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Quotidien, art ou non-art ? Le parti pris du matériau et de l’artisticité
1Croiser deux ouvrages singuliers, qui, par leurs titres, semblent inapprochables, c’est à quoi se dédie ce texte. Entrecroiser Poétiques du quotidien Cécile Mahiou avec Les matériaux de l’art de Bernard Sève exige de questionner la connaissance que nous faisons couramment des arts. D’un côté Cécile Mahiou poursuit le chemin classique de l’histoire de l’art en s’interrogeant sur la notion de quotidien dont la naissance est liée à la modernité et aux romantismes, et qui se trouve au centre des pratiques artistiques venant questionner les frontières entre l’art et non-art dans les années 1960 à 1980. D’un autre côté, Bernard Sève, bouleversant la vieille logique du développement historique de la conception d’art, défait l’antinomie entre ces notions d’art et non-art, pour s’appuyer sur une vision théorique qui s’intéresse davantage à la question du matériau matériel et immatériel des arts. Nous proposons, enfin, pour prolonger cette réflexion, de relire Poétiques du quotidien sous la lumière de Les Matériaux de l’art tout en se demandant ceci : le quotidien se trouve à la croisée de l’art et de la science humaines et sociales, s’avérant comme un produit de l’histoire, une détermination historique-sociale, ne pourrait-il être aussi entrevu comme un matériau des arts ?
2Arts plastiques, danse, musique, art-performance, littérature, etc. Les multiples formes d’art du xxe siècle transforment les gestes ordinaires de la vie quotidienne en œuvres. Le « quotidien » devient thème et objet de l’art à la fois. Le monde ordinaire s’intègre comme paradigme de l’art contemporain et comme signe caractéristique de la modernité esthétique articulant la critique de la vie quotidienne à une pensée de l’art. Cette vision de l’art du xxe siècle est également partagée par l’historien Jean-Louis Pradel, qui le décrit comme « pluriel, flou et mouvant, envahissant, situé au-delà du beau et du laid, du proche et du lointain1 », jouant sa survie dans son rapport conflictuel avec la vie elle-même. L’art de ce siècle trouve son inspiration dans les différents éléments du quotidien.
3En outre, c’est ce qui atteste d’ailleurs l’ouvrage récent de Magali Nachtergael intitulé L’Art contemporain. Petit vocabulaire de l’histoire de l’art, où l’auteure admet comme une des entrées de son petit vocabulaire le terme « quotidienne », offrant clairement une autre acception à la notion de « quotidien » que celle récurrent de banal : une potentialité créative. En tant que « sujet principal » ou « toile de fond », « l’objet courant2 » — pour reprendre les termes de Nachtergael — est devenu objet d’art, ou mieux « matériau de l’art ». La frontière entre l’art et la vie semble ainsi être franchie par entrée de l’ordinaire dans les pratiques artistiques en tant qu’élément créatif.
4C’est pourquoi Cécile Mahiou, dans son essai, issue de sa thèse de doctorat en esthétique et philosophie à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, note que les usagers du musée sont confrontés à l’expérience de se retrouver « face à une œuvre qui est un objet de la vie de tous les jours, ou qui inclut un de ces objets comme élément d’une installation ou d’une performance » (p.13). Cette étrange expérience ouvre tout un vieux dossier sur la notion d’art et sur les questionnements esthétiques. Puisque, comme l’on le sait, l’ordinaire ne trouve pas sa place dans les acceptions classiques et romantiques de la notion de l’art, car celles-ci sont comprises comme une façon de s’élever au-dessus de l’ordinaire. De plus, avec la parution des genres particuliers comme ceux de la nature morte et ceux des représentations des scènes domestiques dans la peinture hollandaise, ce sont les questionnements esthétiques qui déplacent du sujet de la représentation à la forme représentée ou à la façon dont le peintre transfigure la réalité représentée. C’est au tournant des années 1960 avec l’apparition des mouvements artistiques tels que la Pop art, que les produits industriels de consommation de masse sont entrés dans le quotidien des artistes et par conséquence dans l’art.
5Cette évolution de l’art vers la représentation du quotidien, ouvre la voie à une réflexion théorique plus profonde entre l’art et quotidien, et sur la manière dont l’art et la vie se mêlent.
Quotidien comme l’art ou non-art
6En s’appuyant sur cette transformation, et à partir d’une étude approfondie des œuvres de Lefebvre et Michel de Certeau portant sur les rythmes et les espaces quotidiens, Cécile Mahiou suit les pas de ces deux penseurs afin de recomposer une pensée qui recroise des problématiques esthétiques et artistiques, réexaminant et réconciliant les rapports entre l’art et la vie quotidienne. L’autrice explore particulièrement l’importance du quotidien et son lien avec la poésie, notamment en ce qui concerne la façon dont les pratiques quotidiennes, souvent perçues comme banales, peuvent être porteuses d’une dimension poétique. Sa réflexion met en lumière les tensions entre le monde de la poésie, traditionnellement associé à des formes plus éloignées de la vie ordinaire, et la réalité concrète des vies modernes. Ainsi, Mahiou se penche sur la manière dont les gestes quotidiens, les relations humaines, les environnements familiers et les objets de la vie de tous les jours peuvent être vécus et transformés par l’écriture poétique. La poésie s’avère être une forme d’expression qui trouve son inspiration dans les aspects les plus quotidiens de la vie, c’est-à-dire dans des moments fugaces, des détails apparemment insignifiants.
7De ce point de vue, Poétique du quotidien se révèle comme un manifeste qui redéfinit la notion de poétique, l’éloignant de la pure abstraction pour la rapprocher des préoccupations de l’expérience humaine immédiate, souvent négligée. Cet ouvrage invite à une redécouverte de la poésie comme moyen de percevoir le monde de manière plus sensuelle et plus attentive, en valorisant la beauté dans l’ordinaire. Rétablissant une relation entre l’art (et plus spécifiquement la poésie) et le monde tangible, l’autrice souligne la possibilité de transcender la banalité des actions humaines et des objets quotidiens en œuvres d’art poétiques.
8Historiquement, la notion de quotidien, dans la deuxième moitié du xixe siècle, devient le pivot de l’articulation de l’opposition entre la vie et l’art. Cette notion, entre les mains de certains artistes et écrivains, se transforme en une sorte de « concept-image », car elle apparaît comme un idéal de l’art et de la société contemporaine, permettant d’entamer une recherche des moyens nécessaires pour percevoir et comprendre la réalité quotidienne. Ce faisant, les artistes transforment la pratique artistique et sociale en un investissement artistique du quotidien. C’est ainsi que le projet d’art forgé au sein d’une idéologie moderniste est redéfini. Il ne correspond plus aux pratiques artistiques à partir des années 1960, qui se détournent des institutions pour se tourner vers le quotidien. Les formes de création des artistes du groupe Fluxus ont contribué à rapprocher l’art et la vie. Ce mouvement artistique nous apprend que la définition de l’œuvre d’art passe par le fait de savoir regarder quoi que ce soit en essayant de le voir comme de l’art.
9Cette pratique artistique qui abolit les frontières entre l’art et la vie et qui contribue à la recherche du quotidien par la mise en œuvre des moyens de sa transformation est appelée « non-art ». Ce dernier « ne signifie pas seulement : tout ce que l’art n’est pas, il désigne la vie quotidienne conçue, vécue, perçue par les artistes » (p. 29). Quotidien et non-art, ou le non-art/quotidien, sont deux perspectives complémentaires qui « confrontent art et quotidien sans les opposer » (p. 287).
10Le non-art est en quelque sorte ce concept qui vient défaire l’opposition entre art et vie quotidienne, cherchant à confronter « une conception non institutionnelle de l’art à la nécessité d’une poétique du quotidien entendue comme un art du faire ou de l’agir quotidien » (p. 286). En d’autres termes, cette notion de non-art insère le geste artistique rapproché de l’expérimentation : « c’est un art “semblable à la vie”, celui d’un “artiste qui fait et ne fait pas de l’art” ». C’est d’ailleurs le trait qui rapproche et justifie la présence des œuvres comme objet d’étude : d’un côté, les artistes d’esprit Fluxus comme Kaprow, Spoerri et Filliou ; et de l’autre côté, l’écrivain Perec, illustrant « une poétique du quotidien entendue comme un art du faire ou de l’agir quotidien » (p. 289).
11Le concept de non-art remet donc en question la séparation traditionnelle entre l’art et la vie quotidienne, en cherchant à intégrer des gestes artistiques dans l’ordinaire. Ce rapprochement de l’art et du non-art amène à interroger non seulement la nature de l’œuvre, mais aussi le regard que nous posons sur elle.
Au carrefour entre l’art et non-art, l’artisticité
12Par ailleurs, le mouvement de rapprochement de l’art et de la vie à travers les formes de création artistique nous montre que la définition de l’art ou celle du non-art ne se détermine pas simplement par la reconnaissance institutionnelle des productions culturelles autonomes ou des artefacts comme œuvres d’art. Il est plutôt question de savoir comment nous les regardons lorsque nous les considérons comme de l’art.
13Retrouver la poétique dans le quotidien consiste à percevoir, à travers la manipulation des matériaux, une réalité cachée dans la texture des objets et des formes. De ce point de vue, l’enquête de Poétiques du quotidien résonne avec les idées développées dans Les Matériaux de l’art de Bernard Sève.
14D’ailleurs, s’inspirant de nombreux courants de pensée, de la phénoménologie à la philosophie esthétique, Sève développe une réflexion philosophique sur la nature même de l’art, afin d’éclairer la manière dont les matériaux ne sont jamais neutres dans l’art. À travers les matériaux (trouvés, produits, combinés, vivants, artificiels, etc.), l’art engage une relation avec le monde, et c’est cette relation qui permet de donner à l’œuvre sa dimension esthétique. En effet, les matériaux consistent en tout ce qui est travaillé par l’artiste afin d’en faire une œuvre d’art.
15Ainsi, ces deux ouvrages ont ceci en commun : l’artiste est celui qui dévoile la poétique des matériaux et de la matérialité des objets de la vie quotidienne. En effet, ils montrent que l’acte artistique repose en quelque sorte sur une sublimation des matériaux en leur donnant, par transformation et manipulation, un sens inédit, un pouvoir esthétique.
16Comment regarder les artefacts et les productions artistiques semble être au centre de la réflexion sur les matériaux de l’art. Lorsqu’on préfère entrevoir les arts non pas du point de vue de leurs formes, mais de leurs matériaux (matériels ou immatériels), on parle des matériaux que l’artiste met en œuvre afin de bâtir son art. À cet égard, les arts ne sont plus pris dans l’enjeu de l’art ou du non-art, mais dans celui de l’artisticité (concept emprunté au sociologue Howard Becker), où la notion d’art se décline par degrés, tel un continuum d’artisticité : « Quel est le degré d’artisticité de cet objet ? L’art n’est plus une essence, mais une variable » (p. 17).
17Ce faisant, cette approche remet au cœur de la discussion la place du matériau dans les arts, car :
la notion de matériau et la chaîne conceptuelle qu’elle commande concernent absolument tous les arts, même ceux qui passent pour immatériels (comme la poésie, par exemple). Tous les artistes travaillent avec des matériaux ; certains sont matériels (le bois, les pigments), d’autres ne le sont pas (un thème musical, une intrigue dramatique) (p. 42).
18Matériel ou immatériel, « il n’est rien dans le monde qui ne puisse être promu au rang de matériau d’art » (p. 50). La contemporanéité a, en effet, transformé le quotidien (en tant qu’éventail d’objets et d’événements) en matériau de l’art. Plus particulièrement, dans ce qu’on appelle « postmodernité », qui se caractérise par la fin des « grands récits », la narration épique rétrocède pour donner place au travail des détails, à l’attention au minimal, à l’ordinaire, en trouvant dans ces matériaux, la matière de l’art.
19La question qui demeure en observant l’inventaire des objets du quotidien dans l’art contemporain est la suivante : en quoi les matériaux, qu’ils soient matériels ou immatériels, participent-ils à la création ? Au-delà de leur forme initiale, les matériaux sont choisis pour leur rôle dans la matérialisation de l’œuvre, c’est-à-dire pour leur dimension esthétique, souvent cachée dans leur trivialité. C’est donc la manière que les matériaux génèrent (ou non) une image qui motive le choix du plasticien. Les différents matériaux plastiques ou verbaux, même les plus banals, sont alors envisagés à travers leur degré d’artisticité ou de poétisation. Les matériaux deviennent ainsi un message. Ils participent intrinsèquement à la perception de l’œuvre et au message qu’elle véhicule. Le choix du matériau n’est donc pas anodin ; il s’avère être un dialogue entre l’artiste et le monde, un acte créatif où la matière acquiert une signification particulière.
20Cette réflexion sur le rôle des matériaux dans la création artistique soulève une question plus large : comment l’artiste parvient-il à transcender la banalité du quotidien pour en révéler la richesse esthétique et poétique ? C’est la réponse offerte par ces deux ouvrages : Poétiques du quotidien et Les Matériaux de l’art.
L’artisticité du quotidien ?
21Si l’ouvrage de Cécile Mahiou s’attarde sur l’analyse des pratiques quotidiennes comme substrat créatif, inscrivant l’art dans la vie ordinaire et les gestes banals, celui de Bernard Sève insiste davantage sur la matérialité et les processus concrets de création, envisageant l’art comme un dialogue intime entre l’artiste et le monde tangible.
22Ainsi, ces deux perspectives, tout en semblant diverger quant à leur méthodologie, se rejoignent dans leur capacité à redéfinir les frontières entre le quotidien et l’art, ouvrant des pistes de réflexion sur la nature même de l’œuvre. Leurs analyses, bien que distinctes, convergent vers ceci : l’art, loin de se cantonner à des lieux ou des moments isolés, s’immisce dans le tissu quotidien et se nourrit de la matérialité du monde qui nous entoure. Cette dualité enrichit notre compréhension de l’art, non seulement comme un produit esthétique, mais aussi comme un phénomène profondément ancré dans les réalités vécues.
23En effet, ils partagent une réflexion sur l’art comme pratique qui trouve ses racines dans les éléments les plus simples et les plus quotidiens. L’artiste retravaille la matérialité des matériaux, souvent chargés de significations culturelles, historiques et symboliques, en rendant visible une dimension esthétique négligée par le regard profane sur le quotidien.
24Mais alors, qu’en est-il du matériau littéraire et poétique ? Tout art du langage mobilise une double bataille, car « [l]e matériau poétique est à la fois trouvé (le poète n’invente pas la langue) et produit (le poète invente sa langue au sein de la langue [...]) » (p. 86). Le poète ou l’écrivain est celui qui retravaille la matérialité sonore des mots (leur musicalité), qui appartient au signifiant, pour « enrichir cette valeur sonore ». Autrement dit, il « invente sa langue dans la langue commune » (p. 86). Et, comme tout autre matériau, la langue résiste à son élaboration artistique en raison des règles de la syntaxe, du sens des mots, mais aussi de sa nature sociale et culturelle.
25Le quotidien, en tant que matériau avec lequel certains artistes travaillent, résiste également à l’élaboration artistique, exigeant de l’artiste qu’il joue aux limites de l’intelligibilité et de la visibilité pour affronter ce qui, dans la trivialité du quotidien, dans sa matière, peut être transformé « en matériau, pour que ce dernier puisse être élaboré en œuvre » (p. 94).
26Ces œuvres sont enfin une invitation à repenser la matérialité comme véritable terrain d’expérimentation, où chaque matériau, qu’il soit tangible ou intangible, joue un rôle crucial dans la création artistique. Prise non pas comme simple support, la matière de l’œuvre est interrogée en tant que base de l’expression et de la pratique artistique, car elle porte déjà en elle une dimension poétique, symbolique et esthétique.