Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Février 2025 (volume 26, numéro 2)
titre article
Anne Gourio

Pour une géomorphologie de la langue poétique

A geomorphology of poetic language
Jihen Souki, Lorand Gaspar ou le Chant d’une genèse ininterrompue, Berlin/Bruxelles/Chennai/Lausanne/New York/Oxford : Peter Lang, coll. « Études romanes. Studien zu den Romanischen Literaturen und Kulturen/Studies on Romance Literatures and Cultures », 2024, 354 p., EAN 9783631900703.

1Jihen Souki consacre à l’œuvre de Lorand Gaspar une somme importante, qui marque sa singularité dans le champ des études critiques : alors que les recueils de ce poète-médecin, grand arpenteur des déserts du Proche-Orient et du Sahara, féru de philosophie et passionné par les sciences du vivant, ont donné lieu à de nombreuses études dissociant l’imaginaire géographique d’une part et les formes linguistiques de l’autre, Jihen Souki prend le parti de tresser résolument les deux. Ce faisant, elle entend mettre au jour une poétique « insciente » (p. 15) — expression qu’elle emprunte à Flaubert —, qui résiderait dans les forces agissant souterrainement au cœur de la langue et de la matière. En croisant étroitement analyse des affleurements de la matière élémentaire dans le poème et travail sur les mouvements de la langue, elle propose ainsi une archéologie mais aussi une « géopoétique » (p. 175) des recueils de Lorand Gaspar, dont la perspective stylistique est d’un apport essentiel. Cette méthode présente un avantage considérable : celui d’éclairer les tensions qui travaillent l’œuvre gasparienne, tiraillée entre sens du continu et du discontinu, « abondance » et « réticence » (p. 19), mais aussi imaginations matérielle et formelle. Jihen Souki souligne ce faisant la distance séparant « l’intention » exprimée dans certains essais de Gaspar — leur « constatation paisible d’une écriture accordée au monde » (p. 328) — et la complexité de « l’entreprise du poète » (p. 328) mue par ces tensions.

Sens de l’immanence et rythme du vivant

2Dans un premier ensemble, titré « Archéologie du poème immanent » (p. 25), Jihen Souki présente le viatique de l’œuvre de Lorand Gaspar, mais aussi de l’approche stylistique qu’elle va ensuite déployer. Rappelant l’idée matricielle de la poétique gasparienne — l’appartenance de la langue au tissu continu du vivant —, elle expose les sources auxquelles s’alimente l’œuvre du poète-médecin : les observations puisées dans les diverses sciences médicales, mais aussi la triple influence exercée par la philosophie de Spinoza, la physique quantique et la pensée de la Chine ancienne. Présentant chacune d’elles en convoquant des textes souvent peu cités de Lorand Gaspar, elle marque les liens étroits qui les unissent autour d’une ontologie moniste, d’une défense de l’immanence, et d’une articulation du fini et de l’infini. Ainsi trace-t-elle les premiers contours du « poème immanent » (p. 67) de Gaspar, en le positionnant ensuite dans sa relation à certains de ses contemporains, en particulier Saint-John Perse, Bonnefoy et Jaccottet.

3Le sens de l’immanence permet ainsi à Gaspar de « dépasser le problème de l’abstraction » (p. 82) auquel se heurtent ses contemporains, et l’amène à proposer une défense de l’image : loin d’être porteuse d’illusion, l’image pour Gaspar est formée dans le « tissu sensible de l’Homme » (p. 81), elle qui est une expression du « corps-esprit » (p. 81). Cette première partie met au jour, en outre, les apories auxquelles une conception immanentiste du monde et du poème se trouve inévitablement exposée : comment concilier art et nature, singulier et universel, fini et infini, discontinuité du mot et continuité du mouvement ? La tension qui affleure ici éclaire, selon Jihen Souki, l’orientation de toute l’œuvre gasparienne en direction de « quelque chose d’insaisissable » (p. 91). C’est cette dimension que la suite de l’ouvrage affronte et éclaire au moyen d’outils stylistiques.

4Une « poétique du mouvant » (p. 93) est alors amplement exposée, en relation avec la conception bien spécifique de la « genèse » défendue par le poète de Sol absolu : « J’entends toujours genèse, au sens d’une activité déployante continue, intérieure à ce qui est. » (Gaspar cité p. 137). La genèse « continuée » de Gaspar, comme on parle de création continuée, se manifeste à travers une écriture abordée comme une pratique, un « faire », qui met à distance la tentation de « l’œuvre » close, pour lui préférer reprises, refontes, circulations entre un recueil et l’autre. Jihen Souki rapproche judicieusement cette pratique intense de la réécriture, dont témoignent les dossiers d’archives considérables du poète, du phénomène biologique de « l’épigenèse » (p. 99). Elle déploie alors, avec une grande minutie, les manifestations stylistiques de cette poétique du mouvant, en en dégageant les effets sur le lecteur : l’appareil verbal, par exemple, privilégiant les formes omnitemporelles ou atemporelles, conduit à être « de plain-pied dans le mouvement » (p. 106) et à fusionner « avec le cours des choses » (p. 106). Plus largement, le désancrage temporel et personnel, caractéristique de bien des poèmes gaspariens, apparaît comme le moyen de soutenir leur sens de la continuité et de l’ouverture. Car il s’agit bien, montre Jihen Souki, non pas de « représenter » ce mouvement, mais de le « figurer », si l’on entend la figuration comme « un mode d’apparition » (p. 131). Une poétique du « rythme » est pour ce faire à l’œuvre, qui n’est pas sans entrer en résonance avec la théorie de Meschonnic : loin de conforter un ordre des choses bâti sur un mouvement régulier, le rythme gasparien se montre en accord avec une « représentation de l’univers où les configurations particulières du mouvement se définissent comme des “fluements” » (p. 138).

5Ce sens du mouvement engage par ailleurs une poétique de la relation contribuant au tissage étroit de la matière vivante. Jihen Souki en déploie de multiples manifestations stylistiques en analysant, par exemple, le rôle que remplit chez Gaspar la métaphore déterminative, qui tresse la « pensée de l’étendue » et celle de la relation, et contribue à ce que s’impose une vision du monde qui jamais n’isole un élément du Tout. Dans ce sens, le terme de « reliance » est d’ailleurs proposé pour distinguer, écrit Jihen Souki, « la relation en tant que fait du procédé linguistique qui l’engendre » et qui « s’effectue souvent par la sélection et l’isolation de certains attributs [venus] se greffer sur tel ou tel élément de la Nature [et lui donner] les traits d’un corps organique » (p. 146). Certaines figures récurrentes, comme celle de l’anadiplose, agissent elles aussi comme des tisserandes du texte et des réalités du monde. L’ouvrage propose à l’appui de sa démonstration des analyses fouillées de certains textes poétiques, ainsi de « Sahra. Tissus de roches et de corps », bâti sur le tressage étroit du corps et des plissements telluriques. Pour Jihen Souki, tous ces éléments attestent que les recueils de Gaspar sont le lieu où s’énonce une « soif de défier la finitude » (p. 157) constamment confrontée aux limites imposées par la langue. Car s’il « n’est pas de figure qui puisse dire l’infinitude », il faudra toujours inventer des « ruse[s] tendue[s] à la soif de l’insaisissable » (p. 157).

6Cette seconde partie de l’ouvrage, ainsi, dévoile la difficulté qui sous-tend toute poétique du mouvant : la « figuration » ne sera fidèle à la mouvance qu’à la condition de rester suggestive ; l’image sera non « donnée » mais « à créer » (p. 173), la signification « non plus fixée, mais à apparaître » (p. 173). Dans ces conditions, l’enquête stylistique devient un véritable tour de force : il lui faut tracer les contours de ce que Jihen Souki nomme une « poétique épiphanique » (p. 172), au plus près de ce « sémantisme de l’évanescence » (p. 173) qui marque les recueils gaspariens.

Géopoétique de Lorand Gaspar

7La partie principale de l’ouvrage, qui repose sur le « viatique » des notions initialement posées et sur les composantes stylistiques d’une « poétique du mouvant », s’attache cette fois non plus au fuyant mais au relief, non plus à l’eau mais à la roche, en vue de déployer la « géopoétique » de Lorand Gaspar. Empruntant à Kenneth White la notion qu’il a forgée, Jihen Souki ne se limite toutefois pas, comme c’est le cas dans certaines reprises de cette même notion, à un arpentage des espaces privilégiés du poète, dont elle suivrait simplement le sens du nomadisme et de l’ouverture. Elle entend prendre appui sur ce que Lorand Gaspar nomme sa « géosophie » (p. 182) — sa « science amoureuse de la nature » (p. 182) —, pour dégager la cohérence souterraine de l’œuvre. Si la palette des formes auxquelles recourent les recueils est très large, l’ensemble de l’œuvre de Gaspar fait transparaître plus globalement la « recherche d’une forme » (p. 180), dont la cohérence est l’expression directe de la « géopoétique » gasparienne. Cette proposition forte sous-tend cette très riche partie de l’ouvrage.

8Faisant d’abord place aux paysages de prédilection du poète, Jihen Souki défend l’hypothèse d’une substance active de ces paysages, substance active qui structure ensuite son étude des formes. Ces espaces naturels font de fait apparaître une « énergétique » des fluides et des solides, qui entrent en relation dialectique, et dont l’ouvrage suit les manifestations. Une large place de l’étude est alors faite à l’élément minéral et au phénomène de l’érosion, érosion qui offre à Gaspar un pur « exemple d’immanence » (p. 194) : le relief y est sa propre « causa sui ». L’érosion se donne par ailleurs comme un phénomène dialectique qui fait jouer « vide » et « plein » (p. 198) comme le font aussi, chez Gaspar, la matière organique et la matière linguistique. L’élément minéral laisse enfin apparaître un sens de la « fracture » (p. 207) qui offre une large place à la friabilité, à la vulnérabilité et à la fragilité. Autour de ce paradigme minéral s’énonce ainsi toute une esthétique « de l’abrupt » (p. 209), dont Jihen Souki montre qu’elle est l’expression paradoxale d’une « passion des choses vivantes et animées » (p. 209), et cela contre toute éventuelle tentation esthétisante.

9Ces éléments de géopoétique mis en place, l’ouvrage propose d’approfondir le « géotropisme » (p. 213) de Gaspar : selon Jihen Souki, la coexistence d’une dynamique de l’élan et d’une aspiration à la forme fonde « une esthétique du relief » (p. 183) tout à fait singulière. Celle-ci prend différentes orientations.

10La première est celle d’une « dynamique stratigraphique » : de façon tout à fait intéressante, Jihen Souki convoque la notion d’« abruption », définie par Fontanier comme une « rupture par le passage brusque et rapide d’un objet à l’autre » (cité p. 222), et l’applique aux reliefs du texte gasparien. Elle montre alors comment la stratification stylistique se combine avec ce sens de la rupture, l’ensemble fondant la « trame » du poème gasparien, qui couture et découture ses composantes. À cette « stratification abruptive » (p. 216) s’ajoute tout un travail du pli, qui se déploie à partir de la figure de l’apposition. Ainsi le texte s’impose-t-il littéralement au lecteur comme un ensemble de sédiments combinant plis et dé-plis. Cette catégorie de la « stratification » permet à Jihen Souki de lui associer le tissage des citations qui, jouant sur le même et l’autre, repose sur une même alliance du continu et du discontinu.

11Inversant ensuite la perspective, Jihen Souki étudie la seconde orientation de cette poétique du relief à travers la forme de la « fracture » ; essentielle est cette tendance de l’œuvre, car elle donne « une expression possible au manque, à la faillite du sens et du mot qui harcèlent le poète » (p. 263). L’ensemble de cette géopoétique se déploie ainsi selon une logique à la fois très cohérente et très fine : elle contribue à tresser les composantes du texte gasparien, en les fondant étroitement dans les mouvements de la matière. C’est le cas lorsque Jihen Souki propose une « poétique du conglomérat » (p. 285) pour définir le mélange des formes, des langues et des discours spécialisés qui caractérisent un recueil comme Sol absolu, le « conglomérat » désignant une roche détritique composée à partir de sédiments d’autres roches.

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12Cette étude dense est d’un apport considérable : elle offre une réserve de notions et d’outils qui, très opérants dans l’étude de la poétique de Gaspar, peuvent s’étendre à bien des œuvres abordant la langue comme une substance matérielle agissante. Elle débouche aussi sur des interrogations qui mènent au cœur de la philosophie de Gaspar : l’écriture poétique vise-t-elle seulement à se fondre dans « l’infini immanent » ? n’est-elle pas aussi un « acte de transcendance de cette infinie réalité, au sein de laquelle l’homme se distingue par sa nécessaire et tragique finitude » (p. 328) ? Introduisant une orientation nouvelle dans la compréhension de l’œuvre de Gaspar, Jihen Souki soutient ainsi que la poésie de Gaspar est à la fois immersion et émergence, fusion dans le tout et affirmation d’une présence créatrice. Poétique du mouvement et esthétique du relief, qui relaient cette oscillation, seraient en définitive les expressions antagonistes d’un « mysticisme poétiquement incarné » (p. 329). Séduisante, cette proposition, qui interrogera peut-être les lecteurs de Gaspar, reste pleinement ouverte, épousant en cela l’orientation principale de ce « Chant d’une genèse ininterrompue ».