Villes de papier
1Publié dans le cadre du CRÉE (Collectif de Recherches sur l’Écriture et l’Espace), l’ouvrage se compose de cinq sections, intitulées respectivement « Fondation et destruction », « Ailleurs et nulle part », « Joie et mélancolie », « Réalité et imagination » et « Apocalypse et hallucination ». Chaque section comporte deux articles. Les œuvres étudiées appartiennent à toutes les époques, de l’Antiquité (Virgile) à nos jours (Jean-Philippe Toussaint et Enki Bilal). Une présentation de Serge Meitinger résume très clairement les différentes contributions et constitue une introduction utile au recueil.
2L’objet d’étude choisi par les auteurs est moins la représentation de la ville en tant que réalité historique et sociale, autrement dit en tant qu’espace vécu, décrit selon des codes et des techniques pouvant être qualifiés de réalistes, que la représentation de la ville en tant que phénomène porteur de significations politiques, symboliques ou poétiques, support d’un discours critique sur le monde ou d’un travail original de l’imaginaire. De fait, le réalisme est surtout envisagé dans sa tension avec d’autres options stylistiques ou génériques, telles que le fantastique par exemple. La section centrale, « Joie et mélancolie », qui s’attache davantage à l’inscription des personnages dans l’univers urbain et accorde une plus large place au problème de la ville comme espace habité, fait, à ce titre, figure d’exception.
3Les enjeux politiques de la représentation de la ville sont examinés dans des contextes très différents, celui des premières années du principat d’Auguste et celui de la fin du XIXe siècle. Jean Peyras (« Virgile et la ville ») montre que le poète donne de Rome une image qui ne ressemble en rien à celle que nous ont transmise les géomètres et les spécialistes du droit : la Rome de Virgile est avant tout une idée — celle de la paix universelle — et une vocation — celle de la mise en ordre du monde sous l’action d’Auguste, véritable homme providentiel. La préférence du poète va cependant à la vie rurale, que Rome et l’harmonie qu’elle impose ont pour mission de protéger : « la Ville et la lignée d’Enée, certes, mais tout cela, c’était la citadelle stable qui permettait de jouir de la vraie vie, celle qui se déroule à la campagne, dans un petit domaine, en menant une vie simple et en créant des poèmes » (p. 31). Dans cette perspective, la « révélation du destin de Rome » est moins un acte de foi en l’éternité de la Ville que la « mise en œuvre d’une idéologie qui permettrait à chacun de vivre » (ibid.). Le pragmatisme de Virgile fait de Rome l’incarnation d’un projet politique visant une stabilisation de l’univers : on ne peut que souscrire à cette lecture, en soulignant toutefois le paradoxe qui fonde l’écriture de la ville sur le rejet de l’espace urbain lui-même.
4Pour Serge Meitinger (« La destruction de Paris. Quelques tentations anarchistes fin de siècle (1890-1898) »), qui s’appuie sur des textes de Paul Claudel, Marcel Schwob et Camille Mauclair, les fantasmes de destruction de la métropole moderne et industrielle, perçue comme « le chancre même de la civilisation » (p. 50), reposent sur une ambiguïté essentielle. Le désir de purification animant certains protagonistes apparaît en effet comme un élan nihiliste qui trouve en lui-même sa propre fin, sans se préoccuper de la reconstruction à accomplir : « les artisans de la destruction et du nivellement dont on vante alors la nécessité s’enivrent d’abord de la perfection même de leur œuvre de mort et de sa redoutable technicité » (p. 51). L’article replace les fictions étudiées dans leur contexte et rappelle l’importance du discours anarchiste, mais aussi du discours anti-industriel et anti-urbain à la fin du XIXe siècle. Pourtant, Serge Meitinger rappelle avec raison que la ville, quoique décriée, continue de représenter un horizon indépassable : la seconde version de La Ville, de Claudel, se termine ainsi sur une promesse de restauration de la Ville, envisagée, dans un sens religieux cette fois, comme le « fondement réel et symbolique des lois » (p. 49).
5Françoise Sylvos (« Le paysage urbain dans deux utopies sidérales du XIXe siècle ») constate une évolution importante dans la représentation de la ville utopique au XIXe siècle : alors que l’utopie des Lumières se caractérisait en général par sa dimension abstraite, ou en tout cas par son austérité, la cité idéale, au siècle suivant, « se veut palpable et parle aux sens autant qu’à l’esprit » (p.57). Deux récits utopiques des années 1850 sont étudiés dans cette perspective : Le Voyage d’un aéronaute parisien dans les Mondes inconnus, d’Alfred Driou, et Star ou Psi de Cassiopée, de Charlemagne Defontenay. L’utilisation de la notion d’éclectisme permet de mettre en évidence la recherche du beau et le goût du faste dont témoignent ces œuvres, qui n’accordent cependant pas à la ville la même fonction : alors que Defontenay y voit « le lieu vers lequel convergent tous les talents, tous les trésors de la nature et de l’art » (p. 70), Driou la considère plutôt comme « un lieu de distraction » (ibid.). Françoise Sylvos rappelle toutefois que dans ces textes, les descriptions d’espaces naturels ou ruraux témoignent elles aussi d’une intention esthétique évidente. Il semblerait donc que les mutations évoquées concernent au moins autant – sinon davantage – le discours utopique dans son ensemble que l’écriture de la ville à proprement parler.
6Vincent Tavan (« Ces villes qui n’existent pas. Le burlesque urbain chez Jules Verne ») examine la fonction de plusieurs villes inventées, parfois insituables sur la carte, dans l’œuvre de Jules Verne. Quiquendone (Une Fantaisie du docteur Ox), Luktrop (Frritt-Flacc) ou Ratopolis (Aventures de la famille Raton) ont en commun de constituer des espaces expérimentaux où l’auteur conteste la notion de progrès scientifique. Il semble en effet « plus facile de critiquer le progrès scientifique en coupant le cordon géographique » (p. 80) et Verne exploite cette possibilité dans des récits qu’il ne donne pas à son éditeur habituel, Hetzel, celui des Voyages extraordinaires. La critique de l’idéologie scientiste serait donc bien présente chez Jules Verne, dans des nouvelles où la fantaisie se mêle à la satire sociale. Une Ville idéale montre ainsi Amiens en l’an 2000 sous un jour peu flatteur, le triomphe du machinisme entraînant une déshumanisation presque complète de la société. Doit-on, pour autant, parler d’une « angoisse vernienne vis-à-vis de la science » (p. 83) ? Le terme peut paraître excessif, mais c’est ce que l’article invite à conclure.
7« Où faire la fête entre femmes à Paris vers 1320 ? » Patrice Uhl essaie d’apporter à cette question la réponse la plus précise possible. Sous-titré « Une relecture des Trois dames de Paris de Watriquet de Couvin », son article s’interroge d’abord sur l’intention d’un fabliau dont la signification reste ouverte. La représentation de la « vraie vie » (p. 93) — c’est la thèse défendue — importerait plus que la formulation d’une quelconque leçon morale ou didactique et le récit possèderait une « valeur réellement ‘documentaire’ […] sur le ‘Paris canaille’ du début du XIVe siècle » (p. 102). De fait, la dernière partie de l’essai s’attache à déterminer l’endroit exact où se déroule l’histoire, qui met en scène trois bourgeoises se saoulant dans une taverne avant d’être dépouillées par l’homme qui les a incitées à boire plus que de raison. Patrice Uhl effectue un véritable travail d’érudit pour démontrer que, contrairement à ce que l’on pouvait penser, l’action ne se passe pas rive gauche, mais rive droite, à proximité du cimetière des Innocents : si l’interprétation de l’œuvre n’est pas révolutionnée, cette précision permet d’affiner la connaissance du Paris de l’époque.
8Yann Mével (« À perte de vue. L’esthétique mélancolique de Jean-Philippe Toussaint dans Faire l’amour ») s’intéresse quant à lui à « l’esthétique de l’effacement ou du brouillage des contours » (p. 109) qui caractérise la représentation que Jean-Philippe Toussaint donne de la mégalopole japonaise. Espaces vides mais poreux et enchevêtrés, brouillage des repères et des frontières : l’évocation de Tokyo crée les conditions d’une « expérience déréalisante » (p. 116) marquée par un sentiment de confusion, voire de dissolution, qui traduit, pour les protagonistes (un couple de Français sur le point de rompre) la difficulté d’accepter la perte de l’autre. Ce vertige du vide et cette déshumanisation des espaces urbains japonais ne sont sans doute pas aussi exempts de stéréotypes que ne le dit Yann Mével, mais leur fonction dans le récit demeure complexe : la mélancolie pouvant aussi se définir comme « la perte aliénante de l’un dans l’autre » (p. 110), le Japon, dans son altérité, en arrive à constituer une métaphore de la dépendance — identitaire et sentimentale — vis-à-vis d’autrui.
9Marie Rasonglès, dans sa contribution (« Hypotypose de l’imaginaire ou référentialité pittoresque. L’écriture de la ville dans les fictions narratives de Gautier »), examine le rapport entre illusion référentielle et écriture fantastique chez Théophile Gautier. L’effet de réel sert à ancrer le fantastique dans une représentation du monde qui se veut réaliste. Mais ce n’est pas tout : Gautier utilise également la dimension allusionnelle des villes qu’il décrit, autrement dit leur « dimension culturelle figurée » (p. 127), pour justifier l’intrigue fantastique et déclencher le travail créateur de l’imaginaire. Dans Arria Marcella, Jettatura ou Avatar, « les villes […] influent sur la trame fictionnelle en fournissant matière à l’intrigue romanesque dans leurs représentations allusionnelles. […] [L]’explication historico-culturelle se fait prétexte pour assumer le motif fantastique convoqué dans cette suggestion exotique » (p. 129). Un exemple parmi d’autres : dans Jettatura, l’association conventionnelle de Naples à la superstition permet au fantastique d’advenir, ce qui aurait été beaucoup plus difficile ailleurs. Là encore, c’est la ville en tant que réseau de symboles, d’images et de signes, et non en tant qu’espace vécu, qui intéresse l’analyse.
10Christian Chelebourg (« Les enchantements de Londres. Ecriture féerique et espace urbain chez J.M. Barrie, C. Dickens, C.S. Lewis, P.L. Travers, E. Nesbit et J.K. Rowling ») se pose lui aussi la question de l’articulation entre « espace réel et espace merveilleux » (p. 141). Il constate une évolution de la place de la ville dans la littérature merveilleuse britannique et voit dans l’œuvre d’Edith Nesbit un tournant. Alors que, jusqu’à elle, les espaces urbains étaient surtout considérés comme des espaces sombres et mortifères (c’est le cas notamment dans Peter Pan, de J.M. Barrie), la romancière « invente une nouvelle forme d’écriture féerique, qui s’accompagne d’un traitement original de l’environnement urbain » (p. 149) : il s’agit alors moins de fuir que de réenchanter la ville, dont la banalité et le caractère sordide peuvent être dépassés. La voie ouverte par Edith Nesbit sera suivie par P.L. Travers (Mary Poppins) et J.K. Rowling (Harry Potter). Chez cette dernière, l’espace du merveilleux se situe en effet dans les interstices mêmes de l’espace urbain référentiel, de sorte que « le roman féerique [contribue] à poétiser la ville après en avoir fait une sorte de repoussoir, un emblème de la déceptivité du réel » (p. 157).
11Giovanni Berjola (« De la campagne à la ville. Pour une poétique de l’espace dans Les Chants de Maldoror ») met en évidence le motif de la marche dans l’œuvre de Lautréamont, qu’il envisage comme un double trajet : de la campagne à la ville et de la nuit au jour. Or de même que la lumière du dernier chant se révèle être une lumière maléfique, l’espace urbain se caractérise comme le lieu de l’amplification du cauchemar maldororien. La ville se trouve en effet littéralement contaminée par le rêve pétrifiant du protagoniste et du scripteur, car « si le cauchemar magnétique gagne l’espace réaliste, c’est qu’il se confond lui-même avec le travail d’écriture dont est issu cet espace » (p. 177). Paris apparaît comme le lieu d’un aboutissement eschatologique, comme la « cité des fins dernières » (p. 180) où se déroule l’ultime combat du bien et du mal, qui se termine par la victoire du second. Au-delà du décousu apparent des Chants, Giovanni Berjola s’attache par conséquent à mettre à jour un projet et un itinéraire cohérents, qui font de la ville, espace du fantastique (alors que la campagne est plutôt celui du merveilleux) le cadre d’une véritable « Apocalypse selon Maldoror » (p. 180).
12Le dernier essai de l’ouvrage, celui de Sophie Geoffroy-Menoux (« Urbs-topies post-modernes. Les anti-apocalypses intermédiales d’Enki Bilal : La Trilogie Nikopol et Immortels (ad vitam) »), sort du cadre de la littérature traditionnelle pour examiner les représentations de la ville dans une bande dessinée et dans le film qui en a été tiré. Le monde urbain de Bilal se caractérise par la décomposition, la fragmentation, la violence, l’absence d’unité, et repose sur toute une série de références destinées à créer une connivence avec le lecteur/spectateur en comblant son « horizon d’attente » (Jauss). Sophie Geoffroy-Menoux souligne une « tension constante entre la lecture fictivisante […] et la lecture documentarisante » (p. 194), accentuée par l’intermédialité des œuvres (insertion d’articles de journaux, effets d’hyperréel, diversité des techniques de cadrage, etc.). Est-ce cette esthétique du divers, du collage et de la parodie qui justifie l’expression « urbs-topies post-modernes » ? On serait tenté de le croire, mais le concept de post-modernité, qui a tout à fait sa place ici, n’est que très rapidement commenté. Quoi qu’il en soit, l’univers bilalien, à la fois étouffant et éclaté, possède aussi, selon Sophie Geoffroy-Menoux, sa loi constitutive, celle de l’éternel retour d’un passé dégradant, dominé « par la pulsion de mort » (p. 197), où la possibilité même d’une apocalypse régénératrice paraît inconcevable — sorte de fin de l’histoire qui n’est pas non plus totalement étrangère à la pensée post-moderne.