dans la fiction, « la “Grande Conspiration” révolutionnaire n’aura été que la projection éphémère d’esprits versatiles » (p. 270). Ces déconvenues, dont la critique montre la récurrence en croquant, à la suite d’Henry James, le portrait du « conspirateur déçu et repentant » (p. 268), ne doivent cependant pas conduire à négliger la force heuristique de la formule : en dessinant « de manière systématique et transversale » (p. 9) un panorama des fictions du grand complot (autrement dit des « fictions où le complot à grande échelle constitue un enjeu essentiel d’un point de vue diégétique, symbolique et/ou méta-narratif », p. 21), du xviiie siècle à nos jours, l’autrice de cet ambitieux essai démontre l’existence d’une « nécessité conspirative » qui constitue l’une des déclinaisons fondamentales d’un irrépressible « besoin de fiction »1. La polysémie du terme anglais plot, qui désigne à la fois la conspiration et l’intrigue ou la mise en récit, suffit à démonter l’étroite imbrication de la littérature et du complot, tant et si bien qu’on « pourrait envisager la prolifération actuelle des discours complotistes à l’aune de celle de la narration, qui a acquis une place de plus en plus centrale dans les sphères médiatique et politique depuis le tournant du xxie siècle » (p. 15-16). Loin d’assimiler l’une à l’autre, l’essai de Chloé Chaudet appelle pourtant à la lecture nuancée d’un dialogue complexe et parfois contrarié entre narration et complot : en traitant d’un vaste corpus de fictions, aussi variées dans leur teinture idéologique que dans leurs formes et ambitions littéraires (d’Umberto Eco aux X Files en passant par John Le Carré, Thomas Pynchon et Borges), l’autrice donne l’exemple de ce qu’implique concrètement une approche éthique de la littérature, attentive au détail des textes et aux enjeux de leur réception, matérialisés ici par la mention régulière de discussions que l’enseignante a pu nouer avec des élèves ou des étudiantes (par exemple p. 207 ou p. 154). En ce sens, l’essai de Chloé Chaudet ne constitue pas seulement un modèle d’érudition et de rigueur académique, à placer dans la lignée des travaux d’Ottmar Ette, dont l’autrice a d’ailleurs traduit en français l’un des essais fondateurs2 : c’est aussi un travail engagé3, qui assume dès l’introduction sa dimension éminemment politique en reliant constamment le complot à « des stratégies ourdies pour modeler la vie de la cité » (p. 13).
Comploteurs de tous les pays, unissez-vous !
2Quel point commun entre Alain Robbe-Grillet, Ian Fleming, Eugène Sue et Friedrich Schiller ? Tous se sont plu à imaginer les ramifications tentaculaires d’une « fiction du grand complot » ou d’un imaginaire complotiste caractérisé par quatre « traits récurrents » (p. 306) : l’imputation des grands bouleversements socio- et géopolitiques à des sociétés secrètes (en premier lieu aux francs-maçons et autres Illuminati de tout poil), la peinture d’entités diaboliques influençant souterrainement les cercles dirigeants, la mise en évidence d’un sens caché de l’histoire humaine (ce que Balzac, dans les Illusions perdues, nommait déjà « l’Histoire honteuse », par opposition à l’Histoire officielle, p. 282) et l’absence de hasard, « impliquant souvent un surinvestissement sémiotique des êtres et des choses ». En rassemblant plus d’une centaine de romans, nouvelles, films et séries télévisées initialement publiés ou produits en langue allemande, anglaise, espagnole, française, italienne et portugaise, Chloé Chaudet constitue un « corpus d’étude protéiforme » (p. 25), dont l’annexe offre une précieuse vue d’ensemble sous forme tabulaire (p. 347-351). L’originalité de l’ensemble réside à la fois dans sa dimension comparatiste, qui conduit l’autrice à étudier un réseau de textes et d’images circulant sur quatre continents, de part et d’autre de l’Atlantique4, et dans son refus de se conformer à une forme quelconque de hiérarchie des genres ou des formes littéraires. De fait, Chloé Chaudet n’a garde de s’arrêter aux barrières qui structurent traditionnellement le champ littéraire et distinguent, ainsi que le suggérait Bernard Mouralis en 19755, la littérature en bonne et due forme des déclinaisons variées des « contre-littératures », reléguées dans les marges d’une production textuelle qu’elles contribuent pourtant à infléchir. En lectrice éclectique, la critique s’arrête aussi bien sur des récits complexes et exigeants, publiés par des auteurs et des éditeurs reconnus (on retiendra ainsi, dans le champ littéraire français contemporain, les noms d’Antoine Bello et de Pierre Senges, publiés chez Gallimard, ou de Julia Deck, aux éditions de Minuit), que sur des bestsellers aussitôt adaptés pour le grand écran (à l’instar des aventures du fameux professeur de symbologie Robert Langdon, personnage de plusieurs romans de Dan Brown). Soulignant la plasticité « d’une forme narrative qui traverse différents genres », elle relève que « les récits du grand complot s’accordent alternativement avec des romans d’initiation fort subtils, des fictions historiques, des romans d’espionnage plus ou moins codifiés, des thrillers ésotériques stéréotypés ou méta-narratifs, des œuvres dites post-coloniales et/ou postmodernes » (p. 26). La critique se situe dès lors dans une zone frontalière du champ littéraire, aussi périlleuse que celle que traversent les personnages de L’Espion qui venait du froid (cynique roman de la Guerre Froide, à qui Chloé Chaudet consacre des pages remarquables, en le mettant en relation avec Temps sauvages de Mario Vargas Llosa, p. 248-254) : elle démontre ainsi patiemment que la diffusion de l’imaginaire du complot « rencontre à la fois la genre fiction, définie par des codes relativement stables, et la serious fiction, plus élaborée et souvent plus polysémique — les deux types de fiction pouvant du reste se rencontrer, comme dans L’Agent secret de Joseph Conrad » (p. 68).
3Si cet essai prend ponctuellement appui sur les apports des récentes conspiracy studies pour mettre en relation les fictions et les mal nommées « théories du complot » (l’autrice proposant de distinguer clairement « fictions » et « fabulations », p. 19), il est donc avant tout un remarquable travail d’historienne de la littérature, soucieuse de décloisonner et de moderniser les représentations traditionnelles : pour ce faire, Chloé Chaudet conjugue une approche diachronique (dans la première partie) et poétologique (dans la deuxième partie, largement consacrée aux ressorts narratifs des romans du complot), pour aborder finalement, dans les derniers chapitres, la complexité du rapport entre fiction et complotisme, et s’inscrire dans ce qu’on a pu nommer le « tournant éthique » des études littéraires6.
Complotisme et idées reçues
4Si Flaubert revenu d’outre-tombe écrivait aujourd’hui un nouveau dictionnaire des idées reçues, le « complot » compterait indéniablement parmi les entrées incontournables. L’essai de Chloé Chaudet permet à ce titre de battre en brèche à tout le moins quatre idées reçues liées au complotisme. Par sa profondeur historique, il conduit en premier lieu à relativiser le caractère nouveau et inédit d’un phénomène qu’un certain présentisme contemporain nous incite à considérer comme caractéristique de notre époque et des modes de communication numérique.
5L’ouvrage distingue ainsi quatre périodes successives dans l’essor des imaginaires du complot : celle des « esquisses post-révolutionnaires » qui courent de la fin du xviiie siècle au tournant du xxe siècle, celle de « l’affirmation des perspectives transterritoriales », qui coïncide avec la révolution industrielle, la colonisation et les deux guerres mondiales, les « visions inquiètes » qui se développent durant la Guerre Froide et les « représentations multipolaires » qui émergent au xxie siècle. L’histoire littéraire ainsi retracée coïncide dans ses grandes étapes avec les évolutions de la géopolitique mondiale, ou de la « mondialisation », dès lors qu’on voit en cette dernière, ainsi qu’y invite le géographe Jean-Baptiste Arrault, « une représentation du monde comme espace spécifique ». L’évolution des fictions du grand complot accompagne dès lors « la consolidation progressive d’une conscience mondiale » (p. 33), témoignant de l’affirmation d’une « géographie internationale plus étendue et mieux située » (p. 107) : elle permet également de prendre le pouls, parfois affolé, d’une époque, comme en témoigne l’essor des fictions antisémites qui nourrirent les Protocoles des Sages de Sion et servirent ainsi indirectement de « prétexte à l’un des pires massacres de l’époque contemporaine » (p. 83). Autorisée par la profondeur chronologique de l’étude, la lecture intertextuelle à laquelle se livre Chloé Chaudet permet ici de démontrer que si le roman Biarritz de Sir John Retcliffe (pseudonyme du Prussien Hermann Goedsche) a indéniablement inspiré le « rapport pseudo-factuel » des Protocoles, il héritait lui-même de fictions du complot qui n’avaient rien d’antisémite — et notamment des conspirateurs révolutionnaires imaginés par Dumas dans Joseph Balsamo. Reconstituant les maillons de la chaîne qui va du roman de 1853 à l’instrumentalisation par Hitler (et par d’autres) d’un texte pourtant immédiatement identifié comme une « falsification grossière », l’autrice peut conclure que « les éléments du modèle romanesque repris par les Protocoles appartiennent au chapitre d’une fiction qui s’avère elle-même inspirée par des représentations fictionnelles antérieures du grand complot » (p. 84) et ouvre ainsi la voie à une réflexion vertigineuse sur la responsabilité historique des auteurs de roman.
6Le constat ne s’arrête pourtant pas là. Non seulement la fiction complotiste (et les angoisses géopolitiques qu’elle nourrit ou accompagne) ne date pas d’hier, mais ses formes et motifs n’ont pas nécessairement connu un renouvellement majeur. L’essai démontre ainsi combien les fictions du grand complot ont aujourd’hui tendance à revenir à des modèles éprouvés au xixe siècle : c’est en particulier le cas des « conjurateurs religieux », qui, après avoir été momentanément éclipsés, font aujourd’hui retour, illustrant « une certaine circularité dans l’imaginaire du complot » (p. 122). Chloé Chaudet rapproche notamment les « cruels comploteurs islamiques mis en scène par l’auteur états-unien Tom Clancy » (The Sum of All Fears, 1991) des « fantaisistes conjurateurs chiites pro-natalistes naguère inventés par Jean Potocki » (p. 121) dans Le Manuscrit trouvé à Saragosse (analysé p. 49-51). De même, l’autrice établit une comparaison saisissante entre l’intrigue de La Comtesse de Rudolstadt de George Sand (1843), où les membres d’une société secrète d’inspiration maçonnique se réclament des principes « d’égalité et de fraternité », et la série Mr Robot de Sam Esmail (2015-2019), consacrée à l’action de cyber-justiciers égalitaristes opposés aux élites économico-financières : « absolutisme de la monarchie liée à une “caste patricienne” dans La Comtesse de Rudolstadt, absolutisme du profit recherché par les meneurs du capitalisme mondial dans Mr. Robot. Mutatis mutandis, ces deux narrations sérielles séparées par près de deux siècles s’avèrent étonnamment semblables », note la critique en conclusion (p. 141). Ce diagnostic pourrait être rapproché de celui qu’établit Anthony Mangeon dans le premier tome de son étude, elle-aussi pluriséculaire, consacrée aux imaginaires de « l’Afrique au futur » : après s’être penché sur les motifs récurrents de l’eldorado africain, dont l’accès serait interdit par un « obstacle djihadiste », mais aussi des migrations et de la « guerre des mondes » qu’elles sont susceptibles de déclencher dans de nombreuses fictions des xixe, xxe et xxie siècle, le critique démontre qu’« en développant certains scénarios, que ce soit dans des ouvrages de géopolitique, de prospective ou dans des fictions du futur, les auteurs contemporains réactivent souvent, paradoxalement, des imaginaires du passé »7.
7La deuxième idée reçue tient quant à elle à l’association récurrente du complotisme à une situation de crise économique ou politique, à laquelle la fabulation tenterait d’offrir une réponse ou un exutoire. L’étude au long cours proposée par Chloé Chaudet invite à ne pas en rester à cette « histoire politique assez traditionnelle », selon laquelle « les périodes de crise et de reconfigurations démocratiques impliquent autant de flambées de propos conspirationnistes » (p. 32) : en établissant la présence continue des récits du grand complot dans les littératures européennes, nord- et sud-américaines, et, dans une moindre mesure, africaines, elle démontre l’insuffisance d’une approche pointilliste, qui assimilerait les fictions et fabulations du complot à des éruptions momentanées. À histoire littéraire novatrice, histoire politique renouvelée : il n’y a pas lieu de s’en étonner.
8La troisième idée reçue ébranlée par cet essai (et non la moindre) procède enfin d’un autre décentrement, géographique cette fois : en s’intéressant à des textes venus d’Europe, mais aussi d’Amérique du Sud et d’Afrique, Chloé Chaudet démontre que les « théories du complot » et leurs avatars fictionnels ne sont en rien l’apanage du Nord et pointe ainsi une lacune des conspiracy studies, qui tendent à considérer le phénomène dans une perspective exclusivement occidentale. Comme le note l’autrice en conclusion, la prise en compte des fictions extra-occidentales « encourage […] à interroger ce que les études (majoritairement) occidentales des représentations complotistes remettent peu en question : leur propre pertinence hors de l’Occident » (p. 301). Il faut saluer la place faite à des romans qui, non contents d’émaner d’espaces extra-occidentaux, contribuent à remettre en cause le confort de raisonnement binaires et/ou manichéens. Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem est ainsi convoqué (p. 146-150) pour illustrer un « floutage » de l’axiologie distinguant les comploteurs (diaboliques) et leurs cibles (innocentes) — ou inversement. Chloé Chaudet rappelle ici judicieusement que l’auteur malien fut l’un des premiers à dénoncer la participation des royaumes africains à la traite négrière : selon elle, « le refus de figurer l’empire du Nakem comme la cible passive des machinations occidentales implique la dissolution progressive de toute opposition d’ordre éthique entre les puissants, la distinction entre les colons européens et les Saïfs semblant in fine presque se limiter à des données contextuelles » (p. 149). En rattachant le roman de Yambo Ouologuem à son large panorama des fictions du complot transatlantiques, l’autrice contribue indéniablement au renouvellement de la critique associée à un texte désormais considéré comme un « classique » africain8 : elle inaugure ainsi une perspective originale, tout en œuvrant à un salutaire désenclavement des littératures francophones.
9Le cas offert par Le Devoir de violence permet à ce titre d’illustrer la mise à mal d’une dernière idée reçue, qui tient à la diabolisation systématique des comploteurs, présentés comme les agents d’obscures manipulations souterraines. Chloé Chaudet démontre au contraire, à grand renfort d’exemples, que les fictions du complot ont, dès le xixe siècle, imaginé aussi des conspirateurs vertueux, soucieux d’assurer le bien de l’humanité — comme le sympathique agent du Consortium de Falsification du Réel croqué par Antoine Bello dans sa trilogie (Les Falsificateurs, 2007 ; Les Éclaireurs, 2009 ; Les Producteurs, 2015). La remarque s’applique plus largement encore : citant successivement Rudy Reichstadt et Alessandro Leiduan, l’autrice souligne que « l’imaginaire du complot n’est pas seulement “l’opium des imbéciles” et ne fait pas systématiquement de celui qui le cultive ou y prête attention “un nazi en puissance, un inquisiteur en puissance, un négationniste en puissance” ». Persuadée que « certaines de ses manifestations peuvent traduire une protestation légitime », Chloé Chaudet assigne donc à la critique la tâche ardue de « trouver une ligne de partage entre les phénomènes de stigmatisation et la formulation démocratiquement recevable d’une contestation socio-politique, qui correspondent parfois à un continuum difficile à décomposer » (p. 204).
Éloge des poulpes : complotisme et maximalisme
10C’est au philosophe des sciences Karl Popper qu’il revient d’asseoir « l’établissement des théories du complot comme objet d’étude académique », tout en œuvrant simultanément à leur « délégitimation ». Dénonçant dans La Société ouverte et ses ennemis (1945) les discours complotistes, qui assimilent « tous les phénomènes sociaux », et notamment les plus « malvenus » à « l’effet direct d’un plan ourdi par certains individus ou groupements puissants », il voit en eux un « produit caractéristique du processus de laïcisation des superstitions religieuses » et conclut que « ce sont les Sages de Sion, les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes qui ont pris la place des dieux de l’Olympe homérique » (cité p. 275). Si Chloé Chaudet entend prendre quelques distances avec un propos qu’elle qualifie de « polémique » et qui échouerait selon elle à rendre compte de la situation des fictions non-occidentales, la proposition de Karl Popper n’en est pas moins représentative d’une caractéristique frappante des fictions du grand complot, qui se distinguent, à plusieurs égards, par leur maximalisme exacerbé. Ce dernier ne concerne pas seulement l’empan géographique d’une conspiration mondialisée, qui compte parmi les critères retenus pour la constitution du corpus (p. 20-21). Il revêt également une dimension qu’on pourrait considérer comme prosaïquement quantitative : en dépit de l’intégration au corpus de quelques nouvelles (notamment d’un savoureux texte de Borges, où une mystérieuse société secrète masculine, « La Secte du Phénix », fédère les onanistes de tous les pays, p. 289-290), les récits conspirationnistes sont « au premier chef des longs récits fictionnels », plus aptes à cultiver « l’énergie narrative » que « les micro-narrations pseudo-factuelles » (p. 302-303). Cet « excès du roman9 », qui bascule parfois dans un « hyper-récit » (p. 196), ne doit pas être pris à la légère, ni considéré comme un simple détail numérique, accroissant le mérite de l’autrice dont l’essai offre la synthèse de milliers de pages d’élucubrations complotistes en tous genres. La « taille des romans » n’est en effet pas exclusivement quantitative, mais aussi qualitative : elle suppose ici une conception de la fiction qui bat en brèche les hypothèses si souvent citées de Jean-François Lyotard, selon lesquelles la postmodernité coïnciderait avec la fin inéluctable des grands récits. Ainsi, « la fiction du complot en langues européennes n’a eu de cesse de configurer des aspirations émancipatrices plus ou moins affichées, dont les mises en récit s’avèrent indissociables d’un imaginaire transséculaire du mondial. Depuis plus de deux siècles, les personnages complotant à grande échelle entretiennent, en somme, un type de “grand récit” dont la “postmodernité” n’a pas signé la fin » (p. 126).
11Le maximalisme est enfin celui des ambitions de ces fictions qui, pour certaines d’entre elles, s’assignent des objectifs politiques et éthiques de premier plan : proposant une typologie des moyens par lesquels le roman peut ne pas être uniquement une « fiction consentante », qui se contente d’offrir « une caisse de résonnance aux fabulations qui bruissent dans la cité », la troisième partie de l’ouvrage propose d’envisager ces textes comme des « contre-narrations », autrement dit comme des « pratiques symboliques visant à enrayer la fabrication d’histoires qui prétendent se soustraire au doute » (p. 294). Soit qu’ils recourent à une prise de distance humoristique soit qu’ils exhibent les ressorts de leur propre fictionnalité, ces textes œuvrent pour instiller le doute là où les fabulations complotistes se caractérisent au contraire par leur dogmatisme et leur refus de toute remise en cause des supposées « théories » qu’elles avancent. En ce sens, ces romans du grand complot sont des fictions démocratiques10, car « comme l’a souligné le politologue et spécialiste du populisme Jan-Werner Müller, l’incertitude est précisément ce qui fonde le pluralisme et, de manière plus générale, une démocratie changeante par nature » (p. 296). Plus encore, ces textes « exemplaires sans être moralisateurs » (p. 304) obligent le lecteur à un salutaire changement d’attitude : « parce que la fiction […] implique une suspension de l’action, sa réception passive ou critique impose un pas de côté, si minuscule soit-il, par rapport aux jugements rapides et aux réflexes mentaux qui rythment la vie de la cité » (p. 306-307).
12On connaissait déjà la superbe démonstration de thérolinguistique offerte dans l’Autobiographie d’un poulpe de Vinciane Despret 11: il faut ici se rendre attentif à une nouvelle leçon, à la fois littéraire, éthique et politique, offerte par des romans que l’autrice suggère d’assimiler, à la suite de Tiphaine Samoyault, à « un poulpe aux tentacules monstrueux qui lui permettent de se propulser toujours dans des directions différentes, sinon divergentes, et d’attraper tout ce qui se passe12 » (cité p. 202). Décidément, et en dépit de la mauvaise réputation que lui ont faite, dans les faits autant que dans la fiction, la mafia sicilienne et les sinistres membres du SPECTRE, les céphalopodes gagnent à être fréquentés de près.