Voir la nuit
1L’effort constant de Baldine Saint Girons, nous semble-t-il, est d’avoir élevé l’ensemble de ses travaux antérieurs au niveau d’une théorie générale du sublime. Le Sublime se propose en effet, au travers d’une démarche scrupuleusement historique, d’en être la réalisation. Retenons ici quelques traits généraux. Loin d’être une catégorie régulatrice du jugement, le sublime s’impose, dans la création artistique comme dans la contemplation esthétique, comme la condition de possibilité a priori d’une expérience émotionnelle de l’inconnu. De là, la valeur éminente de l’art comme sphère paradigmatique d’une 'vraie vie', qui soit bien éloignée de reclore l’individu singulier sur l’incommunicabilité et le solipsisme, mais qui au contraire initie à un dépassement de soi, élève au général et ouvre ainsi sur une anthropologie comme science possible du sujet.
2Les Marges de la nuit, livre condensé et synthétique dans ses parties théoriques, gagnera à être lu à la lumière de l’ouvrage qui le précède, et peut-être surtout dans les très nombreux passages consacrés à de substantiels commentaires d’œuvres propres à placer sous le regard l’infinie diversité des voies du sublime. L’auteur remanie considérablement, développe, approfondit les thèses d’un article antérieur tout en leur conférant l’ampleur achevée qui fait songer à un chef d’œuvre. Dans sa dimension philosophique, l’ouvrage conduit son enquête sur l’une des entités immémoriales (la nuit) enfouies au cœur de notre civilisation. Il en efface l’oubli avec pour tremplin la critique dix-huitiémiste de l’évidence cartésienne, pour appui solide l’anthropologie que l’on peut extraire de la psychanalyse lacanienne, avec pour ressource sûre enfin la rencontre des œuvres de peinture, rencontre susceptible en la fécondité de son dessaisissement même de nous donner quelque accès à l’inaccessible, dans la mesure où « les tableaux de nuit deviennent des instruments sans pareils pour nous encourager à penser ce que nous sommes sur le bord de penser et à sentir ce que nous ne faisons que commencer à sentir » (p. 21).
3Rompant en effet avec nos habitudes de sentir et nos modes de connaissance traditionnels, il importe d’établir les droits d’une visibilité et d’une intelligibilité propres à la nuit. L’expérience du sublime est là pour nous guider : elle nous enjoint de « chercher à nous enfoncer dans une altérité imprévisible et (d’) accepter de nous laisser dessaisir pour mieux nous offrir au saisissement » (p. 7). Par opposition à l’objet, dont la lumière cerne les limites avec plus ou moins de clarté et de distinction, la chose nocturne s’enveloppe de marges indéterminées et mouvantes. C’est précisément à un jeu avec ces marges que B. Saint Girons invite à se confier en tirant parti non seulement de l’incertitude qu’il implique, mais aussi de cette passion d’espérance, « qui grandit sur les accotements, à partir de ce qui est habituellement distrait, oublié, dévalorisé » (p. 8). Car la nuit offre « l’immensité de marges toujours nouvelles ». Ajoutons cependant que, sur la base d’une expérience de nature émotionnelle, on ne se bornera nullement au projet d’une philosophie descriptive et 'noétique'. « La véritable ambition n’est pas d’apprendre pour apprendre, comme si le savoir était cumulatif. » (p. 9) Confronté à cet Urphänomenon qu’est la nuit, le sujet philosophique, toujours dissocié par l’ordre symbolique sur lequel il se trouve fondé, devra s’ouvrir à des bouleversements et à des métamorphoses dont, en fin de compte, il devra assurer l’assomption pour retrouver une place dans le monde, y compris sur le plan de la représentation.
4Dès l’introduction donc, l’auteur expose cinq thèses principales qu’elle nomme 'axiomes'. Et sans doute faut-il comprendre que l’ouvrage tout entier tient sa cohérence de référer à ces axiomes. Tout d’abord, il est nécessaire, dans la nature comme dans l’art, d’opposer au clair-obscur de jour un clair-obscur de nuit, marqué par une dominante de nuit physique, mais qui est loin d’annuler la vision. Par là ce clair-obscur donne accès, selon les modalités d’une expérience biaise, à la nuit (aussi dans une acception élargie), i.e. aux marges de la visibilité et aux parages de l’Autre lacanien. Le second axiome situe l’opposition entre jour et nuit en dehors d’une logique des contradictoires. La nuit n’est pas le néant d’un non-jour. Jour et nuit existent comme deux contraires indissociables qui se complètent en même temps qu’ils se combattent. « La nuit intensifie les résonances. » (Axiome III) Cet énoncé renvoie à une expérience affective du milieu nocturne, qu’il s’agit de caractériser avec exactitude. La nuit en effet ne se limite pas à amplifier la synesthésie, elle l’assaille encore et surtout d’harmoniques pénétrants. « Intensifiant les résonances et faisant vibrer l’intégralité de mon être, la nuit manifeste l’ubiquité de ses pouvoirs. » (p. 16) À la faveur de cette commotion, qui s’épanouit en rêverie et en pensée, dedans et dehors s’interpénètrent et disloquent le sujet réflexif : « Je ne pense pas la nuit en vis-à-vis : je la pense en son sein même, intriqué à son être » (p. 16). Si l’on garde en vue les trois axiomes précédents, on peut alors se tourner vers les beaux-arts. Le choix de B. Saint Girons la porte vers la peinture et c’est donc à partir de la nuit qu’elle en interrogera la naissance, les développements et qu’elle en scrutera principalement les crises, lorsque la puissance nocturne entrera explicitement en jeu dans la représentation. Une autre histoire de la peinture devient possible (Axiome IV). Enfin, rappelons que, dans son acception large, la nuit dépossède le sujet de ses essais de maîtrise consciente. Elle rend spontanément métaphysicien (Axiome V). Car la question de la vérité du monde comme celle de la vérité de soi se posent dès lors dans la perspective d’une relation essentielle à ce qui nous retient et à ce qui nous échappe. « Nuit, à la différence des jours multiples, constitue la figure privilégiée de l’Autre — cet Autre dont nous avons fait sécession, mais auquel nous en appelons toujours, comme seul garant possible de la vérité ; cet Autre dont la visibilité, quoique partielle et trompeuse, demeure l’objet d’un désir sans cesse renaissant. » (p. 20)
5Avant d’aborder la relation spécifique entre nuit et peinture, il est nécessaire de parcourir, de manière aussi exhaustive et aussi pénétrante que possible, les modes d’approche de la nuit, que celle-ci fasse l’objet d’une visée directe ou bien qu’elle soit condition de visibilité (clair-obscur nocturne). Telle est la matière du premier chapitre. L’enquête y traite à parts égales de l’expérience perceptive, des faits de langage inscrits dans la tradition la plus reculée, des deux grandes sources culturelles que constituent le luminisme grec — qui est loin d’avoir méconnu la puissance nocturne en son ambivalence — et le clair-obscurisme judéo-chrétien, pour lequel la nuit s’offre comme l’« auxiliaire grandiose du mystère », des doctrines diverses de l’apophatisme et de la mystique. La tradition du sublime depuis Longin, Burke, Novalis, Baudelaire et jusqu’à Philippe Soupault, est l’objet d’une étude plus longue, mais tout aussi dense, incisive et riche en pensée, que les précédentes, peut-être parce que cette tradition « s’intéresse moins à l’ineffable et à l’insaisissable qu’aux signifiants qui donne le sentiment de leur présence » (p. 39) et qu’à ce titre elle obtient la préférence de l’auteur. Autant d’'entrées', dira-t-on, au fil desquelles la réflexion court le péril de se diffracter, risque d’autant plus grand que, pour chaque référence, pour chaque cas particulier, l’analyse, loin de courber à ses vues la singularité du sujet étudié, l’épouse au contraire, en suit les linéaments essentiels, le nourrit de citations substantielles ou d’emprunts de commentaires médités… De fait, il n’en est rien : à travers toutes ces approches « la nuit constitue moins un objet que le foyer d’une expérience cardinale, dont le problème est de comprendre le caractère structurant » (p. 47). Ainsi faut-il constamment tenir la nuit pour une catégorie d’un type spécifique, à la fois émotionnel et expressif. Ainsi, à chaque fois, « la nuit bouleverse et fait penser ». Plus exactement, elle se présente comme l’allocutaire sans réponse de l’appel lancé depuis le cœur d’un bouleversement émotionnel qui, paradoxalement, se fonde sur ce silence pour signifier et pour penser. Ainsi donc la nuit devient-elle le terme d’une expression dans laquelle l’émotion « se symbolise pour se communiquer. Impossible pour nous de séparer le bouleversement que crée le phénomène de la nuit, le vocable par laquelle nous l’invoquons et les représentations culturelles qu’il véhicule. Entre mots et choses, nous pouvons cependant nous représenter à nous-mêmes un certain type de vision émue ou d’émotion visuelle, en témoigner à autrui et lui faire acquérir un certain degré d’universalité » (p. 47).
6Le 'nocturne' en peinture relève du projet autant que du défi de peindre la nuit. Cela veut dire produire des images qui tantôt s’inclinent vers l’exactitude perceptive, tantôt obéissent à des emportements visionnaires, mais qui toujours conservent la fonction et la valeur de signifiants du mystère et de l’insaisissable. Et cela se peut si, pour le peintre, la nuit ne se propose pas seulement d’être sujet de représentation, mais encore partie prenante de la fiction picturale même. La difficulté pour la réflexion est alors de dissocier un 'peindre la nuit' d’un 'peindre avec la nuit'. B. Saint Girons s’attache à affronter cette difficulté. Dès la fin du XVIème siècle le peintre découvre les pouvoirs d’un renouvellement de son art par l’exploitation de lois et de procédés picturaux conquis avec les nocturnes antérieurs. « Peindre avec la nuit »: tels seront bien l’objet et le titre du chapitre IV. Mais, auparavant, le premier moment de l’investigation se trouvera dédoublé en un « graver la nuit » (Chap. II) et un « peindre la nuit » (Chap. III), afin de ne rien omettre des pouvoirs du noir et de l’ombre affrontés plus directement. Car, pour approcher l’originalité et la profondeur de l’ouvrage de B. Saint Girons, il est nécessaire de méditer plus particulièrement les pages 49 et 50 de son livre et de tenter de comprendre avec elle comment le visible manifeste n’est autre au fond que le symptôme élaboré de quelque chose qui n’est pas visible, comment « les peintures ne sont pas closes sur elles-mêmes et semblent des émanations de la nuit au moment même où elles l’interrogent » (p. 50).
7C’est pourquoi aussi il convient de prendre l’exacte mesure de l’importante iconographie qui complète ce travail. Des reproductions en grand nombre et de très remarquable qualité font bien plus qu’illustrer les thèses ou qu’accompagner les commentaires. « La nuit peint », « la peinture pense »: cela, B. Saint Girons le redit volontiers et sans ambages. Car, le problème est « de comprendre la présence et l’utilisation de la nuit hors de la nuit » (p. 21); 'hors de la nuit', i.e. dans un tableau qui doit nécessairement être accessible à la vue. D’où cette formulation : « qu’est-ce qui de la nuit reste la nuit dans une image nocturne et dans un tableau ? » (p. 21). Nous devons alors comprendre que l’ecphrasis est vouée à se soumettre chaque fois à l’œuvre d’art dans sa singularité, à ne rien laisser échapper d’une attention flottante portée à son contenu, à attendre que le sens de l’œuvre en tant que symptôme parvienne à son épanouissement. Cette herméneutique, fondée sur une sensibilité orientée, aiguë, précise, vibrante, constitue à coup sûr l’une des dimensions fondamentales de cet ouvrage. À preuve le choix même des références qui fait corps avec les analyses. Iconographie et commentaires forment un judicieux et noble argumentaire, visage autre, moins conceptuel mais non moindre, d’une philosophie de la nuit qui se situe aux antipodes d’une littérature à effets.
8Le chapitre II ( « Graver la nuit ») débute par une synthèse précise des derniers travaux relatifs à l’origine mythique de la peinture dans les sources gréco-latines. Il s’agit de faire le point sur les rôles attribués à la circonscription d’une ombre humaine projetée de nuit par une source lumineuse ainsi qu’à l’élaboration ultérieure de ce premier résultat, — ce qui conduit à s’interroger sur la nature exacte de la 'skiagraphie'. Ainsi faudrait-il remonter en deçà des sources hellénistiques et traduire ce terme par 'ombrécriture' pour dénommer une technique de la couleur et de l’ombre, qui vise à mettre en relief une silhouette, à lui conférer du volume sans ignorer déjà en fin de compte une certaine profondeur et une certaine magie de clair-obscur. Le mythe platonicien de la caverne est ensuite l’objet d’une interprétation originale qui privilégie le retour dans le royaume des ombres où nous séjournons, mais où une vision désormais éduquée pourra s’exercer comme en un atelier d’artiste (la comparaison est développée et illustrée). Avant de s’achever par une étude de la photographie, forme moderne ou mécanisée de l’ombrécriture, l’essentiel du chapitre II est consacré à la gravure. Disons d’abord que, « technique proprement sublime, la gravure est l’art par excellence de la nuit : d’une nuit qui ne se réduit pas aux simples ténèbres, mais organise l’affrontement de l’obscurité à la clarté (Axiome I) » (p. 63). La mise en œuvre de cette technique est ici illustrée par le choix d’estampes dues à Raimondi, Rembrandt, Piranese et Goya. Avec le Rembrandt graveur d’estampes nous est offerte l’occasion d’une analyse de deux pages (p. 66-67) s’attachant en particulier à comparer le premier (1653) et le dernier état (1661) d’une Crucifixion (pointe sèche et burin). « Avec le quatrième état la manière devient noire, abstraite, véhémente ; et la composition perd sa solennelle symétrie. /…/. Des traits presque sauvages parcourent la toile, droits, courbes, entrecroisés, invraisemblables, comme un déluge d’attaque, une débauche de projectiles. /…/. Mais la nuit où s’enfonce le mourant n’est pas l’inconnu : elle n’engendre pas le sentiment amer de vide. Tout au contraire, elle monte vers nous avec un arôme d’espérance, telle une présence familière ; elle nous enveloppe de mystère et nous nourrit » (p. 67). Sous les auspices de la nuit comme catégorie, entre tous les états d’une gravure, B. Saint Girons nous dévoile comment l’émotion créatrice n’en finit pas de renouveler son expressivité.
9En lisant cet auteur on a parfois le sentiment de parcourir, résumés à l’essentiel, des rayons entiers d’ouvrages spécialisés de l’histoire de l’art. Cette impression s’accentue avec le long troisième chapitre: « Peindre la nuit », dont il est difficile de rendre compte, étant donné l’abondance et la qualité des analyses. Dans un nocturne l’espace pictural, espace inhérent à l’œuvre, prend son essor et conquiert son autonomie (par ex. par rapport à l’architectonique du lieu où la fresque s’inscrit) grâce à la lumière, picturale elle aussi. Mais, c’est bien de surgir et de s’émanciper de la nuit, donc de la peinture d’une ambiance nocturne, que cette lumière 'pictoriale' tient sa vertu, laquelle peut aller jusqu’à symboliser l’illumination de l’âme qui rêve (cf. le Songe de Constantin de Piero della Francesca) : « Grâce à la nuit, l’énigme de l’événement se redouble et l’illumination pictoriale donne à voir davantage même que le rêve, le ressort du rêve: ce qui se joue dans le lieu secret où se produit l’illusion de l’âme » (p. 88).
10Le jeu d’irremplaçables influences réciproques entre religion et peinture, au sein de la civilisation occidentale, inspire à B. Saint Girons un beau sous-titre de ce chapitre : « Les nuits saintes de la Renaissance ». Diverses Annonciations, toutes les Nativités, le Martyre de saint Laurent, etc., supposent, par fidélité aux Livres Saints, l’exploration des ressources de la nuit en ce qu’elle est capable d’exacerber le sens du mystère ou bien d’aviver l’éclat dont rayonnent des foyers de lumière surnaturelle (le corps de l’Enfant Jésus, un ange, le Christ ressuscité). Avec le XVIIe siècle s’ouvre « l’âge d’or du nocturne ». Le Caravage en est l’initiateur. « Chercheur infatigable, sondeur de mystère, héros des marges » (p. 106), il remet en cause une conception d’ensemble de l’institution picturale. Il fait courir à la peinture le risque de sa dissolution, mais c’est en lui ouvrant la voie d’expérimentations fécondes, où la nuit vient tenir sous sa menace un jour et une couleur qui semblaient aller de soi. Par là commençons-nous à nous familiariser avec la difficile notion des « lumières de la nuit — ses fractions nitescentes (cf. Axiome I) » (p. 111), que l’auteur oppose à l’unique lumière du jour, avec leur fusion intime et paradoxale dans la ténèbre immémoriale et avec le lien secret qui les unit à la religiosité, « comprise moins comme adoption des dogmes que comme méditation des mystères ». En témoigne, à côté du Caravage et de La Tour, une comparaison entre Elsheimer, Rubens (et Jordaens): « Comparons dans cette perspective le Saint Christophe d’Elsheimer (1599) et celui de Rubens (1614). La silhouette imposante du saint, courbé par l’effort, emplit le tableau et trace une diagonale qu’accentue le bras levé, en appui sur la perche. […] On repère quatre foyers lumineux. La lune, à moitié voilée de nuages ourlés d’or, éclaire l’Enfant Jésus, la tête et le côté gauche de saint Christophe. Mais elle est concurrencée par la lumière surnaturelle qui émane du Christ, 'lumière du monde'. Un ermite éclaire la scène avec un flambeau et, au loin, à peine visibles, quelques hommes se regroupent autour d’un feu. L’atmosphère, finalement paisible, est déjà celle de la Fuite en Egypte. Rubens, lui, dramatise la scène: l’ermite sort de l’ombre et braque subitement une lampe-tempête sur l’Enfant Jésus, rose et minuscule. Celui-ci semble effrayé et s’accroche aux cheveux de son porteur, en faisant voler vers le haut son manteau rouge. La corpulence cuivrée de saint Christophe en marche envahit la moitié du tableau. Absorbé par un effort redoutable, il ne soupçonne rien de la scène ; ce qui contribue à donner à la révélation un aspect étrangement contingent. L’épreuve du saint tourne au cauchemar et le sentiment de familiarité avec le divin se transforme en infamiliarité » (p. 110-111).
11Le chapitre se poursuit par de longues et belles études où la maestria de l’analyse s’applique aussi bien à des considérations de portée générale qu’aux œuvres singulières, telles ces miniatures commandées par le roi René d’Anjou au probable 'Maître du Coeur', Barthélémy d’Eyck. Quant aux objets de ces études, ils ont trait aux incontournables 'rêves et hallucinations' (dont l’Allégorie du Greco ou le bien moins connu Jordaens de Glasgow, la Vendeuse de fruits (songe d’amour)), à l’espace nocturne des paysages (dont la célèbre Vue de Tolède du Greco, ou encore les Oiseaux de nuit d’Edward Hopper), ou enfin aux « Nuits de l’histoire » (dernier sous-titre) (dont par exemple le Tres de Mayo de Goya, la Barque de Dante de Delacroix ou bien le Meurtre de Cézanne).
12« Peindre avec la nuit ». Le quatrième et dernier chapitre de l’ouvrage se propose de tirer les leçons des chapitres précédents. Il recense les modes opératoires, i.e. les procédés, fondés sur une puissance de la nuit. « Essayons donc de préciser la technique de la nuit, telle que les peintres nous la rendent sensible. La nuit peint. Elle réveille en nous un homo pictor, que l’homo loquens conduit trop souvent à oublier. Et elle le fait en produisant des signifiants plastiques qui, pour n’être pas verbaux, ne surgissent pas moins de façon neuve et profondément suggestive » (p. 138). Ainsi la nuit n’échappe pas entièrement à l’artiste; mieux même, celui-ci en opère dans ses œuvres la résurrection sensible. Le tableau n’est donc pas seulement une image de la nuit, il faut le comprendre et le voir comme le champ de forces où il est possible de « surprendre le travail de la nuit » et ainsi de « retrouver la profondeur de son 'faire', d’étudier dans le détail ses tours et ses détours » (p. 151). C’est pourquoi « la nuit peint: nous percevons, sentons et pensons d’après elle, en parcourant son œuvre et en répondant à ses sollicitations. Incréée, mais modèle de création, elle est l’artiste à laquelle nous nous identifions, sans jamais la rejoindre. L’apparence n’est plus alors la limite qui convoque l’intériorité : l’intériorité s’exhibe d’elle-même, livrant sa face cachée comme l’intérieur d’un gant. Nous nous immisçons de l’autre côté des choses, pour y accomplir le travail toujours inachevé d’une vision animée par le désir » (p. 153-154). Si donc c’est l’obscurité qui devient notre guide dans l’appréciation esthétique, alors il nous faut relativiser la conception normative, issue de la Renaissance, du tableau comme « célébration de la vision ». La nuit comme norme nous convie à « ne jamais négliger la possibilité de l’irruption d’un 'réel' qui remette en cause tout savoir prétendu », comme le Caravage en eut la pleine intuition, d’un réel qui ne soit pas 'Être', mais bien plutôt non-être, absence inhérente au visible, « faille », « expansion de vertige », « jet de nuit ».
13Le cadre étant posé, quels sont donc les procédés qui, le peintre les épousant et les faisant valoir, permettent de dire que 'la nuit peint' ? B. Saint Girons en dresse un inventaire précis, pour ne pas dire précieux, que nous pouvons recenser de manière schématique. 1) La nuit possède tout à la fois le pouvoir de concentrer la lumière et l’espace et d’accroître les grandeurs. 2) Elle uniformise les transparences, ce que l’auteur rend sensible par le rapprochement raisonné entre une toile de Rothko et une autre de Matisse. 3) Elle exalte les couleurs primaires. En effet le noir en peinture est « un puissant agent d’intensification: il oblige les lumières ou les couleurs suffisamment vives à se concentrer au lieu de se diluer. Grâce à sa présence le chromatisme se réduit, les couleurs locales triomphent ou disparaissent. Chaque teinte est soumise à une lutte contre l’obscurité qui prétend l’absorber »(p. 145). 4) Loin d’étouffer l’expressivité, la nuit peut se montrer capable de la contracter et de lui conférer une imminence explosive (voir l’Arrestation du Christ du Caravage et les deux Nuits étoilées de Van Gogh). 5) Enfin, par son pouvoir d’uniformisation et d’homogénéisation, la nuit comme continuum favorise l’émergence de continuités rythmiques, comme on peut voir avec un tableau de Christian Gardair : Paris Montparnasse, extérieur nuit, où « la ville entière est transformée en continuum coloré, parfaitement plan, dépourvu de déchirures, de plis et de saillies. 'Gardair, à sa manière, répare le tissu urbain', écrit Michel Collot : il prend en charge ses accrocs et panse ses blessures, délivrant sous la profusion des points lumineux l’unité vibrante de l’Urbs » (p. 151).
14Nous rapportant ici à l’Axiome V, « la nuit rend spontanément métaphysicien », sommes-nous donc fondés à conclure que les Marges de la nuit est un ouvrage de métaphysique ? Une méditation de la nuit court tout au long de ce livre. Elle se fonde sur une expérience du sublime et choisit comme auxiliaire une peinture qui pense. Nous aurions donc affaire à une esthétique dont le caractère 'subversif' est avoué, dans la mesure où elle remet radicalement en cause tout 'oculocentrisme', où elle situe le sujet en exclusion interne par rapport à ce qu’il contemple, où elle contraint enfin la pensée à s’aventurer par-delà la dichotomie simplifiante et trompeuse de la nuit et du jour. Soulignons toutefois que, par ses implications, cette esthétique se convertit sans cesse, ou bien s’épanouit, en percées philosophiques et non métaphysiques. Car la nuit, nous l’avons vu, relève bien du visible. Elle luit et elle entame à sa façon. Il y a un éclat du sans-fond. On aurait tort cependant de l’assimiler unilatéralement à l’infini. Son efficience coïncide plutôt avec le ressort secret du jeu des contraires. « Quand l’infini s’ouvre, disait Hugo, pas de fermeture plus formidable » (p. 161). On comprend ainsi que, contrairement au jour qui nous propose un établissement, qui nous offre une assiette, la nuit nous mette en marche et nous pousse à l’audace. Ce faisant, elle se seconde elle-même par le songe ou le rêve qui, dans leur liaison avec l’obscurité intérieure qui nous habite, sont des stimulants de la pensée. Car ils nous rappellent que celle-ci n’est pas primordialement une affaire d’idées claires et que « penser, être pensant, c’est finalement se laisser traverser par la nuit et supporter les commotions de torpille qu’elle provoque. Il arrive alors que l’effervescence nous gagne, que la nuit se transforme en allocutaire et que nous lui empruntions sa force. 'Ah ! fussé-je nuit !', tel est le vœu que nous nous mettons à formuler avec le Zarathoustra de Nietzsche » (p. 171).
15Placée au confluent de plusieurs disciplines — philosophie, psychanalyse, esthétique, histoire de l’art —, dont elle assure l’articulation et la synthèse, cette œuvre devrait faire école. À vrai dire cette 'école' existe déjà et elle a eu ses maîtres : Gaston Bachelard pour la poésie, puis Pierre Kaufmann pour les arts plastiques. Avec ses deux derniers ouvrages, le Sublime et les Marges de la nuit, Baldine Saint Girons en est l’insigne continuateur.