Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Janvier 2025 (volume 26, numéro 1)
Jean-Marc Lanteri

De Lacan au théâtre experimental

From Lacan to Experimental Theatre
Pierre Piret, Le Chant du signe. Dramaturgies de l’entre-deux-guerres, Belval : Éditions Circé, coll. « Penser le théâtre », 2024, 210 pages, EAN 9782842425104.

1Le remarquable essai de Pierre Piret part d’un fait historique et scientifique déterminant, dans toute l’histoire des sciences humaines, aux xxe et xxie siècles, et c’est une véritable déflagration épistémologique : en 1916, trois ans après la mort de son auteur, paraît le Cours de linguistique générale1.

2Selon Saussure, le signe linguistique n’est pas le décalque phonique des choses réelles : il se borne, si l’on peut dire, à unir un concept et une image acoustique, et, comme tel, il est fondamentalement arbitraire. Il ne repose sur aucune espèce d’imitation du référent, pas plus qu’il n’image une idée par un son. Ce qui supporte son intrinsèque validité, c’est qu’il prend place dans un système de différences, la langue, dont le jeu d’échecs — où chaque pièce ne tire sa définition que de faire ce que toutes les autres ne peuvent pas faire — fournit une analogie systémique probante. Si Pierre Piret ne rappelle pas explicitement la distinction que fait Saussure entre langue et parole, il convient bien sûr de le faire, d’autant qu’il va examiner dans la suite de son développement toutes les manières dont le sujet de l’œuvre dramatique va s’actualiser, au risque de se perdre, au sein de cette langue dont la structure le précède et lui survivra. La distinction entre le sujet individuel et la société recouvre et recoupe celle qu’on peut poser entre parole et langue.

3La linguistique saussurienne va à la fois nourrir la création littéraire d’avant-garde et fournir son socle à une critique structurale systématique. Il n’est pas besoin de citer toutes les études consacrées au roman post-joycien et à la poésie moderne que la nouvelle méthode, qui substitue à l’étude des biographies, des sources ou de l’histoire, une méthodologie synchronique, va générer dans le champ de la critique littéraire. Comment se fait-il que le théâtre n’ait pas constitué un terrain premier pour l’application de la méthodologie structurale au texte ? Peut-être parce que la tradition dialoguée du théâtre en Occident faisait passer la relation d’altérité, entre deux personnages, acteurs d’un conflit central à résoudre au dénouement, bien avant celle que le sujet ou locuteur initial développait avec l’ordre symbolique en général. Ainsi que l’édictait Peter Szondi, dont l’optique était rien moins que post-saussurienne : « C’est de la possibilité du dialogue que dépend la possibilité du drame2 », et il entendait dialogue au sens de heurt de deux entités humaines.

4D’ordre symbolique, il est éminemment question dans Le Chant du signe. Avec une dynamique fluide, Pierre Piret passe de ce rappel épistémologique à une méthodologie d’inspiration nettement lacanienne. On peut dire schématiquement que Lacan a donné un tour d’écrou à ce processus de décentrement qui ramène le sujet parolier à son cadre d’énonciation. Saussure condamnait, pourrait-on dire, tout locuteur à se frayer (ou pas ?) une parole au sein d’une langue déjà donnée. Dans la logique de cette distinction opératoire posée par Saussure, Lacan affirme qu’en discourant, le sujet s’assujettit plus encore qu’à un ensemble qui lui préexiste : sujet de l’inconscient (dont il est l’émetteur en même temps que le serviteur) il tient le discours de l’Autre, tout comme il est tenu par lui.

5Le livre de Pierre Piret comble ici un certain déficit, à la fois de corpus et de méthode, et appréhende la manière dont les dramaturgies avant-gardistes de l’entre-deux-guerres vont se ressentir de ce choc épistémologique récent. Comme le dit l’auteur, en une formule particulièrement éclairante, tous ces dramaturges (dits tels à l’époque, ce sont en fait des auteurs dramatiques) vont faire « l’expérience d’une forme de dépossession énonciative » (p. 12) et mettre cette expérience concrète sur scène, à disposition du public. De facto, la complexité de toutes ces écritures tiendra à ce que, sans renoncer à la forme dialoguée, héritée du drame de la Renaissance (le soliloque, chez le Cocteau de La Voix humaine, auquel Pierre Piret consacre nombre de pages pertinentes, constituera à cet égard une rupture d’ordre spécifiquement dramaturgique, et que l’auteur approche aussi dans sa dimension linguistique), elles appréhendent, à même la peinture du conflit, l’affrontement du sujet à cet ordre symbolique qui le dépasse et l’inclut.

6En lieu et place de l’événement inter-humain, que fonde le drame, et dont la crise du drame continue d’interroger les catégories, Pierre Piret met en valeur un protagoniste central qui se confronte à l’ordre symbolique, avant même de se retrouver en conflit d’ordre affectif ou politique avec l’autre.

7S’appuyant sur des analyses concrètes, tout à fait approfondies et par moments magistrales, Pierre Piret met par exemple en lumière le processus par lequel le caractère chez Ferdinand Crommelynck, issu de la dramaturgie classique et de l’anthropologie moliéresque, n’est plus un sujet tributaire ou esclave de son propre travers (la jalousie ou l’avarice) mais le vecteur et le perturbateur à la fois de l’ordre symbolique. Comme il le précise à propos de Tripes d’or, l’or dont hérite le protagoniste n’intervient « ni comme un signe ni comme un signifiant parmi d’autres : il joue précisément le rôle de premier signifiant, celui qui inaugure l’accès de ce corps à l’ordre symbolique » (p. 23), et, comme il l’indique aussi plus généralement à propos du théâtre de Crommelynck, « […] les personnages ne sont plus conçus comme nos semblables, mais bien comme des positions énonciatives […] » (p. 29), le cocu n’étant plus doté d’un sentiment substantiel, celui contraignant et légendaire qui perd le More de Venise, mais plutôt d’un sujet perdu dans la langue qui « se découvre soumis à la loi du signifiant qui régit la condition humaine » (p. 38) et qui en déduit, sur cette lancée, que l’autre (ou Autre) lui échappant en termes linguistiques, il importe de le détruire.

8Du même coup, le modèle conflictuel du drame tel que Peter Szondi3 le décrit au moment de sa décomposition, tourne à un affrontement concurrentiel mais schizoïde, entre les rejetons de l’ordre symbolique, sur ce terrain immense et spécifique.

9Rendant justice à un Claudel qui fut, bien plus qu’un auteur mystique, un véritable expérimentateur des nouvelles formes, Pierre Piret examine avec une grande finesse d’analyse le double trajet de Prouhèze et de Rodrigue. Du même coup, la dimension passionnelle, que Pierre Piret n’exclut pas du débat, cède à la concurrence des deux sujets dans leur rapport respectif à un ordre symbolique que l’auteur met en lumière au détriment de la simple thématique religieuse. D’où vient que Rodrigue survive à ce vaste trajet ? Qu’il œuvre dans la lettre et rature le symbolique. En termes de dramaturgie, rien ne permettait de prévoir que Rodrigue serait moins un mystique, revenu à Dieu, qu’un pourvoyeur d’icônes qui prennent place dans l’ordre du symbole, que le concepteur d’icônes altère de manière à la fois partielle et significative.

10Sans du tout mettre en question des conclusions tout à fait pertinentes, et sans prétendre non plus qu’il faille couper la poire lacanienne en deux, on se permettra de compléter les analyses de Pierre Piret en distinguant le Lacan post-freudien d’un Lacan post-saussurien sur lequel Pierre Piret met l’accent. Proposons à l’auteur de remettre ses thèses en perspective, à l’aune d’une notion peu citée dans l’ouvrage, mais que le lecteur est fréquemment tenté de convoquer : celle de la castration qui est, dans le contexte d’une métapsychologie freudienne, au fondement de tous les complexes (nommément d’Œdipe), mais qui est non moins incontournable dans le système lacanien. Pierre Piret insiste sur l’accent que met Lacan sur la chaîne signifiante, laquelle chaîne fait que le sujet est renvoyé de signifiant en signifiant dès lors qu’il prend la parole, parole par laquelle il est aussi pris, mais le phallus étant le signifiant zéro du système, « sans égard à la différence anatomique des sexes4 », il conditionne du même coup le développement et l’être de la chaîne signifiante.

11La confrontation entre Rodrigue et Prouhèze s’enrichirait alors d’une approche plus freudo-lacanienne que lacano-saussurienne. Rappelons-nous les développements que Freud consacre au fétichisme dans Trois essais sur la théorie de la sexualité et que « c’est une association d’idées de caractère symbolique, ordinairement inconsciente, qui amène la substitution du fétiche à l’objet5 ». En confiant son soulier à la Vierge, Prouhèze se sépare d’un attribut phallique dont le pervers prétend, salutairement pour lui et sa perversion, affubler la femme dominatrice. Se dépouillant du phallus, Prouhèze déjoue sa castration propre et constitue la Vierge en une femme phallique suprême, aussi hors d’atteinte du désir de Rodrigue que de son désir à elle. Et si la remise du soulier à la Vierge se caractérise, comme l’établit effectivement Pierre Piret par son « extrême verticalité », (p. 57) c’est sans doute qu’il est, au fondement de ce symbolique délestage, et de cette remise absolue de soi (via un objet partiel) à la grande Autre, quelque obscure mais prégnante dimension phallique.

12Dans la même optique, en reprenant le développement de Pierre Piret consacré à l’activité éminemment symbolique de Rodrigue, on comprend mieux pourquoi Rodrigue survit et pourquoi Prouhèze est anéantie. En somme, alors que Dona Prouhèze a reporté aux calendes le moment nécessaire de la castration dans le développement de la psyché, s’en démettant au bénéfice (ou au préjudice) de la Vierge Marie, Rodrigue en aura vécu doublement l’épreuve difficile mais salvatrice. Qu’il s’agisse d’une amputation dont elle constitue la figure concrète et qui le rend, à ses propres dires, plus léger, ou de l’activité lettrée qui en génère donc le résidu symbolique positif. Car raturer, c’est se déposséder de soi au profit de la langue, et, du même coup, accepter ce que cette dépossession linguistique enveloppe de dépossession charnelle.

13En même temps qu’il nous offre des aperçus critiques très convaincants, quant à des dramaturgies (pour certaines) regrettablement oubliées, ce que Pierre Piret dévoile et affirme aussi de la psychanalyse, que cette dernière s’enracine dans les affects freudiens ou émarge à un ordre lacanien plus désincarné, c’est qu’elle est le véritable humanisme du xxe siècle. Ce qu’elle garantit et met en lumière, c’est un principe d’altérité suprême, seul garant d’un ordre politique authentique. D’hier à aujourd’hui, tout concourt à penser qu’un ordre politique qui nierait le grand Autre ne laissera pas de broyer les petits autres, outre toute espèce de réalité. Mais laissons la parole à l’auteur, lorsqu’il analyse si subtilement l’œuvre de Michel De Ghelderode dont la pièce au vitriol, Escurial, ruine en apparence le symbolique pour mieux en désigner la salvatrice absoluité. Rappelons avec l’auteur du Chant du signe que le signe n’est pas mort et n’a pas chanté son dernier chant. Rappelons-nous que « la dégradation de l’ordre symbolique ne conduit pas nécessairement à l’avènement de la liberté et de la démocratie, mais qu’elle peut, au contraire, engendrer simultanément le relativisme absolu (tous se valent) et le règne de la force […] » (p. 93) et que « dans un monde sans l’Autre, le pire est toujours sûr » (p. 103).