Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Janvier 2025 (volume 26, numéro 1)
titre article
Paola Paissa

Shoah et poésie d’expression française des années 40 à nos jours

Shoah and French poetry from the 1940s to the present day
Gary D. Mole, Voices of Pain, Cries of Silence. Francophone Jewish Poetry of the Shoah, 1939-2008, New York : Peter Lang, 2024, 308 p., EAN 9781636676142.

1L’épigraphe que Gary D. Mole place en tête de l’étude détaillée qu’il consacre à la poésie francophone de la Shoah propose une définition de cet objet de recherche qui pourrait aisément s’appliquer à la poésie tout court : « “le dire possible d’Évènements impossibles” ou encore “le dire de l’Impossible devenu possible”1 ». La question longtemps débattue de la possibilité vs l’impossibilité de dire la Shoah2 et du rôle essentiel que joue la poésie dans cette tâche est abordée par Mole dans l’introduction (p. 1-21), où il convoque, entre autres, l’observation fort pertinente de Susan Gubar3, selon qui la poésie serait plus propice que la prose narrative à restituer l’expérience traumatique, car elle est susceptible de se soustraire à l’obligation d’une cohérence d’ensemble et qu’elle peut procéder par fragments (« spurts of vision, moments of truth, baffling but nevertheless powerful pictures of scenes unassimilated into an explanatory plot4 »). Une autre remarque judicieuse à laquelle fait allusion Mole dans son introduction est tirée de l’ouvrage que Rachel Ertel consacre à la poésie yiddish5. Selon Ertel, qui prend comme point de départ de sa réflexion le célèbre aphorisme d’Adorno6, le risque de la littérature de la Shoah est inhérent à sa fonction de catharsis et de sublimation, deux processus qui pourraient rendre le lecteur complice de la « barbarie ». Si on touche là à la problématique controversée de « l’esthétisation » de l’horreur, deux considérations permettent à Mole de surmonter l’écueil. La première, d’ordre socio-discursif, s’inspire d’une recommandation de Ertel, qui invite à porter une grande attention au « code culturel » dans lequel s’inscrit la production poétique qu’elle propose à la lecture, pour lui assurer une bonne réception, cette poésie ayant souvent recours à la mémoire collective des souffrances et des persécutions du peuple juif (notamment yiddishophone), ainsi qu’aux paradigmes bibliques qui nourrissent sa tradition. L’autre considération est d’ordre pragmatique : après avoir commenté la déclaration d’Adorno, les reformulations successives de sa supposée interdiction et le long débat que la question a suscité7, Mole constate fort simplement ceci :

Quoi qu'il en soit, si l’adage problématique d’Adorno a pu entraver les évaluations critiques de la poésie de la Shoah — qui, cependant, a continué à être écrite et publiée à partir des années 1950 dans toutes les principales langues européennes, y compris bien sûr en français — cela démontre de manière éloquente que même si Adorno avait écrit sur son impossibilité, de telles publications ont empiriquement prouvé tout à fait le contraire.

In any case, while Adorno’s problematic adage may have stymied critical appraisals of poetry of the Shoah — which, regardless, continued to be written and published from the 1950s onward in all major European languages, including of course in French, eloquently demonstrating that even were Adorno to have written of its impossibility, such publications empirically proved quite the opposite. (p. 12)

2L’auteur ajoute, en outre, qu’à compter des années 90, l’attention envers la poésie de la Shoah s’est élargie et soudée avec l’intérêt que soulève, auprès des psychologues, psychanalystes, anthropologues et critiques littéraires, l’étude des témoignages, des écrits sur la réminiscence post-événementielle et en général, des manifestations de ce qu’on appelle, après Marianne Hirsh, la post-mémoire8. Un procédé psycholinguistique et rhétorique fondamental comme l’analogie, ainsi que des notions comme celle de « trace » et d’« herméneutique traumatique » (ces dernières issues du volume de Colin Davis, Traces of war9) sont ainsi mis à contribution pour construire et analyser un corpus dont les principaux mérites sont l’originalité et l’hétérogénéité. L’originalité découle de la constatation que Mole formule d’emblée : aucun recueil publié jusqu’à présent et consacré à la poésie de la Shoah — dans les différentes langues d’Europe et du monde — n’accorde à la poésie d’expression française la place qu’elle mérite. À cet égard, le livre de Mole comble donc une lacune patente. Quant à l’hétérogénéité du corpus, issu d’un long et patient travail de recherche, elle est strictement liée aux caractéristiques qui en garantissent l’originalité : la poésie dont il est question est francophone, dans le sens que ses auteurs ont choisi de s’exprimer en français, bien que leur pays d’origine se situe en dehors de la France (Pologne, Roumanie, Russie, Allemagne, Égypte, Turquie, Maroc, Tunisie, Québec) ; ensuite elle est juive, en ce que les poètes retenus sont tous juifs, soit pour des raisons de descendance matrilinéaire, soit au sens sartrien (juif dans l’œil hostile de l’autre10).

3Ce critère de composition du corpus démarque donc nettement l’ouvrage de Mole par rapport à d’autres études et recueils qui comprennent aussi des témoignages poétiques de déportés et d’internés pour causes politiques et non raciales. En outre, un certain nombre de choix d’ordre méthodologique augmente l’intérêt et la singularité de cette étude. Avant tout, l’auteur ne s’intéresse pas aux poètes qu’on peut considérer comme des « professionnels » de l’écriture poétique : en revanche, il étend volontiers son analyse aux témoignages en vers d’auteurs quasiment inconnus, publiés auprès de très petits éditeurs ou éventuellement dans des anthologies diverses. En lisant ce volume, on peut donc se faire une idée d’un certain humus poétique, fonctionnant comme réaction généralisée et tout humaine à des tragédies inhumaines. On se souvient, par ailleurs, de l’importance de la poésie pour survivre à l’univers concentrationnaire, dont font état les grands narrateurs-témoins, tels que Primo Levi, Jorge Semprún11, etc.  En revanche, on ne devra pas s’étonner des absences retentissantes qui caractérisent l’ouvrage : si référence est faite, dans le premier chapitre, à quelques poèmes de Benjamin Fondane, aucune composition d’Edmond Jabès ne trouve place dans l’ensemble, bien que Mole ait écrit des études à propos de ce fameux poète franco-égyptien12.

4En deuxième lieu, Mole opte pour un critère strictement chronologique (celui que nous observerons donc également) : en suivant un itinéraire qui va de 1939 à 2008, les cinq chapitres dont se compose le volume restituent les troubles et les sentiments de deux générations marquées par le génocide (et son souvenir). En troisième lieu, l’auteur porte une grande attention au contexte : si, du point de vue stylistique et rhétorique, il précise que son critère est chronologique mais non évolutionnaire (nous y reviendrons), du point de vue socio-historique la durée de la période prise en considération permet au lecteur d’apprécier les transformations spécifiques au climat culturel français (du mythe gaulliste de la France résistante à la montée du négationnisme, à compter des années 70, et aux changements survenus dans les années 80-90, suite à l’entrée dans l’« ère du témoin13 », ainsi qu’aux arrestations et procès intentés contre les criminels nazis et collaborationnistes : Klaus Barbie, Paul Touvier, Maurice Papon, René Bousquet, etc.)14. Ce travail de reconstruction du cadre historique est d’autant plus estimable que Mole prend soin de fournir pour chaque poète pris en considération un bref portrait bio-bibliographique.

De la guerre à la fin des années 60

5Le premier chapitre couvre les années 1939-1946. Il débute en relatant d’une authentique rareté : une composition satirique en vers, Les Hitlériques, écrite au Maroc par Isaac D. Knafo, dès l’automne de 193915. En dépit de sa précocité et de son allure pamphlétaire, ce poème, très inventif sur le plan rhétorique, préfigure quelques stylèmes qu’on retrouve dans la poésie écrite pendant l’Occupation (abondance de détails concrets, tonalité amèrement ironique) et présente une caractéristique qui sera commune à plusieurs auteurs : la réticence à faire référence directe au Juif en tant que tel. Sont pris en compte, dans l’ensemble du chapitre, des poèmes de Claude Sernet et de Benjamin Fondane, parus dans des anthologies d’écrits de résistance (notamment L’Honneur des poètes, I et II) ainsi que des compositions (de la poétesse Marianne Cohen, de Pierre Créange, etc.) publiées jusqu’à la fin de la guerre dans d’autres anthologies et dans des revues clandestines. La tendance à ne pas nommer le Juif et à exalter en général le combattant, le résistant, est un trait commun à toute cette production, avec un certain nombre d’exceptions notables, bien qu’épisodiques (Camille Meunel, Max Jacob, outre les auteurs déjà nommés ci-dessus : Claude Sernet, Benjamin Fondane, Pierre Créange).

6Le deuxième chapitre se penche sur la décennie 1946-1956, c’est-à-dire les années où se produit, auprès des survivants, un travail de prise de conscience des souffrances endurées, travail qui doit cependant composer avec la tendance générale à gommer la spécificité de la tragédie juive (« an apparent official amnesia in the interest of reconstructing a unified France », p. 18). Comme l’a montré Annette Wieviorka16, alors que bon nombre de témoignages ont été publiés dès l’immédiat après-guerre et qu’au sein de la communauté juive des commémorations ont eu lieu, le climat collectif de l’époque, y compris chez les intellectuels17, était dominé par une volonté d’unité, de reconstruction et de réaffirmation des valeurs républicaines, qui refusait de faire la distinction entre la douleur des rescapés juifs et celle des anciens résistants et du reste de la population civile. Ce silence coupable alimente chez les Juifs français une compréhensible rancœur, qui provoque deux types d’attitudes, bien représentées dans la poésie de cette période (correspondant aux deux premières sections de ce chapitre) : d’un côté, auprès d’anciens déportés comme Elie Sichem et Paul Drori, la dénonciation de la trahison de la France, qui a livré les Juifs à la furie homicide nazie, aboutit au rêve sioniste de construction d’un État souverain dans la terre juive ancestrale ; de l’autre, la déception pour la traîtrise française et pour la chape de silence qui a couvert les atrocités (y compris de la part des autres Pays de l’Occident) détermine une poésie où domine le ton d’accusation pessimiste et un sentiment de faillite de la modernité (Benjamin Goriély, Arnold Mandel, Pierre Morhange). Dans la même veine, se situent deux poètes (David Scheinert et Isidore Isou) qui poussent leur pessimisme jusqu’à la négation de toute forme de rédemption de la part de la culture occidentale. La troisième section du chapitre rassemble trois volumes de poésie testimoniale écrits directement dans les camps (Maurice Honel à Auschwitz, André Ulmann et Bruno Durocher à Mauthausen) : ces auteurs, qui font largement abstraction de tout référent juif, exhibent une incroyable inventivité et une grande richesse rhétorique et lexicale. La dernière section conclut le chapitre en sortant du théâtre européen de la guerre pour évoquer l’œuvre de deux poètes originaires de Tunisie (Ryvel) et de Turquie (Marcel Chalab) : dans leurs poèmes, écrits peu après la guerre, les références juives figurent au contraire en bonne place. Comme dans le reste du volume, les compositions dont Mole fait état dans ce chapitre présentent une grande variété stylistique. Si plusieurs poèmes respectent la rime et le mètre traditionnels (notamment l’alexandrin), d’autres essaient des formes rhétoriques ou métriques plus innovantes, voire carrément expérimentales : on pense notamment à la synesthésie de tradition symboliste et au modèle du vers claudélien n’ayant « ni rime ni mètre » pour Durocher ; à la pratique du « lettrisme » pour Isidore Isou, dont le langage du poème Cris pour 5.000.000 de Juifs égorgés (1947) « semblerait simplement s’effondrer, être étouffé, étranglé, massacré, comme les cinq millions de Juifs mentionnés dans le titre » [« would seem simply to break down, to be stifled, strangled, slaughtered, like the five million Jews of the title », p. 75].

7Le troisième chapitre affiche le titre « Intermezzo », car les années 1960-64 ont connu une relative pénurie de productions poétiques concernant la Shoah, par rapport aux périodes qui ont précédé et suivi. Toutefois, la première section offre deux exemples significatifs : le volume de poésie de l’ancien déporté d’Auschwitz Raph Feigelson, qui réunit des vers composés clandestinement pendant l’Occupation et la déportation, puis peu après sa libération et dans les années d’après-guerre. Malgré les tourments subis, ce poète témoigne d'une irréductible foi socialiste en l’humanité et en ce qu’il appelle la « puissance métallurgique » de l’écriture poétique (à savoir celle des « poètes résistants » : Aragon, Éluard, Marcenac, Gaucheron). L’autre exemple est représenté par Michel Salomon, dont les poèmes sont presque entièrement centrés sur le camp d’extermination de Treblinka : par rapport à la poésie de Feigelson, Salomon fait davantage référence à sa foi religieuse et au thème désespérant du silence de Dieu, dont on retrouve de fréquents échos dans la littérature de la Shoah18. Dans la deuxième partie du chapitre, sont abordés certains poèmes de Oliven Sten (plus connu sous le nom d’Armand Olivennes) et de Élie Bénacher. Alors que le premier fait montre d’une inspiration satirique, qui se mêle à un ton plus grave dans l’évocation du passé juif, ce sujet est central chez Bénacher, dont le volume Judaica (1964) offre, avant tout, une terrible litanie des persécutions subies par son peuple, dont le point culminant est la Shoah. Le langage poétique qu’utilisent Sten et Bénacher présente parfois des traces du surréalisme, mais il est en général très individuel et parfois novateur. Selon Mole, leur travail sera malheureusement éclipsé au milieu des années 1960 par les livres non génériques d'Edmond Jabès et l'attention qu'ils allaient attirer de la part de critiques et de théoriciens tels que Derrida et Blanchot.

8Avec les poètes de cette période (à l’exception de Feigelson), se présente en outre la figure du « proxy witness » (le témoin par procuration) qui s’avérera déterminante dans les phases suivantes.

L’ « ère du témoin »

9Le chapitre quatrième est le plus long de l’ouvrage et concerne une époque (1970-1996) caractérisée à la fois par la diffusion des témoignages et par la montée du négationnisme et de l’antisémitisme. Ce changement ne pouvait manquer d’entraîner des conséquences sur la poésie de la Shoah, qui acquiert une visée plus nettement pédagogique. C’est le type de poésie que Mole appelle « de la chréstomathie ». Les nombreuses compositions poétiques qu’il prend en considération dans les quatre sections de ce chapitre sont presque toutes parues dans des anthologies diverses, contenant aussi des œuvres écrites dans d’autres langues que le français. Les poèmes français que glane et commente Mole partagent une intense visée éthique et idéologique, tantôt liée à l’esprit de la résistance à la déshumanisation et tantôt orientée vers l’expression du sentiment de l’injustice millénaire plus strictement relative au sort du peuple juif. Sont discutés dans la première section sept poèmes, dont quatre ont été écrits en déportation (Pierre Créange, Sophie D. Rubinstain-Virolleaud, Sylvain Kaufmann) et trois autres composés après la guerre, par des non-déportés qui ont néanmoins subi des pertes familiales personnelles pendant la Shoah (Moshé Macchias, Anne Quesemand, Lydie Blumenthal). En particulier, Les Proscrits de Sylvain Kaufmann s’inscrit fermement dans la tradition messianique juive de la souffrance et de la rédemption et s’ouvre sur la perspective historique et religieuse de la longue kyrielle des persécutions. Pour ce qui est de Macchias, qui fut également peintre, Mole souligne comment la poésie de Racine d’exil (écrite entre 1979 et 1988) est animée par le même cri de révolte que ses peintures : le choix du vers trisyllabique, l’anaphore et la répétition générale, l’allitération constante, donnent du poids, malgré le degré d’abstraction, à la scène d’horreur qui se joue dans le poème : le jeune enfant arraché à sa mère, brûlé et réduit en fumée ; la mère elle-même, ses larmes et sa douleur, mais aussi son chant et sa prière. La deuxième section du chapitre explore la manière dont deux poètes (Jacques Taraboulos en Égypte, Grèce, France et Jacques Eladan au Maroc) adhèrent également au modèle de la « chréstomathie », qui adopte une allure argumentative et didactique. Taraboulos voit dans l’État moderne d'Israël une étape rédemptrice pour le peuple juif, alors que Eladan, qui est pédagogue de profession, utilise explicitement sa poésie pour susciter la réflexion de ses lecteurs, autour d’un message d’humanisme universaliste qui se relie plus strictement à la tradition judaïque après 1982. Concernant l’histoire et la souffrance des Juifs, les atrocités nazies, les questions théologiques et philosophiques liées à la Shoah, un poème comme Larmes de pierres semble mettre en évidence l’incapacité du langage et de l'art à représenter quoi que ce soit d’adéquat sur ce qu’Eladan appelle la saga du désespoir. Cependant, malgré les insuffisances de l'écriture, Eladan refuse carrément l’option du silence et assigne au poète une mission de dénonciation et de défense de la justice. Dans la troisième section, Mole aborde l’œuvre de quatre poètes qui étaient des adolescents à l’époque de la guerre (Ida Akerman, Genia Finkelsztajn, Charles Dobzynski, André Migdal). Pour ce qui est des deux premières poétesses, leur œuvre trahit une nette tendance à exprimer leur mémoire familiale de l’horreur et de ce qu’elles considèrent comme la nécessité pour Israël de se défendre contre toute agression arabe et toute possibilité d’un futur génocide des Juifs. La poésie de Charles Dobzynski, quant à elle, présente plus d’un point commun avec la fidélité d’Eladan à la mémoire juive et à la leçon d’humanisme universaliste qui s’en dégage. C’est grâce à sa judéité que la poésie de Dobzynski s’ouvre à d’autres expériences d’injustice subies par d’autres peuples de la terre (les afro-américains, les Chiliens, les Grecs, etc.), une attitude universaliste qu’assumera aussi, par exemple, une poétesse comme Guta Tyrangiel Benezra. Dobzynski écrit également le poème « Dialogue à Jérusalem » (1973) où il se fait le porte-parole de la souffrance palestinienne et exprime son espoir d’une réconciliation, comme l’avait déjà fait Eladan et comme le fera plus tard Aline Alterman. En effet, comme il l’explique dans la préface d’une réédition en 1987 de son livre Le Miroir d’un peuple. Anthologie de la poésie yiddish :

être juif, c’est être un miroir de l’homme dans sa totalité, un miroir en morceaux peut-être, brisé par des siècles d’éparpillement, d’auto-aliénation, mais où se reconstruit sans interruption l’image obstinée de l’une des plus fortes expériences humaines de résistance au temps, à l’usure du temps, à l'usure de la stigmatisation et de l’incompréhension19.

10La production d’André Migdal, malgré la présence de quelques poèmes qui exaltent les vertus de la résistance à l’oppression, du courage et de l’espoir, est principalement l’expression de l’âme tourmentée d’un survivant, qui n’arrive pas à se libérer du souvenir des scènes atroces auxquelles il a assisté encore adolescent. Son écriture, mélancolique et riche en détails affreux, rappelle la poésie de la déportation de Honel, Ulmann, Durocher et même Feigelson, dont il a été question dans les chapitres deuxième et troisième. La quatrième section du chapitre concerne l’expérience douloureuse de ceux que Mole appelle « The Traumatized Child » : Guta Tyrangiel Benezra en Pologne, Pierre Katz en Hongrie et Albert Pesses en France. Alors que Guta Tyrangiel Benezra se consacre à l’écriture autobiographique en prose et à la poésie, autant qu’à la peinture — l’activité créatrice lui accordant quelques moments de détente sereine — Pierre Katz est essentiellement un écrivain et un poète. Dans un cas comme dans l’autre, cependant, l’écriture poétique représente le moyen d’expression de l’angoisse profonde que provoque le souvenir obsédant du passé. Guta Tyrangiel Benezra, influencée par la psychologie transgénérationnelle20, exprime dans ses poèmes la douloureuse présence-absence de sa mère assassinée ; Pierre Katz, déporté à trois ans à Bergen-Belsen, est l’exemple de ce que Mole dénomme le témoin secondaire, témoin vicariant ou par procuration. Son volume de poèmes, significativement intitulé Angoisses (1977), témoigne de son état mental perturbé d’adulte : les traces des traumatismes vécus font l’objet d’une écriture fragmentaire, d’un dire-non dire où le poète s’identifie aux victimes (y compris son père) en parlant parfois à leur place, mais sans « coloniser » leur douleur, car en même temps le poète souligne sa propre disparité en tant que témoin (survivant) par procuration. Cinq poèmes tirés d’anthologies ou de revues littéraires de l'époque sont pris en compte dans la cinquième section de ce chapitre. Les auteures de ces compositions portent un regard plus philosophique sur la Shoah et sur sa représentation artistique : soit avec la vigoureuse dénonciation du négationnisme (Sarah Kofman), soit en affichant sa propre prise de conscience des limites des mots dans la commémoration du génocide (Henriette Asseo), soit en choisissant une manière linguistiquement expérimentale (Evelyne Kadouche), comportant l’abandon total de la référentialité et l’adoption d’une syntaxe tordue, fragmentée par des blancs et des dislocations. Par ailleurs, à compter des années 70, on assiste à un net virage vers l'expérimentation poétique, comportant le renoncement à la représentation mimétique, descriptive et narrative des camps et des signes explicites ou implicites du traumatisme (comme chez Migdal, Tyrangiel Benezra, Katz et Pesses), avec l’adoption de formes novatrices, qui étaient par contre largement marginales et sporadiques dans le passé. Du point de vue historique, toutes ces publications ont coïncidé avec l'évolution de l'ethos commémoratif en France, où les notions de résistance française et de déportation sont progressivement remplacées dans le discours public par la reconnaissance du génocide juif et de l'implication de la France dans le crime (avec comme point culminant le discours présidentiel de Jacques Chirac du 16 juillet 1995, qui a marqué un tournant dans le discours présidentiel).

L’âge contemporain

11Le cinquième et dernier chapitre, consacré à la poésie de 2001 à 2008, aborde en quatre sections six volumes de poésie d’auteurs juifs francophones publiés depuis le début du millénaire (mais pas nécessairement composés à cette époque). Là encore, les poètes sont tous des écrivains de la première ou de la deuxième génération, provenant d’horizons très différents et ayant vécu des situations dramatiques très diverses (en Pologne, Roumanie, Tunisie ou France). L’un des poètes en question est une enfant cachée, dont la famille a été complètement exterminée et dont la poésie renvoie à la guerre et à la sombre condition du survivant dans l’après-guerre (Karola Fliegner-Giroud) ; deux d’entre eux étaient également des enfants cachés en France (Alexandre Oler, Max Fullenbaum) ; un autre est un jeune contemporain de la guerre qui a grandi en Tunisie (Mario Bensasson) ; deux autres, enfin, sont nés peu après la guerre (Tristan Janco en Roumanie et Aline Alterman en Pologne) et cherchent dans leurs poèmes respectifs à être les « gardiens de la mémoire de la Shoah » (suivant le mot de Janco21) et d’en poursuivre inlassablement les traces, malgré les difficultés à les saisir. Les poèmes de Oler, selon Mole, sont inséparables de la peinture de son père, David Olère, dont les reproductions accompagnent parfois ses textes poétiques. Pour Alexandre Oler, se repropose la singulière figure énonciative du « proxy witness », parce qu’il parle souvent à la place de son père ou, plus largement, à la place des victimes, rendant hommage aussi à d’autres poètes-témoins de la Shoah ou à des figures-clés pour la survivance mémorielle (Primo Levi, Elie Wiesel, Beate Klarsfeld). Suivant Mole, la poésie de Oler est formellement conventionnelle, mais « éthiquement stimulante » (« Oler’s poetry is formally conventional but ethically challenging », p. 247). Quant aux critiques que pourrait susciter la pratique du témoignage « par procuration », Mole se pose une question, rhétorique et cependant essentielle :

Lorsqu'un fils non déporté qui a survécu à la Shoah en tant qu'enfant caché donne sa voix poétique à son père déporté-survivant d'Auschwitz qui a lui-même choisi de témoigner visuellement et non verbalement, qui sommes-nous, en tant que lecteurs, pour lui refuser ce droit ?

When a non-deportee son who survived the Shoah as a hidden child gives his poetic voice to his Auschwitz deportee-survivor father who himself chose to testify visually not verbally, who are we, as readers, to deny him that right? (p. 247).

12Une attitude de distance respectueuse envers la tragédie caractérise, en revanche, les textes poétiques de Max Fullenbaum (poète que Mole a connu personnellement et à qui il dédie son volume : « In memory of Max Fullenbaum, plastician of the poetic word ») et de Aline Alterman. Alors que, en dépit de quelques exceptions22, la poésie francophone de la Shoah s’est généralement exprimée avec des moyens linguistiques somme toute simples et une prosodie classique, les deux derniers poètes dont s’occupe Mole adoptent des formes nettement expérimentales. Max Fullembaum, fort sensible à l’aspect « matériel » des mots23, se propose de rendre perceptible (acoustiquement et visuellement) l’irreprésentable, en exploitant le pouvoir des répétitions, des jeux de mots et surtout en forgeant des néologismes (comme « mohair », qui donne le titre à son recueil de poèmes de 2001 : Mohair, le livre relié) : mohair, c’est-à-dire « mot en l’air » pour indiquer de manière phonostylistique la mort en fumée. L’influence de Celan qui, pour le dire avec Mole, aurait « tordu le cou à la langue allemande » (« Celan’s twisting of the neck of the German language », p. 264), ainsi que l’héritage mallarméen et la théorie déconstructiviste de Derrida se manifestent dans la production de la dernière poétesse sur laquelle se penche l’étude de Mole : Aline Alterman, auteure du volume Traces de 2006. Alterman essaie à son tour de représenter la Shoah sans le faire de manière explicite, en montrant seulement des « traces » réduites à quelques allusions référentielles fragmentaires et dispersées dans un ensemble caractérisé à son tour par des néologismes, par une syntaxe morcelée, mutilée. Selon Mole, la poésie de Alterman finit par faire davantage appel à l’intellect qu’à l’émotion et risque de devenir inintelligible, illisible. En ligne générale, pour ces deux derniers poètes et notamment pour Alterman, Mole fait allusion au concept de « poétique maladroite » (« awkward poetics ») d’Antony Rowland24 et aux défis d’interprétation faisant écho aux préoccupations théorisées par Colin Davis avec sa notion de « herméneutique traumatique ».

*

13À la lecture du volume et des extraits qui y sont réunis, on comprend pourquoi Mole prend soin, dans son introduction, de préciser que la charpente de son étude est chronologique, mais non « évolutionnaire » : l’ensemble est en effet dominé par une extrême variété de procédés rhétoriques et de styles individuels. Si, au vu des deux derniers poètes scrutés dans l’étude, on serait tenté d’imaginer une progression du réalisme à l’abstraction, on se rend bientôt compte qu’il n’en est rien, puisqu’on passe incessamment de solutions expressives visant la représentation mimétique et la clarté du témoignage à des compositions qui assument, au niveau formel déjà, le souci de restituer le tourment, le trouble, tout ce qui défie les limites du langage et même de l’imagination. Le volume est en revanche parcouru par un fil rouge : le recours fréquent à des topoï bibliques (notamment les lamentations de Jérémie, l’esclavage en Égypte, le sacrifice d’Isaac et surtout le cri de Job). À cet égard, Mole suggère que ces paradigmes possèdent moins une fonction théologique que rhétorique25 : elles acquièrent en effet, principalement, le rôle d’inscrire cette production poétique dans la spécificité de son « code culturel » d’appartenance, comme le préconisait Rachel Ertel. Ce phénomène est du reste généralisé : il est établi qu’il concerne également des poètes-témoins non francophones et pas nécessairement religieux, comme les auteurs bien connus à l’échelle internationale Benjamin Fondane, Paul Celan et Primo Levi. Quant à la question de la mixité des genres, on peut en revanche regretter la rigidité quelque peu excessive dont fait montre Mole : c’est la décision de s’en tenir strictement à la production en vers (réguliers ou libres) qui porte à l’exclusion d’un poète d’un grand intérêt et d’une large renommée, tel que Edmond Jabès ou d’un homme aux multiples langues et aux multiples talents, comme Raymond Federman, qui fut écrivain, poète, narrateur et traducteur. Puisque la poésie analysée dans ce volume affiche quelques traits qui caractérisent en général le tournant littéraire de l’après-guerre (la tendance à se doubler d’un métatexte avouant les limites de la parole, le penchant vers la désagrégation linguistique et le brouillage énonciatif, les stratégies pour contourner ce qu’il est coutume d’appeler l’indicible26, etc.) il est assez curieux de constater que l’hybridité générique, qui est un ultérieur caractère typique des textes contemporains (y compris ceux qui traitent de la Shoah27) se mue en critère d’exclusion. En ce sens, du moins quelques références comparatives au contexte littéraire des époques considérées auraient été les bienvenues : le silence, par exemple, bien qu’évoqué dans le titre du livre, n’est pris en compte que sous le biais historique et thématique (notamment chez Paul Drori et Sarah Kofman), alors que son importance, comme vecteur stylistique et esthétique de la poésie du xxe siècle, est bien connue28 et que ses traces sont reconnaissables chez maints auteurs traités dans l’ouvrage.

14Cependant, au vu de l’ampleur du corpus et de la résolution, revendiquée dès le début du volume, de donner la parole à des poètes oubliés et moins oubliés, à des professionnels et à de simples amateurs, on comprend que Mole ait été obligé d’opérer une sélection non académique (et c’est là un choix ô combien courageux), en respectant des garde-fous très stricts. Par ailleurs, ce choix de Mole prouve, de manière convaincante, une propriété fondamentale et quasiment exclusive de la poésie : à savoir qu’elle possède, pour tout être humain — qu’il soit poète de profession ou pas — une fonction intrinsèquement réparatrice. Comme le suggère Cioran, dans sa préface au recueil Vent de ténèbres de Karola Fliegner-Giroud, la parole poétique émane d’une « agonie souterraine29 », qui demande sans cesse une issue. De surcroît, pour faire écho à l’opposition possible vs impossible avec laquelle nous avons entamé ces quelques lignes, la poésie se nourrit bien de « l’impossible qui persuade30 ».