
Amériques croisées
1Un point de départ de la réflexion de Julie Brugier dans son nouveau livre, Marginalité et communauté dans le roman. Maryse Condé, William Faulkner et Rachel de Queiroz, semble être un passage d’Édouard Glissant dans Faulkner, Mississippi, selon lequel la mémoire de l’économie de la plantation — commune aux histoires des îles caribéennes, du sud des États-Unis et du Nordeste brésilien — permettrait un exercice de comparatisme entre certaines littératures provenant de ces trois lieux1. C’est une idée convaincante, qui pourrait être liée à un réseau — solidaire, bienvenu et de plus en plus visible dans le contemporain — de transmissions mutuelles d’œuvres et de lectures entre les Caraïbes, les États-Unis et l’Amérique latine. Ainsi, depuis des années, l’influence de Faulkner sur le réalisme magique latino-américain n’est plus une surprise, ou sa mémoire dans la pensée de Glissant, comme en témoigne le titre de son essai mentionné. De même, un projet progressif de traduction de l’œuvre de Maryse Condé au Brésil a été observé au cours de la dernière décennie, ainsi que, depuis la décennie précédente, celui de l’œuvre de Clarice Lispector aux États-Unis. Enfin, Carolina Maria de Jesus a été un modèle pour Françoise Ega, avant que celle-ci ne soit, à son tour, traduite au Brésil en 20212. Si ces lignes de contact, complexes, entrelacées, ont pu être auparavant ignorées par une grande partie de la critique — en faveur d’une perception des influences linéaire, centrée sur l’Occident, passéiste, qui privilégiait la modélisation du Nord par le Sud, selon des cartographies déjà utilisées par Pascale Casanova, Franco Moretti ou Antonio Candido —, ce n’est plus le cas aujourd’hui3. Dans cette conjoncture, la mémoire partagée de la plantation — et, plus largement, de la colonisation, dans laquelle elle s’inscrit — fournit sans doute une ligne de réflexion puissante pour une nouvelle cartographie panaméricaine des transits de formes et d’idées, sans pour autant conduire, dans la pensée de Glissant, ou celle de Julie Brugier, à une idée stable de l’identité américaine.
2En effet, Marginalité et communauté dans le roman s’ouvre avec une citation de Faulkner, Mississippi. Il ne s’agit pas d’établir ni de justifier l’horizon géographique de l’exercice de comparatisme littéraire à mener, Julie Brugier le fait tout au long du livre ; ce qui l’intéresse principalement, c’est la lecture particulière que Glissant fait de Faulkner, son regard sur une œuvre qui ferait de l’idée de communauté — le Sud des États-Unis — son moteur et son obsession. La position particulière de cette région au sein des États-Unis est perçue à travers sa singularité historique et discursive, par son éloignement d’un soi-disant centre métropolitain autour de la Nouvelle-Angleterre, une position que Julie Brugier qualifie de marginale. C’est ce qui conduira finalement à sa comparaison possible avec deux autres œuvres : celle de Maryse Condé, qui se situerait également dans une position dite marginale — celle de la Guadeloupe par rapport à la France hexagonale — ; et celle de Rachel de Queiroz, dont le point de départ serait le Nordeste du Brésil, également un espace souvent considéré comme marginal par des récits brésiliens officiels produits dans l’axe Rio de Janeiro-São Paulo, ainsi que par des récits nordestinos eux-mêmes, Julie Brugier le rappelle en s’appuyant sur A invenção do Nordeste de Durval Muniz de Albuquerque Júnior.
*
3Par la suite, l’autrice s’attache à clarifier conceptuellement ces deux termes, marginalité et communauté, qui seront au cœur de sa lecture de ces œuvres.
4S’inspirant de la mémoire du spatial turn, qui émerge en partie des sciences sociales au XXIe siècle, Julie Brugier aborde l’histoire de concepts tels que ceux de déviance et de liminarité, dans leurs relations ambivalentes avec l’idée de norme (car ils seraient éloignés de la normalité tout en servant de paramètre pour la définir et la confirmer). Ce sont ces mêmes concepts qui, plus tard, conduiront à la figure de l’hybride instable, largement reprise par les études postcoloniales indo-américaines, avec une intention souvent subversive.
5En ce qui concerne les images des écrivaines, des écrivains et des individus figurés dans la littérature, Julie Brugier rappelle que le concept de marginalité ne se limite pas à une charge sémantique saturée d’exclusion ou de victimisation sociale, mais peut désigner des personnalités singulières, éventuellement exceptionnelles, le plus souvent simplement hors norme. Cette précision permet d’anticiper les liens qui seront établis avec Faulkner et Rachel de Queiroz, des auteurs provenant d’espaces pouvant être perçus comme socialement marginaux selon certains récits socio-historiques, mais qui, à l’intérieur de ces mêmes espaces, occupent des positions de privilège et peuvent les défendre sans réserve (il s’agit d’une tension à laquelle le livre est sensible du début à la fin). L’étude de ces parcours singuliers est un point fort du livre : Julie Brugier n’atténue pas les récits que Rachel de Queiroz a pu faire d’elle-même, mais souligne, par exemple, que son engagement auprès du Parti communiste brésilien ainsi que son intimité ultérieure avec les coulisses de la dictature militaire sont plus fermes et durables que ce que l’écrivaine a voulu transmettre, ce qui révèle une pensée orientée, pendant des décennies, vers une nécessité de cohésion sociale, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, de manière constructive ou létale. C’est une acuité peu commune dans les études queirosiennes, qui tendent à évacuer la question ou à adhérer au récit d’un anarchisme désengagé construit par l’écrivaine à la fin de sa vie. De manière similaire, le parcours de Faulkner est présenté dans son unicité : de sa discrétion à son adhésion à une « voie moyenne » édulcorée concernant la question de la ségrégation raciale dans le Sud, discrétion et adhésion en accord avec certaines inquiétudes de l’aristocratie blanche sudiste, jusqu’à la défense d’un nationalisme contradictoire — compte tenu de sa réticence sudiste face à l’administration fédérale ainsi que de l’absurdité de la ségrégation raciale, qui annule la rhétorique libératrice américaine et qui constitue un point central de réflexion dans son œuvre — contre le communisme soviétique. Ses romans apparaissent comme un espace fin d’expression de cette singularité, car ils révèleraient « sa propre incapacité à déterminer comment rester membre d’une communauté imparfaite tout en exposant ses failles et en remettant en cause la validité de ses présupposés fondamentaux4 ». Si le parcours de Condé, en perspective, présente une inflexion moins ambivalente que ceux de Faulkner ou de Queiroz dans ce sens, sa sensibilité plus directe à l’injustice sociale est traversée par l’iconoclasme fréquent et complexe de son regard et de certaines de ses opinions5, ce qui révèle aussi un itinéraire singulier, dit marginal.
6En ce qui concerne le concept de communauté, Julie Brugier attire également l’attention sur l’instabilité du terme, qui peut, historiquement, à la fois réitérer des formes positives de collectivité et conduire à l’affirmation de résistances régionales ou communautaires, ou, à l’inverse, mener à la réitération de l’un et du même ainsi qu’à la valorisation des discours nationalistes xénophobes. S’appuyant sur une chronologie multifocale, qui prend en compte la modernité et la colonisation — avec un regard attentif à l’impossibilité, dans l’état actuel des choses, de parler de l’une sans l’autre —, la chercheuse propose une histoire des idées et des images de communautés à partir des émergences des États-nations européens au début du XIXe siècle, et des processus discursifs qui les accompagnent, en s’appuyant sur le classique de Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Parallèlement, du côté des Amériques, on observe l’émergence, dans le cas des États-Unis, de l’idée d’un Sud régional, progressivement cristallisée autour du souvenir de la guerre de Sécession dans les dernières décennies du XIXe siècle ; de même qu’au Brésil, une image du Nordeste se construit à partir de la mémoire de la lutte contre et avec les sécheresses — comme Albuquerque Júnior a analysé dans le déjà mentionné A invenção do Nordeste — au cours des premières décennies du XXe siècle. Ce sont des exercices de comparatisme convaincants, bien que le postulat selon lequel les discours produisent les régions6 pourrait, de nos jours, être parfois atténué, présenté sous un angle critique ou complété par l’idée que les processus de la culture et de la terre, qui forment la région, sont imbriqués l’un dans l’autre plus que la région ne serait uniquement projetée par les discours7. Quant aux communautés caribéennes françaises, elles restent longtemps, selon des mots de Glissant dans Le Discours antillais repris par Brugier, « un Nous à conquérir » (p. 98), en raison du déracinement institué historiquement par la traite négrière, qui suggère un lien commun manifeste mais absurde, et parce qu’elles sont le produit d’une colonisation à la fois exclusive et assimilationniste. Du côté européen, ces ensembles précèdent encore la crise de l’idée de communauté dans le contexte des totalitarismes et de la chute des régimes communistes au cours du XXe siècle — crise qui fait l’objet d’un long dialogue, d’un livre à l’autre, entre Jean-Luc Nancy et Blanchot — jusqu’à mener à la nécessité de sa réactivation dans le contexte actuel d’urgence climatique, comme le proposent par exemple Rémi Astruc ou Yves Citton. Ce sont des parcours complexes, que Julie Brugier trace en parallèle, peut-on supposer, par souci d’efficacité.
7La communauté, rappelle l’autrice, peut également signifier l’inverse de l’organisation sociale au sens large et de l’adhésion à grande échelle, au sens de Walt Whitman : elle serait plutôt une microstructure intime, construite et à construire ; une idée expérimentale de famille, basée sur des valeurs partagées et sur l’idée d’interdépendance, réalisable à petite échelle. Afin de ne pas tomber dans les pièges bien connus — fermeture identitaire, duplication de soi, purisme, homogénéisation, totalitarismes de dimension variable —, l’une et l’autre forme de communauté peuvent, poursuit Julie Brugier en paraphrasant Agamben, accueillir des manières d’organisation de soi « sans identité ni appartenance, à partir de ce qu’il [Agamben] appelle la singularité quelconque », « pas de télos » (p. 38) ; ou elles peuvent éventuellement s’ouvrir à l’idée glissantienne de la Relation, poursuivie au moyen de gestes simultanés d’ouverture et de lutte, de communion et de séparation.
8Ce sont de belles idées. Des liens à tester entre certaines d’entre elles et les œuvres de Faulkner, de Queiroz et de Condé seront développés au long du livre : comment l’écriture de la communauté régionale chez Faulkner, dans Lumière d’août, Absalon, Absalon ! et Le Hameau rend-elle compte des conflits raciaux internes à cette même communauté et des interférences extérieures (l’arrivée d’étrangers dans Lumière d’août, l’arrivée de l’idéal de l’individualisme libéral dans Le Hameau) qui semblent la fragiliser ? Comment, dans Dôra, Doralina et Maria Moura de Rachel de Queiroz, le décalage entre ladite modernité et les formes communautaires d’adhésion issues du Nordeste conduit-il à des images de communauté (une troupe de théâtre ambulante dans le premier roman, un groupe expérimental de bandits, cangaceiros, dans le second) qui semblent tantôt en mouvement, tantôt réverbérer une sociabilité oligarchique passéiste indéfendable8 ? Par quels moyens Condé, dans Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem, Traversée de la mangrove et La Belle Créole, avec l’ironie qui lui est caractéristique, propose-t-elle une véritable réflexion sur les possibles et les impossibles de la communauté — qu’il s’agisse de l’échelle de la Guadeloupe ou des microstructures intimes — face à la mémoire du régime esclavagiste, face aussi à l’évidence de la mondialisation, dans son rapport certain et violent avec les processus de régionalisation ?
*
9Le livre progresse avec une réflexion dense mais agréable à lire, suivant un mouvement de pensée qui va ainsi du contexte externe aux œuvres jusqu’aux lignes internes des romans.
10Julie Brugier observe comment certaines communautés particulières sont construites dans les œuvres, au moyen de séparations dans le temps et l’espace élaborées par le récit. Par exemple, la Casa Forte, une forteresse construite en plein Brésil impérial par la protagoniste de Maria Moura ; ou Frenchman’s Bend, le village homogène du Hameau, où l’endogamie prévaut et le fantôme d’un crime partagé confirmerait un lien commun supplémentaire ; ou la communauté insulaire, étouffante et indésirable de Rivière au Sel, dans Traversée de la mangrove. Les communautés peuvent parfois apparaître sous l’image d’une fixité qui renforce la sensation de réclusion, à travers des frontières rigides qui rappellent les murs d’une prison — c’est le cas, par exemple, de la Fazenda Soledade, dans Dôra, Doralina, où les liens communautaires sont souvent restreints à une loi autoritaire interne, coronéliste, ou traversés par des fantômes d’inceste, l’un et l’autre éloignant la possibilité de liens autres que ceux basés sur le commandement ou le sang, fréquents dans la fiction de Queiroz. Un cas similaire peut être observé avec Sutpen’s Hundred, dans Absalon, Absalon !, dont la proximité avec l’imaginaire gothique semble être un choix conscient de la part d’un romancier familier des images, héritées du Moyen Âge, souvent attribuées au Sud des États-Unis — et d’ailleurs au Nordeste — de manière péjorative. Dans le texte, les romans peuvent opter pour des procédés qui réitèrent des effets de consensus, donc oppressifs, au sein d’une communauté donnée : des énonciations faites à partir d’un vague et homogène « the town », « the people of the town », « a boca do povo » ou « l’île », parfois relayées à grande échelle par une culture de masse non critique comme dans La Belle Créole ; ou des affirmations de lieux communs, de proverbes et de stéréotypes — la doxa, souvent critiquée par Condé — qui créent un faux effet de communion. Les œuvres peuvent également inscrire des rumeurs dans l’histoire, lesquelles — malgré leur dynamisme et leur propension à la déstabilisation textuelle — tendent à réitérer des récits de contrôle social ; faire usage d’un « nous » souverain et éventuellement tyrannique ; ou encore partir d’une intention de polyphonie — par l’utilisation, par exemple, de narrateurs à la première personne — qui finit par conduire à la primauté d’un unisson ou simplement d’un « je », comme c’est le cas dans Maria Moura.
11Il n’est donc pas surprenant que, dans le mouvement de lecture de Julie Brugier, ces formes peu convaincantes de fondation communautaire finissent par mener à la décadence : à des familles ruinées, à des maisons incendiées, à des ruralités et à des écosystèmes dévastés, cela à travers un processus de décomposition qui invalide tout retour à des ordres symboliques passéistes, à des origines idylliques de la communauté. La parodie d’images d’une nature originelle fixe et heureuse à la base d’un groupe social donné se manifeste comme un procédé commun à Faulkner et à Condé, à travers une lecture qui rapproche Le Hameau et Moi, Tituba — la nature dite commune est, en réalité, le résultat de l’usurpation des terres indigènes dans le premier roman, et de l’économie sucrière esclavagiste dans le second. Cette lecture permet aussi de mieux percevoir le substrat ironique — souvent ignoré par la critique — dans Moi, Tituba, notamment en ce qui concerne les demandes d’une idéalisation simpliste du commun qui ont pu être attribuées aux littératures caribéennes par le passé. Quant à la littérature de Queiroz, en ce qui concerne l’idée d’un retour stable aux mythes de la communauté — dans son cas, le sertão, le social régi par des fantaisies féodales de possession de la terre, la loi du commandement et du sang —, elle est moins parodique mais non moins désolante, ce qui se suggère par le mouvement en decrescendo de ses romans, qui semble soupçonner l’inopérabilité de ces mêmes mythes, à la fin.
12Quant aux communautés moins explicitement fixes et stables dès leur présentation, qui apparaissent déjà comme des espaces ambigus et poreux de frontière et d’interstice, Brugier aborde également la présence d’étrangers ou de figures à la généalogie incertaine chez Faulkner — en partie noirs ou mexicains, comme Joe Christmas et Joanna Burden dans Lumière d’août —, lesquels, dans la menace qu’ils font peser sur une idée connue de la communauté, semblent inviter, entre les lignes, à un réarrangement. Quelque chose de similaire est suggéré par les contradictions internes à Rivière au Sel dans Traversée de la mangrove — une communauté formée par des étrangers qui pourtant font de la haine de l’étranger leur point d’ancrage —, ainsi que par la fluidité et l’indétermination du Yoknapatawpha faulknérien et de la mangrove condéenne, par les parcours narratifs errants de Traversée de la mangrove, qui suggèrent une comparaison avec les communautés représentées, similairement ambulantes, dans Dôra, Doralina et Maria Moura. Parfois, les communautés se présentent comme des espaces ambigus en ce qui concerne les niveaux de réalité ou de surréalité, comme c’est le cas dans O Galo de Ouro et Moi, Tituba, où, sous l’influence de visions du monde héritées des religions afro-diasporiques, la présence d’esprits est insinuée. Il n’est pas rare que les liens communautaires soient perçus comme instables sous un autre angle : les relations sont vues comme des théâtralisations de genre et de race tantôt renforcées tantôt réversibles, toutes deux artificielles, en raison de la dimension performative elle-même, menée au sein d’une communauté qui s’observe, laquelle peut s’embarrasser, ce qui peut également insinuer, entre les lignes, de nouvelles possibilités sociales ou, au moins, une réflexion critique à ce sujet.
13Quoi qu’il en soit, Julie Brugier évite, tant que possible, de présenter ces mobilités comme des solutions simples pour des vies communes à venir, ou de présenter l’instabilité du groupe comme une utopie. La troupe de théâtre ambulante dans Dôra, Doralina est lue pour ce qu’elle est : une phase d’erreur — lorsque la troupe s’installe à Rio de Janeiro —, sans que la phase suivante — le retour impossible de Dôra à la Fazenda Soledad, au Ceará — ne constitue une voie narrative plus solide, en raison de la persistance d’un spectre colonial à l’affût dans le présent du texte. Un phénomène similaire se produit avec le groupe de cangaceiros dans Maria Moura. La lecture de la Casa Forte queirosienne évolue de manière intéressante, semble suivre l’évolution des idées de communauté de Rachel de Queiroz au fil des décennies : d’abord présentée comme une hétérotopie de contestation à l’image de Canudos, la même Casa Forte, à mesure que l’essai avance, se révèle être une communauté qui évoque des rêveries dictatoriales de seigneurie et qui, pire, les actualise à travers des torsions et des manipulations indirectes dans un monde postféodal. Le nomadisme des cangaceiros n’efface en rien la violence des liens, violence qui finit par soumettre le groupe à une nouvelle — ou pas nouvelle du tout — loi oligarchique, annexionniste, raciste et, finalement, à la propre déstructuration du groupe. À l’écoute des romans, Julie Brugier semble ainsi viser une multiplicité d’approches et d’expériences de lectures des communautés faulknériennes, queirosiennes et condéennes ainsi que de leurs processus, lucidement mais en atténuant la lecture univoque et en respectant les niveaux d’opacité des textes — comme le propose l’essai lui-même à un moment donné, à travers un geste qui peut être perçu comme faulknérien (p. 326 et 348) — dans le but probable de promouvoir une réflexion critique large, à travers la littérature, sur des groupes en marge des récits produits dans les grandes villes occidentales. C’est un travail riche, qui peut être relié de manière productive à des recherches sur des communautés marginales au-delà de la littérature et du domaine américain.
*
14Malgré l’absence d’utopie ou d’idéal dans la réflexion de Julie Brugier, l’essai ne renonce pas à présenter des esquisses parfois brèves mais surprenantes de groupes singuliers, issus des romans, qui seront tracées. Je terminerai mon appréciation avec quelques mots sur le sujet.
15De manière provisoire et précaire, à la manière d’un croquis — sous le souvenir direct des communautés dites désœuvrées, construites à quatre mains par Jean-Luc Nancy et Maurice Blanchot, que Julie Brugier évoque au début du livre —, certains groupes se dessinent. Dans En attendant la montée des eaux, un groupe évanescent composé d’Haïtiens, des survivants d’un tremblement de terre, se réunit pour aider les autres, et suggère une idée de groupe fondée sur la solidarité entre êtres vulnérables. Dans Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem et Maria Moura, les camps de marrons et de quilombolas sont des élaborations de communautés isolées qui, dans le cadre d’une ligne narrative aussi brève soit-elle, se maintiennent à distance d’une macrostructure sociale étouffante ; dans Moi, Tituba précisément, l’arrangement fragile entre Yao et Abena conduit à une forme expérimentale, heureuse, de famille, dans un geste d’élaboration qui peut être lu comme un souffle au sein d’un roman sévère et ironique. Dans Lumière d’août, l’union brève entre Byron, Lena et son enfant illégitime insinue des arrangements au-delà des fictions de genre et de famille prédominantes à Jefferson, bien qu’ils soient rapidement défaits par le roman. Les principes de la troupe de théâtre dans Dôra, Doralina équilibrent, d’une certaine manière, les considérations tardives, plus mélancoliques, du récit de Dôra. Peut-être d’autres rudiments pourraient-ils être trouvés dans les premiers romans de Queiroz — le groupe de prisonniers dans João Miguel, le groupe de révolutionnaires de Fortaleza dans Caminho de Pedras ?
16Enfin, les alliances entre amies, amis et amants, qui abondent dans les romans, pointent vers une possibilité réelle de communauté à l’échelle des microstructures intimes, qui deviennent des espaces subtilement politiques : un groupe d’amies dans Absalon, Absalon ! — qui suspendrait momentanément des récits saturés de race et de genre à la base de la macrostructure sudiste américaine — ou dans As três Marias ; ou encore l’union entre Tituba et le juif Benjamin Cohen, qui suggère un lien constructif entre victimes de l’histoire dite moderne et fait de l’érotisme une puissance de subversion. C’est un autre point fort du livre. Si la lecture de Julie Brugier semble parfois forcer ces esquisses heureuses de groupes américains à travers les lentilles européennes de Nancy et de Blanchot, au lieu d’ouvrir à une véritable transversalité épistémique entre les axes américains et français, ce qui serait, en soi, un horizon fertile de communauté, ces arrangements microstructurels et inventifs — ces instantanés de familles expérimentales — suggèrent des voies pour des vies en commun là où il n’en semble parfois y avoir aucune et peuvent, pour cette raison même, être accueillis.