
« Ce mythe de l’homme capable de se transformer en loup »
1Corinne Pierreville est professeur des universités à Lyon. Médiéviste de spécialité, elle propose ici une nouvelle anthologie consacrée aux figures de Loups-garous du Moyen Âge. Dans cet ouvrage, elle réalise donc un travail d’édition scientifique qu’elle commence par resituer :
Jusqu’à présent, aucun ouvrage n’a réuni l’ensemble des textes parlant du garou au Moyen-Âge. Il existe des anthologies, mais de l’une à l’autre se répondent au mieux une dizaine d’extraits similaires. Le livre de Charlotte Owen, A Lycanthropy Reader, édité en 1986, en contient quatre parmi des articles consacrés à la dimension médicale, anthropologique ou psychiatrique de la lycanthropie du xvie au xxe siècle. Six viennent s’y ajouter dans Métamorphoses of the Werewolf de Leslie Sconduto, paru en 2008, qui propose une analyse littéraire des textes. La même année, Claude Lecouteux en dissémine dix à l’intérieur d’Elle courait le garou, recueil couvrant de larges aires temporelles et géographiques, du ier au xxe siècle, de l’Europe à la Norvège, la Russie ou l’Orient. (p. 12)
2 L’état des lieux sur la littérature en question souffre donc de lacunes. Corinne Pierreville décide de réunir des membra disjecta et de les mettre en perspective critique. Elle commence par indiquer les jalons européens relatifs aux recherches sur le personnage du loup-garou. De plus, l’auteur ne fait pas que présenter des textes, elle introduit longuement le motif et fait précéder les différents extraits de notices. Se trouve donc ici ébauchée une théorie du loup-garou qui permet de penser un personnage transgénérique :
Pour aiguiser la réflexion, les textes sont précédés de commentaires éclairant la place qu’ils occupent dans l’élaboration et la transformation du mythe. Ils sont fournis dans leur intégralité, selon la lettre du manuscrit ou de l’imprimé qui les a conservés, à la seule exception des 9 600 octosyllabes du roman de Guillaume de Palerne qui excédaient les dimensions de ce recueil. Des chapitres tirés d’encyclopédies, de chroniques, de livres de médecine ou de traités de démonologie côtoient des récits brefs, des lais, une ballade, la vie d’un troubadour ou d’un saint. Le garou intervient en effet dans des œuvres fictionnelles ou didactiques, en vers ou en prose, d’auteurs célèbres ou anonymes. La confrontation de ces discours et de ces voix nous a paru essentielle pour éclairer fidèlement la représentation contrastée et changeante de la lycanthropie au Moyen Âge. (p. 16-17)
3 Ainsi Corinne Pierreville étudie-t-elle par le menu la métamorphose en loup et met-elle à disposition des œuvres qu’elle constitue en répertoire du thème. Pour rendre compte de cet ouvrage de discours sur le loup, nous relirons les dix-neuf textes réunis ici pour explorer trois pistes. La première est la recherche d’éléments de réponse à une question générale : qu’est-ce qu’un loup-garou ? Les deux suivantes abordent les textes en fonction de leur langue pour dire le loup-garou d’abord en latin, puis en (ancien) français conformément au mouvement chronologique de l’ouvrage.
Qu’est-ce qu’un loup-garou ?
4 Pour répondre à cette question, le médiéviste recourt à la lexicologie :
Dans la majorité des textes du Moyen Âge, doctrinaux ou narratifs, le protagoniste n’est pas désigné par un terme spécifique, mais par sa capacité à se changer en loup et seul ce substantif intervient. La dénomination lycanthrope, du grec lukos, loup et anthropos, homme, n’apparaît jamais. Le versipellis, qui était initialement l’être capable de changer de peau, ne qualifie pas le roi Gorlagon, mais l’épouse perfide qui provoque sa transformation. S’il faut nommer l’hybride, on recourt à l’ancien français garou, qui devient garwal, garval ou garwalf dans les variantes anglo-normandes de Marie de France. C’est sur ce même terme que Pierre Mamoris recrée les mots latins berones et galones quand il souhaite signaler les dénominations employées par le peuple à son époque. (p. 10)
5On trouve donc, dans cette citation, un champ lexical du loup-garou. Le terme scientifique d’origine grecque lycanthrope est absent du corpus médiéval. En revanche, on y trouve le terme « loup » et, pour sa variante « garou », les termes garwal, garval ou garwalf. Corinne Pierreville signale également les termes berones et galones et les renvoie à Pierre Mamoris, auteur du Flagellum maleficorum – Le Fléau des sorciers. Ainsi se rend-on compte que l’expression loup-garou apparaît, en quelque sorte, comme un pléonasme auquel nous ne sommes plus sensibles. L’auteur indique également le terme versipellis qui désigne « l’être capable de changer de peau ». Revêtir une peau de bête n’est pas un acte anodin, surtout s’il s’agit d’une peau de « loup, le grand prédateur des forêts occidentales » (p. 14). Dans cette même perspective, il convient de s’arrêter sur le terme cucubut :
Il existe de surcroît en ancien français une autre appellation, fort étrange pour le lecteur moderne, le cucubut. On la trouve dans la traduction latine du Canon d’Avicenne réalisée au xiie siècle par Gérard de Crémone où elle qualifie à la fois la maladie nommée aujourd’hui lycanthropie et le malade souffrant de cette pathologie. Le médecin perse l’appelait al-qutrub, en référence à l’agitation frénétique d’une sorte d’araignée d’eau se déplaçant continuellement à la surface des étangs. (p. 11)
6 Nous y voyons le transfert culturel du loup-garou en arabe. Corinne Pierreville rappelle l’origine du mot : al-qutrub. Mais comment passe-t-on d’une « araignée d’eau se déplaçant continuellement à la surface des étangs » à un homme qui se transforme en loup ? Le sème de l’animalité est présent dans les deux cas, mais sous des formes extrêmement différentes, de l’insecte au mammifère. Pour comprendre ce terme, il convient surtout d’y voir un mot du vocabulaire de la médecine car la lycanthropie, réelle ou imaginaire, est considérée comme une pathologie.
Le Loup-garou en latin
7 Onze des dix-neuf textes de l’ouvrage sont en latin. Le premier motif qui retient notre attention est oblique au loup-garou, et d’ordre géographique. En effet, les deux premiers textes de l’anthologie s’intitulent respectivement De mirabilibus Hiberne (Des Merveilles de l’Irlande) et Topographia hibernica de Giraud de Barri (La Topographie d’Irlande). Or, ce n’est pas un hasard car, pour le monde médiéval, le loup-garou est lié à l’Irlande, conçu comme un monde de sauvagerie. On peut indiquer que, dans l’Antiquité, le terrain de prédilection du lycanthrope était l’Arcadie. Corinne Pierreville présente ainsi l’alpha du corpus :
Le plus ancien texte médiéval consacré à la lycanthropie est un poème latin du xie siècle, le De Mirabilius Hibernie, conservé partiellement dans trois manuscrits. On connaît fort peu de choses de son auteur. Dans le manuscrit de la British Library, il est désigné par le nom de sanctus espiscopus, et comme il était chronologiquement impossible que le saint patron évangélisateur de l’Irlande l’ait composé, on a voulu reconnaître en lui Gilla Paitrac, moine à Worcester et évêque de Dublin de 1074 à 1084. (p. 119)
8 Il s’agit d’un texte dont l’auteur est mystérieux, mais l’histoire originelle et claire. Il nous livre une information sur la monstrueuse capacité de certains hommes à se transformer en loups. Le second élément à saillir du corpus latin est le moment où le loup-garou devient un problème religieux. Quelle est la place du monstre dans la Création ? Est-il doté d’une âme ? Autant de questions auxquelles les auteurs doivent répondre. Le monstre est rapidement diabolisé dans un discours cependant loin d’être univoque :
Le recueil classe les extraits en deux grands ensembles selon la langue, savante ou vernaculaire, de leur rédaction. Il s’ouvre sur le plus ancien texte médiéval traitant de la lycanthropie, le De Mirabilibus Hibernie, poème latin de la fin du xie siècle qu’un des manuscrits attribue à sanctus Patricius espiscopus dans une mention certainement apocryphe. Suivent par ordre chronologique les chapitres composés en prose latine par des ecclésiastiques du temps, Giraud de Barri, Gervais de Tilbury, Guillaume d’Auvergne, Hélinand de Froidmont et Pierre Bersuire, qui ont abordé la figure du loup-garou dans leurs encyclopédies, puis Pierre Mamoris et Henry Institoris, qui l’évoquent dans leurs traités de démonologie. Le point de vue des médecins est alors fourni par le commentaire rédigé au xive siècle par Gentile da Foligno sur le Livre du Canon, écrit par Avicenne au xie siècle et traduit par Gérard de Crémone au xiie. Cette œuvre, à elle seule, couvre quatre cents ans d’histoire. La transition entre la section latine et la section française est assurée par deux textes narratifs en prose latine du xiie et xiiie siècle d’auteurs anonymes, la Vita Romani et Arthur et Gorlagon. Ils usent l’un et l’autre d’un motif exploité par les fictions rédigées en ancien français, le héros devenant loup ou accusé de devenir loup à cause d’une femme. (p. 17)
9En effet, le corpus se caractérise par son hétérogénéité. Le loup-garou apparaît dans des encyclopédies, des chroniques et des traités de démonologie. Ce sont ces derniers qui nous intéressent ici avec leurs noms poétiques : Flagellum maleficorum de Pierre Mamoris (Le Fléau des sorciers) et Malleus maleficarum d’Henry Institoris (Le Marteau des sorcières). La métamorphose est parfois traitée comme une illusion du diable et non comme une transformation réelle : l’homme se croit devenu loup.
10 Le dernier texte en latin s’intitule Arthur et Gorlagon. C’est, à notre sens, l’un des textes les plus fascinants du corpus. Le motif animal de la lycanthropie s’y mêle à un motif végétal : c’est le contact avec une branche d’arbre qui rend loup. L’homme exilé dans le corps du loup garde, selon un lieu commun, son intelligence humaine. Il mène néanmoins une vie de loup avec une louve dont il a deux petits. Le texte se termine notamment par une histoire de cruauté dont la littérature médiévale nous semble parfois avoir le secret. Le mari restauré a embaumé la tête de l’amant de son ancienne épouse et garde les deux êtres face à lui ordonnant à sa femme d’embrasser le chef lorsque lui-même embrasse sa nouvelle épouse.
Le Loup-garou en (ancien) français
11Les huit derniers textes du recueil s’éloignent de la langue latine et se rapprochent de la langue française. Ils relèvent de ce qu’on appelle l’ancien français qui existe sous différentes formes. Ainsi Bisclavret de Marie de France est-il écrit en anglo-normand et La Vida de Peire Vidal en occitan. Cette nouvelle partie est plus fortement littéraire. Les encyclopédies, chroniques, livres de médecine et traités de démonologie laissent place à des lais, une ballade, une vie de troubadour et une autre de saint. Corinne Pierreville pose le regard suivant sur cette partie du corpus :
La deuxième section de l’ouvrage regroupe tous les extraits composés en langue vernaculaire par des auteurs restés anonymes, à l’exception de Marie de France. On y trouvera dans l’ordre chronologique Bisclavret, Mélion et Biclarel, histoires de garous trahis par leur épouse, à l’instar de Gorlagon. Suivent des récits plus tardifs tirés de l’Ovide moralisé, qui adapte le mythe ovidien de Lycaon au xive siècle, et des Évangiles des quenouilles, qui fournissent un aperçu des croyances populaires au xve. Tous évoquent des métamorphoses à part entière, contrairement aux deux textes ultérieurs, la Vida de Peire Vidal et la Ballade du loup-garou, où la transformation relève du déguisement. Le livre s’achève sur de larges extraits de Guillaume de Palerne. Sa composition au xiiie siècle aurait pu amener à l’insérer plus tôt, mais il est le seul à avoir traité le thème du garou dans une forme longue et à réunir métamorphose et déguisement au sein d’une réflexion plus large sur les tensions entre nature et culture. Avec lui, le motif cantonné habituellement aux formes brèves, connaît son aboutissement romanesque. (p. 17-18)
12 Deux nouvelles dominantes apparaissent dans le corpus. La première est que le loup-garou est un homme trahi par une femme. La deuxième est une réflexion sur le loup-garou présente dans l’ensemble des textes, mais exhibée notamment dans l’Ovide moralisé. Le premier texte en « français » est le Lai du Bisclavret de Marie de France. On y retrouve le secret masculin de la lycanthropie mettant à mal le couple. On y retrouve également le thème de la femme infidèle qui cherche à se débarrasser de son mari loup-garou. Mais rien n’y fait, le loup reste homme et ne se cantonne pas à la nature. Il retourne à la cour où il finit par trouver une occasion de se venger. Paradoxalement, ce texte est fondateur en ce qu’il est le premier à permettre au lecteur de sympathiser avec le loup-garou.
13 Parmi les textes français qui retiennent notre attention, on trouve aussi Melion. Ce lai souvent comparé, à son détriment, à celui de Marie de France, reprend pourtant le thème lupin avec d’intéressantes inflexions. Ce sont les deux pierres d’une bague qui permettent une métamorphose dans laquelle une assistance est nécessaire. Dans le cas présent, la femme vient d’Irlande — lieu significatif entre tous dans la géographie du loup-garou — et c’est pour chasser un animal que l’homme décide de se changer en loup. Il se déshabille ; la femme se sert des pierres et repart dans son pays. Indépendamment du discours misogyne qu’elle peut susciter, on peut s’interroger sur les motifs d’une femme peut-être ensorceleuse. On appréciera ensuite la traversée clandestine du loup-garou puis la manière dont il ravage l’Irlande, en s’associant à d’autres loups pour se venger. Le lecteur découvrira la scène dans laquelle la meute dort face à la mer ou encore celle dans laquelle le loup-garou boit du vin.
14 Dans Biclarel, le roman du loup-garou rencontre celui de Renart et la métamorphose est envisagée comme une tache :
La faculté de se transformer en loup est seulement désignée par le terme taiche qui au xive siècle, pouvait avoir un sens neutre de « marque, trace, particularité » ou prendre une signification plus péjorative de « tache, souillure, tare ». (p. 475-476)
15 Une double interprétation s’ouvre ici. L’Ovide moralisé est, comme son nom l’indique, une réécriture des Métamorphoses. La métaphore lupine fonctionne à plein et l’extrait se termine sur une dénonciation des loups d’aujourd’hui. L’Évangile des quenouilles propose le point de vue féminin des fileuses sur le loup-garou dont un chat et une chandelle permettent de se prémunir. Dans la Vida de Peire Vidal, un nouveau cap est franchi, car le loup devient une manière de déguisement pour séduire une dame. Dans la Ballade du loup-garou, le personnage éponyme est manipulé et ridiculisé : le thème devient comique et se dégrade. Dans Guillaume de Palerne, le loup-garou devient un motif parmi d’autres dans une ample trame romanesque.
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16 En conclusion, nous avons commencé par cerner le personnage principal de cette anthologie, à savoir l’homme qui se transforme en loup et les mots qui permettent de le désigner. Nous avons ensuite parcouru le corpus proposé du loup-garou en latin puis en français. On peut rappeler l’aspect novateur du travail d’éditeur scientifique de Corinne Pierreville :
Certains textes de ce recueil sont encore inédits à ce jour. Le livre XIII du Chronicon d’Hélinand de Froidmont n’a jamais été édité ni traduit, pas plus que le commentaire de Gentile da Foligno sur le fen I du Canon d’Avicenne. Il n’existe pas de traduction du livre XIV du Reductorium morale de Pierre Bersuire, du Flagellum maleficorum de Pierre Mamoris, de Renart le Contrefait ou de la Ballade du loup-garou. En remédiant à cette lacune, l’ouvrage espère amener un large public à découvrir ces extraits. (p. 71)
17Enfin, au-delà de l’intérêt scientifique des textes, nous terminerons notre lecture sur le plaisir littéraire, car ces textes sur l’homme qui se transforme en loup ont encore le pouvoir de nous fasciner, notamment peut-être, pour parler comme Proust, en raison de l’échange entre les termes humain et animal.