« Langue et littérature françaises » : histoires déconstruites
1« Langue et littérature françaises » : le syntagme sonne presque comme une unité lexicalisée, répétée dans les titres d’ouvrages de référence depuis des siècles et figée dans l’imaginaire collectif sous la forme d’une essence intemporelle. Les deux livres que nous évoquerons dans les pages qui suivent procèdent à l’examen méthodique de la construction historique de la double évidence énoncée par ce syntagme, tellement ancrée dans nos représentations que nous cessons souvent de nous interroger sur sa genèse.
2Bernard Cerquiglini, éminent historien du français, retrace les différentes phases de l’élaboration souvent problématique d’un discours sur l’origine de la langue nationale, essentiellement chez les humanistes du xvie siècle et chez les romanistes du tournant xixe–xxe siècles. Emmanuelle Mortgat-Longuet publie quant à elle son imposante thèse de doctorat sur les prémices de l’« histoire littéraire » française aux xvie et xviie siècles. Il peut paraître incongru de vouloir traiter de ces deux volumes symétriquement. D’évidentes dissemblances les séparent en effet en surface, outre le fait qu’ils couvrent des périodes non exactement superposables. Une Langue orpheline (LO) mêle l’érudition serrée à un ton plus léger, volontiers polémique, qui ponctue de formules plutôt spirituelles – « un bon dialecte est un patois mort » (LO, p. 141), « le français est un Christ sans Golgotha » (LO, p. 149) – des argumentations très fouillées et pourtant toujours très accessibles. Tout en prenant explicitement position dans le champ des spécialistes de l’histoire de la langue, l’ouvrage s’adresse également à un public plus élargi, curieux d’en connaître davantage sur les principaux débats linguistiques en France et sur leurs enjeux, exposés en sept grands chapitres. Clio au Parnasse (CP) se présente davantage comme une somme, extrêmement bien documentée, reconstituant patiemment un important tissu textuel et humain et constituant une référence désormais incontournable pour qui s’intéressera de près à cette période et aux questions littéraires qui l’ont animée. La tonalité y est forcément plus neutre et le plan, plus détaillé, autorise très opportunément diverses entrées dans ce texte dense et précis, complété en annexe par un « répertoire bibliographique des “vies” publiées de Guillaume Colletet ».
3Autant le dire d’entrée de jeu : nous ne sommes spécialiste d’aucun des deux domaines investigués par les auteurs. C’est sans doute cette position de recul qui nous porte à considérer ces deux ouvrages d’un même regard et à vouloir y dégager des points de convergence. La pertinence d’une lecture croisée tient, selon nous, au fait que les deux auteurs s’intéressent à des métadiscours – l’un plutôt sur la langue, l’autre plutôt sur la littérature – souvent cités mais rarement interrogés sur leurs processus de constitution. C’est tout un corpus, finalement assez homogène, nous le verrons, qui se trouve comme « dépoussiéré », non pas pour être simplement revalorisé, mais pour être réévalué dans ses fondements. En outre, dans leur exploration de ce corpus, les deux auteurs sont guidés chacun par une même thèse, au sens fort, que l’on peut résumer grossièrement ainsi : la légitimation d’une tradition littéraire et linguistique passe notamment par l’élaboration d’un grand récit qui dote cette tradition d’une origine et qui se fonde sur différents principes de structuration interne (essentiellement de hiérarchisation). Nous développerons les différents axes selon lesquels peut s’opérer cette lecture transversale, après avoir livré un bref résumé de chacun de ces ouvrages.
4Une Langue orpheline raconte somme toute l’histoire d’un combat permanent mené par les érudits, grammairiens puis philologues, pour doter la langue française d’une origine lavée de toute bâtardise, annonciatrice d’un destin prestigieux et à l’image de la nation : unifiée et centralisée. Ce combat symbolique s’opère dans l’ordre du discours : du xvie siècle à nos jours se sont accumulés arguments, représentations, obsessions, métaphores, bref toute une série de traits discursifs dont certains nourrissent encore notre rapport à la langue française et à son histoire – telle par exemple l’idée selon laquelle le français standard provient du parler de l’Île-de-France.
5Nous l’avons dit, l’auteur se focalise essentiellement sur deux moments clés dans cette histoire discursive : le xvie siècle, qu’on pourrait présenter comme le temps des espoirs déçus, et le tournant xixe–xxe siècles, ou le temps de la revanche de la science. En effet, l’enjeu principal qui anime les entreprises des humanistes Pasquier, Estienne ou Tory est de clarifier la genèse du français et, plus particulièrement, de préciser ses rapports avec la langue de prestige d’alors, le latin. Espoirs déçus, dans la mesure où il s’avère que, non seulement le français provient du latin vulgaire, et non du latin classique, mais qu’en plus il a subi « une créolisation longue et inavouable (la germanisation) » (LO, p. 24).
6Dès lors, très rapidement, la problématique se déplace sur la question de la normalisation interne de la langue : la précellence du français devra se soutenir d’une inscription à la fois géographique et sociale légitimante. Les réponses données à cet enjeu – conviction de la primauté du parler parisien, rivalité entre mondains et savants pour la maîtrise de l’usage (partiellement résolue au profit des premiers avec la création de l’Académie française), rhétorique paternaliste et minorisation définitive des parlers régionaux – conditionneront durablement le discours sur la langue.
7Fondée sur une idéologie hygiéniste, la philologie lachmanienne du xixe siècle se saisira à nouveau de la problématique de l’origine, toute armée d’une méthode prétendument rigoureuse et objective, mais foncièrement animée du fantasme on ne peut plus subjectif de la pureté de la source. Gaston Paris assurera, dans l’enseignement supérieur, l’institutionnalisation de cette pensée romantique associée à une technique positiviste, faisant participer activement les progrès de la science à l’œuvre patriotique d’illustration nationale, par la mise en valeur d’un patrimoine linguistique prestigieux parce que pur et ordonné.
8L’entreprise scientifique sera cependant amenée à poser certaines embûches à la doxa centralisatrice dominante. La dialectologie, dévoilant la complexité géographico-linguistique et la genèse fragmentée du français, postule des thèses qui s’accordent assez mal avec le grand récit d’une émergence linéaire du français national. D’autant plus que la terminologie linguistique s’indexe très explicitement sur des modèles politiques : « Utiliser le terme de dialecte pour désigner la disposition linguistique française […], c’est convoquer de fait un modèle politique et social [la Grèce antique] qui n’est pas celui de la France, et auquel celle-ci n’aspire aucunement. » (LO, p. 98.) Une France de dialectes ne rend pas compte de la primauté du parler central, sous protection étatique. L’affrontement entre la science et l’opinion tournera finalement au profit de cette dernière, les linguistes (Jean-Jacques Ampère, Albin d’Abel du Chevallet, Gaston Paris) choisissant de privilégier la forme narrative à l’exposé systématique et apportant la caution de l’érudition au récit commun de la thèse centralisatrice.
9Il s’agit dès lors de donner une consistance linguistique et une justification historique à ce parler central au destin tellement particulier. Le mythe du francien, essentiellement promu par Gaston Paris, se charge de créditer la thèse centralisatrice en postulant l’existence d’un dialecte « [n]e possédant en propre aucun trait linguistique » (LO, p. 149) et jouissant d’une protection royale particulière. À ce titre, « le parler francilien n’est pas une inflexion particulière et locale de l’idiome ; il est la langue française dans son essence » (ibid.). Tout dans cette théorie, des conditions institutionnelles de sa formulation jusqu’au néologisme – francien – forgé pour en désigner le héros, s’accorde avec une vision hiérarchisée et centralisatrice de la société française moderne.
10C’est, au final, cette association étroite et immédiate entre science linguistique officielle et politique nationale que l’auteur conteste dans son dernier chapitre. Radicalisant sa posture critique, il y réfute méthodiquement les « preuves » à l’appui de la thèse francienne — notamment en effectuant un remarquable travail de contextualisation —, après avoir, dans les chapitres précédents, déplié leur mise en récit progressive. Son propos débouche sur une nouvelle vision de l’histoire de la langue française et de la philologie, qui interroge les fonctions sociales remplies par la langue et par la performance littéraire, accorde une place importante à la rivalité avec le latin dans le domaine de l’écrit et, pensée de la variation, se défait d’une axiologie qui accordait toutes les vertus de pureté (et de vérité) à ce qui est homogène et central. Ainsi, selon l’auteur, « [l]a mise au point définitive d’un français commun écrit interdialectal et sa diffusion ne durent rien à l’Île-de-France, mais tout aux principautés de l’Ouest », thèse difficilement admissible pour le « jacobinisme affligé de la linguistique française » du xixe siècle (LO, pp. 209–210). Le français standard trouverait sa source dans un français écrit, d’abord à coloration anglo-normande, puis progressivement dépouillé de tout localisme. Cette nouvelle genèse permet de mieux comprendre un faisceau d’attitudes et de représentations postérieures à l’égard d’une langue née d’une impulsion décontextualisante : « latinisation du lexique et des graphies, érection monumentale et royale, régulation puriste, péjoration du diastratique, mépris du diatopique » (LO, p. 212).
11La conclusion achève de porter le débat au niveau plus général de l’articulation entre science et politique ; la thèse défendue étant que les progrès du savoir linguistique (en l’occurrence, la mise en évidence du caractère foncièrement hétérogène du langage) doivent pouvoir orienter une politique linguistique moins éprise de monologisme.
12On ne nous en voudra pas d’être encore plus sommaire dans l’évocation de l’ouvrage d’E. Mortgat-Longuet, qui couvre un terrain sur lequel, nous l’avons dit, nous sommes bien loin d’être suffisamment compétent pour émettre un avis critique.
13Une riche introduction explicite avec précision la démarche de l’auteur, les modalités de constitution de son corpus et l’état de la question. Sans se fonder sur une définition a priori de l’« histoire littéraire » française aux xvie et xviie siècles, l’auteur dégage quelques principes clairs qui ont guidé son enquête.
[Est retenu] tout texte qui peut réunir à la fois les trois conditions suivantes : il doit traiter, au moins en partie, d’une production française ; il doit considérer la chose “littéraire” — ce mot étant pris dans son acception la plus large et sans aucune restriction […]. Enfin, il doit présenter un caractère à dominante historique, donc offrir un regard rétrospectif sur cette production littéraire française. (CP, p. 17.)
14Cette immense production est organisée en deux phases, l’une d’autonomisation, l’autre d’institutionnalisation, qui finissent par imposer une définition de ce corpus comme discipline, au sein de laquelle les différents acteurs ont conscience de participer à une entreprise commune.
15Le xvie siècle, avec les figures dominantes d’Etienne Pasquier et de Claude Fauchet, voit la mise en place de grandes représentations structurantes sur la littérature en langue vulgaire. Transférant à l’étude de cette production des genres appliqués originellement à la littérature latine, ces auteurs entendent isoler ce qui distingue la littérature française de ses rivales latine et italienne. Il s’agit dès lors d’encadrer cette littérature d’un récit qui en désigne l’origine, qui en justifie les principes d’évolution et qui impose un étalon qualitatif.
16Le second temps fort de ce panorama coïncide avec l’œuvre de Guillaume Colletet, académicien soutenu par Richelieu, dont les Vies des poètes françois constituent une somme historiographique jamais étudiée dans son ensemble auparavant. Trois grandes idées émergent de l’analyse fouillée qu’en fait l’auteur : premièrement, Colletet articule étroitement l’illustration de la langue française et la valorisation de la figure individuelle du poète ; deuxièmement, il développe ainsi une conception nationalisée du « génie » littéraire fondée essentiellement sur le « naturel », la « raison » et la prétention universaliste ; troisièmement, il introduit le principe du relativisme historique dans le jugement sur les œuvres.
17La production historiographique de ce siècle académique se caractérise également par un élargissement du public destinataire, qui tend à se mondaniser, symptôme de la mainmise de l’Académie sur l’érudition lettrée. La centralité de cette institution entraîne forcément une relation spéculaire entre l’histoire littéraire et l’Académie, la première dotant la seconde d’une « geste » autorisée qui nimbe l’actualité des membres du prestige de la tradition. Enfin, vers 1660-1670, le recours au cadre général de la « nation » française constitue une autre mutation importante. Notamment chez Bouhours, la langue n’est plus l’agent déterminant dans la définition d’une identité culturelle collective ; c’est au contraire la nation qui impose une norme intemporelle et invariante à l’ensemble des manifestations qui s’y inscrivent. L’imposition de ce cadre national n’est pas sans incidence sur la légitimation des historiographes eux-mêmes : « la reconnaissance de cette nouvelle dimension et la valeur qu’on lui accorde participent en effet de la considération dont ils peuvent bénéficier » (CP, p. 327).
18Les analyses de l’auteur convergent alors vers la conclusion suivante : par sa genèse particulière, l’histoire littéraire nationale a participé à l’élaboration des grands principes du classicisme français, autant qu’à la consécration de cette esthétique ; on peut même dire qu’elle a « écrasé » ces deux phases qu’on a l’habitude de concevoir commodément comme distinctes a posteriori. Le « grand siècle » français se construit dès le départ comme modèle national, consacré par le défi qu’il relève envers les « grands siècles » antérieurs.
19De ces deux aperçus sommaires émergent quelques lignes transversales. Bien que très différents à plus d’un titre, les deux ouvrages explorent en effet plusieurs axes communs, que nous voudrions à présent évoquer.
20Plusieurs de ces questionnements comparables sont d’ordre méthodologique. De manière explicite chez E. Mortgat-Longuet, de manière plus implicite chez B. Cerquiglini, se pose, tout d’abord, la question de la délimitation du corpus. Quelle homogénéité possèdent les discours étudiés ? À quel titre sont-ils envisageables selon une même perspective ? Quelles scansions établir au sein de cet ensemble ? De manière générale, on peut dire que les auteurs se refusent à toute surdétermination et adoptent a priori un critère d’identification assez maximaliste. Entre Les Recherches de la France d’Etienne Pasquier (1560) et la leçon inaugurale de Gaston Paris sur la « Grammaire historique de la langue française » (1868), il y a certes des points communs, mais difficilement formalisables. Entre le Recueil des Antiquitez gauloises et françoises de Claude Fauchet (1579) et l’histoire du Théâtre françois par Samuel Chappuzeau (1674), il y a cette intersection balisée souplement par l’auteur selon les quatre critères exposés plus haut (production française, littéraire, traitée de manière globale ou en y distinguant un sous-ensemble, avec un regard rétrospectif). Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit donc moins d’explorer un corpus qu’une série de problématiques, auxquelles des textes de natures a priori diverses ont pu donner des réponses concurrentes. C’est cette concurrence (tant synchronique que diachronique) des réponses à des enjeux semblables qui est mise en évidence par les deux auteurs dans leur traitement du corpus. Celui-ci n’est pas découpé selon une périodisation rigide, qui ne retiendrait que les scansions généralement admises et les figures consacrées par… l’histoire de la langue et de la littérature. Sans chercher à réhabiliter à tout prix des inconnus, les auteurs accordent en effet une place parfois importante à des figures a priori plus marginales dans les débats, mais qui ont contribué à en renouveler les termes, tels Gustave Fallot en linguistique ou Guillaume Colletet en historiographie littéraire.
21Ces remarques sur le traitement du corpus nous amènent tout naturellement à évoquer une deuxième convergence méthodologique forte entre les deux ouvrages, qui s’efforcent de se prémunir de l’illusion rétrospective. Soucieux de se démarquer des classements établis, les auteurs sont tout aussi attentifs à ne pas juger les discours qu’ils examinent en fonction des réponses qui ont pu être apportées ultérieurement aux mêmes questions et qui pourraient facilement faire passer pour simplement obsolètes les propositions défendues par ces pionniers. Le propos de ces études est bien de reconstituer les enjeux intellectuels du temps et de situer les unes par rapport aux autres les représentations défendues, sans chercher à « corriger » les « erreurs » des auteurs commentés. Cette démarche permet notamment à B. Cerquiglini de rendre compte de manière très éclairante du jeu d’ajustement réciproque entre l’« opinion » commune et la recherche de pointe, la première pouvant infléchir la seconde, qui à son tour, via la vulgarisation, radicalise la doxa, ce qui peut nécessiter un ultérieur aggiornamento scientifique. Selon la même perspective, E. Mortgat-Longuet explique qu’« il ne s’agit certainement pas d’éclairer les conditions et les modalités effectives par lesquelles [l]es lettres françaises ont pu progressivement prendre le pas, en France, sur la culture humaniste et néo-latine, mais d’observer comment des reconstructions historiques prétendent les “autoriser”. » (CP, p. 14.)
22Cet effort de contextualisation est double. Comme il a pu apparaître dans les lignes qui précèdent, les deux ouvrages reconstituent autant une configuration sociale qu’une configuration discursive, autant un champ qu’une doxa, en fonction desquels les auteurs examinés sont situés. Certes, cette double contextualisation est menée à chaque fois de manière souple, ponctuelle et non maximaliste. Pour rendre compte des problèmes posés par les développements de la dialectologie, B. Cerquiglini évoque ainsi « l’outillage mental » des romanistes aux alentours de 1830 (LO, pp. 84-85) ; pour faire saisir l’homologie structurale entre le champ scientifique de la linguistique au xixe siècle et le récit pseudo-scientifique sur la genèse du français, il évoque la conférence prononcée par Gaston Paris en 1888 en Sorbonne, « [m]aître reconnu, s’adressant, en présence du ministre de l’éducation nationale, à la petite intelligentsia provinciale » (LO, p. 140). De même, E. Mortgat-Longuet explique en quoi l’œuvre de Colletet est, entre autres, symptomatique de « l’assurance d’une génération qui estime pouvoir connaître le plein épanouissement de la langue française, et qui — contrairement à ce que pouvait ressentir la génération d’un Pasquier — ne sent aucunement cette maturité menacée » (CP, p. 198). L’un des mérites de ces options méthodologiques tient, à nos yeux, dans le fait qu’elles mettent en évidence l’existence d’une doxa métalittéraire et d’une doxa métalinguistique, entretenant chacune des zones de partage et des points de rupture avec le sens commun d’une époque. Les deux travaux examinés cartographient d’importantes portions de ces espaces des possibles discursifs, en y pointant les blocages notionnels et les passages obligés et en nous invitant à reconsidérer les réflexes de pensée qui continuent parfois d’être les nôtres aujourd’hui (tels « le français vient du francien » ou « enfin Malherbe vint »).
23B. Cerquiglini et E. Mortgat-Longuet contribuent de la sorte à une histoire (genèse, autonomisation, spécification des procédés) des disciplines fondatrices de notre rapport à la langue et à la littérature françaises (grammaire, linguistique historique, philologie, histoire littéraire), en débusquant les implications politiques des entreprises scientifiques les plus désintéressées a priori. Cette histoire des disciplines est faite de portraits précis de quelques figures marquantes (entre autres : Pasquier, Estienne, Tory, Fallot, Ampère, Littré, Paris chez l’un ; Fauchet, La Croix du Maine, Du Verdier, Colletet, Pellisson chez l’autre), qui toujours sont situées dans leur rapport à une doxa plus large. Le propre de ces savoirs plus ou moins constitués est en effet de se développer en dialogue permanent avec une constellation de représentations sociales qui débordent le strict cadre disciplinaire. De là se justifie une démarche attentive à la rhétorique de ces métadiscours, c’est-à-dire à la manière dont ils reconfigurent selon une logique propre des portions du discours social de leur époque.
24Les deux études mettent en effet en évidence que les discours savants qu’ils examinent répondent à un programme rhétorique qu’on pourrait définir, grosso modo, de la façon suivante : investir les objets « langue » et « littérature » des croyances qui touchent à l’histoire et à l’identité d’un peuple, et par là renforcer ces croyances en les dotant d’un support transhistorique cautionné par la science.
25Cette opération mobilise, d’une part de grandes matrices idéologiques, d’autre part des figures, au sens large de « procédures de mise en discours ». Sans prétendre à l’exhaustivité et en nous permettant d’être parfois certainement trop allusif, nous pointerons, pour les premières, quatre grandes obsessions mises en évidence par les auteurs. De manière générale, on peut dire que la pensée qui sous-tend les entreprises historiographiques françaises sur la langue et la littérature est unitaire, centralisatrice, hiérarchisante et conservatrice.
26L’obsession de l’unité répond à l’exigence de faire coïncider un peuple, politiquement soumis à un seul pouvoir, avec une langue et une littérature, associées par homologie à cette même et unique juridiction abstraite. On ne s’étonnera donc pas que « [d]ans les représentations associées à la langue française, la diversité langagière ne renvoie pas à l’abondance, mais à l’abandon ; elle est liée à l’origine défaillante et au déclassement » (LO, p. 32). De même, si l’historiographe littéraire tolère bien sûr une variété de talents, c’est la conformité au génie français qui est rappelée en dernière analyse.
27Cette juridiction abstraite se doit logiquement d’être désignée et justifiée : c’est le motif du centre qui est dès lors mobilisé dans les discours pour asseoir la représentation d’un pouvoir forcément légitime parce que central. Particulièrement claire dans les histoires de la langue, cette obsession du centre a pour elle l’apparence de l’évidence incontestable :
[…] morcellement féodal qui appelle à l’unité, déterminisme lexical (le français, parler de la France), haute protection précoce (Hugues Capet), statut légitime attestable dès le xiie siècle, propagation rapide grâce au développement de l’appareil d’État. Si l’on excepte deux témoignages littéraires, aucune preuve historique n’est fournie. Le récit se soutient de sa consistance et de sa vraisemblance : la langue est en France affaire de l’État depuis longtemps ; pourquoi ne l’aurait-elle pas été depuis toujours ? (LO, p. 124.)
28La tentation de la symétrie poussera Gaston Paris à suggérer un équivalent littéraire à ce centre linguistique parisien originel, dont « la continuité langagière […] supposée permet de pousser subrepticement toujours plus vers l’est la genèse du Saint Alexis, au cœur de la France » (LO, p. 66).
29Le caractère hiérarchisant est quant à lui l’une des dimensions constitutives de l’entreprise historiographique. Attachés à exalter la prééminence d’une collectivité dans tel ou tel domaine de la production culturelle universelle, les discours sur la langue et la littérature françaises chercheront à fonder l’existence symbolique de leur objet en y pointant diverses caractéristiques distinctives, qui postulent un échelonnement des communautés culturelles.
[…] puisque, dit-on, un des signes de l’excellence de la « nation » est, à la différence de ses voisines, sa prédilection pour l’éloquence – le mythe de l’Hercule Gaulois illustre cette préférence pour l’usage de la persuasion sur celui de la force –, il s’agit de donner au mieux des fondements historiques à cette affirmation et de chercher à montrer comment cette prédilection s’est notamment incarnée dans la poésie, une des illustrations privilégiées de ce qui serait une disposition française. (CP, pp. 73–74.)
30Hiérarchisante sur le plan des collectivités, l’entreprise historiographique l’est aussi sur le plan des individus. Dès les Recherches de Pasquier, un partage s’établit, qui « prend la forme d’une opposition discriminante entre les “grands” et les “petits” écrivains » (CP, p. 123). L’ouvrage d’E. Mortgat-Longuet montre alors comment cette distinction minimale se raffine au gré des inventions conceptuelles des historiographes – notamment la conception du génie et les mutations des critères de nouveauté. Les théoriciens et historiens de la langue ont eux aussi rapidement orienté leur discours vers une tonalité normative. Dès après Ramus, « [l]a norme linguistique est affaire de distinction sociale » (LO, p. 46). Au service de la pensée centralisatrice s’impose dès lors le « modèle latin » (un parler directeur et des patois minorisés) pour rendre compte de la genèse du français – au détriment du « modèle grec » (un ensemble de dialectes non hiérarchisés).
31Enfin, même s’ils peuvent paraître animés d’une confiance dans le progrès des lettres ou dans la prospérité de la langue, les métadiscours linguistiques et littéraires fondent ces exhortations sur une idéologie conservatrice : les accents parfois réformateurs constituent moins des appels enthousiastes vers un futur à construire que des rappels nostalgiques d’un âge d’or toujours révolu. Obsédés par l’idée du déclin, les historiens de la littérature de la fin du xvie siècle s’efforcent, « par leurs entreprises de description et d’explication, de jouer le rôle de consciences vigilantes » (CP, p. 115). Parallèlement, à la même époque, « la grammaire, sous les derniers Valois, porte le deuil de la cour du grand monarque [François Ier] ; elle acquiert une inflexion mélancolique qui deviendra la marque du purisme, pensée nostalgique et pessimiste de la langue » (LO, p. 47). La recherche effrénée d’une origine ancienne et pure (pure parce que ancienne) apparaît ainsi comme une tentative jamais vraiment aboutie de conjurer la menace du déclin.
32Ces grands signifiés transversaux s’actualisent selon divers procédés dans les discours étudiés. Deux d’entre eux nous ont semblé ressortir tout particulièrement : la mise en récit et la métaphore. Le premier pourra sembler excessivement général, le second excessivement convenu. Certes, mais les auteurs des deux ouvrages montrent très clairement en quoi ces techniques rhétoriques ont pu, à un moment donné de l’histoire des discours examinés, constituer de véritables options pour les historiographes ou linguistes et dès lors conditionner parfois en profondeur les modalités du discours sur la langue ou sur la littérature. B. Cerquiglini explique ainsi comment, aux alentours de 1860, les érudits français, placés devant l’option formalisatrice représentée par la science linguistique germanique, ont finalement orienté la linguistique historique française vers une « histoire linguistique ». Celle-ci « formalise moins qu’elle ne raconte ; elle subordonne la modélisation au récit. La réhabilitation de l’ancienne langue devient relation d’une genèse, chronique d’une marche heureuse vers l’idiome national. » À partir de là, « [l’]érudition a désormais pour tâche malaisée d’expliciter la dynamique d’une élection, de donner substance et forme à un récit convenu » (LO, pp. 106–107), en somme de se plier aux exigences de la forme narrative, qui « favorise, comme méthode explicative, les durées longues et les transitions, abhorre les ruptures » (LO, p. 118). De la même manière, mais en fonction d’autres enjeux, dans son Histoire de l’Académie française (1653), Paul Pellisson-Fontanier « offre aux hommes de la génération précédente la possibilité de se voir comme les acteurs d’une geste qu’il présente sous la forme d’un “récit d’histoire” » (CP, p. 279). L’enjeu est bien d’engager la langue et les lettres dans un destin dont le lecteur commun pourra facilement se représenter la nécessité intrinsèque.
33Pour rendre ce récit facilement appropriable par des catégories du sens commun, la métaphore constitue certainement l’un des outils rhétoriques les plus puissants. Dans leurs analyses parfois très rapprochées des textes, les deux auteurs mettent en évidence comment ces figures participent pleinement du discours d’autorité scientifique et comment, en suppléant les faiblesses argumentatives, elles autorisent tous les coups de force théoriques. Tel celui d’Henri Estienne, qui use de la métaphore des propriétés immobilières pour imposer un type de rapport ville vs. campagne qui discrédite les parlers régionaux :
Tout ainsi qu’un homme fort riche n’ha pas seulement une belle maison et bien meublée en la ville, mais en ha aussi es champs, en divers endroits : desquelles il fait cas, encore que le bastiment en soit moindre et moins exquis, et qu’elles ne soyent si bien meublées, pour s’y aller esbatre quand bon luy semble et changer d’air : ainsi nostre langage ha son principal siege au lieu principal de son pays : mais en quelques endroits d’iceluy il en ha d’autres qu’on peut appeler ses dialectes1.
34La philologie lachmanienne fonde quant à elle sa procédure d’édition de textes sur le vaste réseau métaphorique de la famille, nourri de toutes les connotations que peut y indexer une « pensée bourgeoise, paternaliste et hygiéniste » (LO, p. 57) : obsession de la filiation, terreur de la contamination, condamnation de l’adultère, centralité de la notion de « faute ».
35L’historiographie littéraire n’est pas en reste, elle qui a très tôt usé de la métaphore militaire pour rendre compte des luttes menées dans et par le monde des lettres et pour en exalter les héros. Guillaume Colletet impose ainsi l’image de l’écrivain en « chevalier d’État », récompensé pour ses mérites dans le combat pour la langue comme le serait le soldat au service de son roi (CP, p. 232).
36Comme ont pu le suggérer les divers exemples cités, ces appareils rhétoriques sont au service d’une thèse générale assez banale, modulée selon les types de discours, mais globalement stable : la consolidation symbolique du cadre national français. L’émergence de l’histoire linguistique et de l’histoire littéraire comme disciplines relativement autonomes dans le champ du savoir s’opère en étroite connexion avec les enjeux de la politique nationale. Selon E. Mortgat-Longuet, les érudits du xvie siècle « s’appuy[ent] sur l’idée traditionnelle que la grandeur et la prospérité du studium témoignent de celles de l’imperium [et] déclarent donc, par leurs ouvrages, être utiles à la France et au roi. Ainsi, cette histoire littéraire française […] semble dans une large mesure enracinée, à sa naissance, dans l’ordre du service de l’État. » (CP, p. 92.) Les liens entre la science linguistique et la politique nationale sont eux aussi constamment rappelés par B. Cerquiglini : le souci de doter la langue nationale d’une origine ancienne et pure et de situer cet étymon commun au cœur de la région parisienne trouve facilement son écho dans la représentation en étoile du pouvoir français, rayonnant d’un centre fondateur et légitime vers des périphéries administrées.
37En somme, les histoires de la langue et de la littérature, telles que nous les présentent B. Cerquiglini et E. Mortgat-Longuet, ont participé activement à la construction imaginaire d’un espace français comme meilleur espace de légitimation, c’est-à-dire comme réservoir (et pourvoyeur potentiel) d’un capital symbolique ayant fructifié avec toutes les apparences de la rentabilité maximale et au profit du plus grand nombre. Mais l’intérêt de ces deux ouvrages est aussi de montrer comment ces entreprises discursives se sont constamment heurtées à la complexité du réel, souvent difficilement réductible aux schémas les plus doxiques.