Le statut de la famille contemporaine en France : littérature, culture, théorie
1Issu d’un colloque international tenu à l’université de Durham en 2004, le recueil Affaires de famille. The Family in Contemporary French Culture and Theory rassemble une collection d’essais, en anglais et en français, visant à explorer le statut de la famille dans les arts et les sciences sociales de la France d’aujourd’hui. Ce collectif, dirigé par Marie-Claire Barnet et Edward Welch, s’organise autour de six volets dont le fil conducteur est de répondre à la question suivante: « Qu’est-ce qui constitue, réunit, sépare (autour de quelles tables?), déconstruit, ou recompose aujourd’hui une famille en France? » (p. 11).
2Le présent volume s’ouvre sur une introduction de Marie-Claire Barnet qui esquisse quelques pistes de réflexion sur le devenir de la famille. En s’appuyant notamment sur le tableau « historique, politique et juridique, psychanalytique et socioculturel » de la famille dressé par Élisabeth Roudinesco dans La Famille en désordre (2002), Barnet souligne le caractère mouvant du statut familial. Autrement dit, après l’ère de « Dieu le père » et « la puissance des mères », il existe maintenant la période des « tribus » postmodernes. Elle revient sur l’analyse de Roudinesco qui décrit une famille « en profond désordre, éclatée […], désarticulée et dans tous ses états » mais qui se voit néanmoins réinventée par l’apparition de l’homoparentalité, la monoparentalité, la coparentalité ou les familles recomposées (p. 13). Tout n’est pas si négatif qu’on pourrait le croire affirme alors Barnet (p. 13). Les différentes contributions s’interrogent d’ailleurs sur ces nouvelles familles : « que reste-t-il de l’héritage du nom-du-père, est-ce que les valeurs (scolaires/sociales) transmises aux nouvelles générations reflètent les glissements mentionnés ci-dessus quant à la famille éclatée, et comment les représentations littéraires et artistiques rejouent ou déjouent-elles ces scénarios trop connus? » (p. 19).
3Dans le premier volet, « Les femmes d’abord », Michael Sheringham étudie la mixité raciale et les phénomènes d’inclusion et d’exclusion dans la pièce de théâtre Papa doit manger et le roman En famille de Marie Ndiaye. Sheringham montre que la race n’est pas le facteur déterminant dans la dynamique du pouvoir qui s’exerce au sein d’une famille. Au contraire, il précise que c’est plutôt sa structure et sa configuration (verticale ou horizontale) qui déterminent la dominance de certains de ses membres. Quant à Shirley-Ann Jordan, elle s’intéresse aussi à Marie Ndiaye mais étend sa réflexion sur d’autres auteures contemporaines, à savoir Marie Darrieussecq et Lorette Nobécourt. Pour Jordan, il ne fait aucun doute que ces trois auteures placent la famille au centre de leurs préoccupations scripturales. Elle s’attache à le démontrer par une étude de la structure et de la forme des textes qui révèle non seulement la désintégration du réseau familial mais aussi une vision maternelle qui s’attarde sur les petits détails de la vie quotidienne familiale. Dans la même veine, Nathalie Morello approfondit l’analyse textuelle de l’œuvre de Lorette Nobécourt en se concentrant sur quatre de ses romans. Elle y découvre que livre après livre, Nobécourt expose son projet : « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité sur ce passé encombrant, et c’est sur ce mode accusateur que s’écrit la vie de famille » (p. 60). Toutefois, il ne s’agit pas « d’une complainte personnelle » sur la haine de la famille ajoute Morello, mais d’une « écriture des souvenirs [qui] sert de motif à partir duquel se construit une problématique plus ambitieuse centrée sur le questionnement de la langue » (p. 62-63).
4La première étude du second volet intitulé « Contes familiaux » porte sur le roman Dans la pente du toit d’Anne-Marie Garat. Catherine Rodgers y analyse à la fois comment l’histoire familiale est élaborée comme un conte par la mère, et comment la fille « construit et déconstruit » ce conte de manière à répéter ou transformer la figure maternelle (p. 85). De son côté, Owen Heathcote se tourne vers trois textes traitant des relations entre de jeunes homosexuels et leur famille : Jeunesse de Julien Green (1974), Mes Parents d’Hervé Guibert (1986) et L’Infamille de Christophe Honoré (1997). Ces récits ont en commun d’exposer les réactions des membres d’une famille à l’annonce au grand jour d’une homosexualité déjà soupçonnée. En effet, ces textes soulèvent les questions du processus du « coming out »i : Qui sort de quoi? Est-ce que le jeune homme annonce son homosexualité à sa famille, au lecteur ou à lui-même? Que ressentait-il quand il était jeune? Quel est le rôle de la mémoire et de la reconstruction textuelle dans ces textes? (p. 108). Pour finir, dans « Ordinary Shameful Families : Annie Ernaux’s narratives of affiliation and (mis)alliance », Loraine Day met en évidence l’interaction entre la honte et l’intérêt dans l’ascension sociale d’Annie Ernaux.
5Le troisième volet, « Histoires d’art » s’éloigne quelque peu de la littérature pour se tourner vers d’autres arts visuels et techniques comme la photographie, le dessin, la vidéo ou encore les monuments publics. Ainsi, Anne Richard examine comment Sophie Calle, dans son livre Douleur exquise (2003) et dans son installation photographique exposée au Centre Pompidou à Paris en 2004, explore « la dimension familiale du langage » en juxtaposant ou superposant textes et photos (p. 141). Quatre travauxii de Pascal Convert reliés tous au thème de la famille font l’objet d’une étude de Nigel Saint. Ce dernier remarque que, dans le travail artistique de Convert, la famille est perçue comme une source potentielle d’opposition tout en étant vulnérable face à un monde en perpétuel conflit (p. 166).
6Robert Silhol débute le quatrième volet « Les Enfants en plus » avec un article intitulé « Le Nom du père : la métaphore paternelle chez Lacan » dans lequel, reprenant les pensées freudienne et lacanienne, il compare « la ‘place’ de l’enfant dans le désir parental » (p. 178). Continuant le thème de l’enfance de ce volet, Philippe Met s’étonne, dès le début de son article, que « la figure de l’enfant dans le cinéma fantastique ou d’épouvante – ses fonctions, ses représentations, ses avatars – demeure un objet d’étude curieusement négligé » (p. 181). Met choisit alors de prêter attention « aux configurations cinématographiques » de l’enfance et du noyau familial dans Comédie de l’innocence de Raoul Ruiz (2000) et Un jeu d’enfants de Laurent Tuel (2001). Au fur et à mesure de son étude, Met établit des liens entre les deux films : premièrement, tous deux sont « un alliage de comédie de mœurs et de fantastique », deuxièmement, ils proposent un glissement du quotidien vers l’étrange et troisièmement, ils présentent une scène commune de baigneur. Dans un tout autre domaine, Jane Walling examine le phénomène grandissant de l’école à domicile ou de l’école alternative en France (Montessori, Steiner, Anen). Pour ce faire, elle se propose, avant de discuter des problèmes qui ont émergé depuis les dernières années, de faire un bref récapitulatif des différents choix scolaires qui s’offrent aux parents.
7Le titre du cinquième volet « La Famille au cinéma » annonce le thème des trois prochaines études. Une enquête systématique des films français, depuis les années 1990, permet à Carrie Tarr de comparer la représentation de la famille maghrébine dans des films de réalisateurs blancs et beurs. Elle arrive à la conclusion que les films de réalisateurs blancs « tendent à évacuer ou marginaliser la famille immigrante maghrébine, ou de la représenter par des stéréotypes négatifs » (p. 211, nous traduisons). Au contraire, chez les réalisateurs beurs, même si elle est un lieu de conflit intergénérationnel, les parents sont présentés comme des individus capables de s’habituer aux changements, valeurs et comportements de leur contexte. Pour sa part, Fiona Handyside soumet à l’analyse deux films français contemporains (À ma sœur de Breillat, 2001 et Swimming pool d’Ozon, 2003), qui réinventent le concept du triangle familial. Selon Handyside, les deux réalisateurs critiquent et remettent en question l’organisation patriarcale de la famille en exposant une relation triangulaire entre deux sœurs et une mère. Poursuivant cette réflexion sur la place de la femme au sein de la famille, Georgiana Colville étudie « l’irruption du féminin » dans le film Chaos (2001) de Coline Serreau. Dans son article, elle examine comment la réalisatrice répond cinématographiquement à la question d’Elisabeth Badinter : « Entre la femme-enfant (la victime sans défense) et la femme-mère (pour les besoins de la parité), quelle place reste-t-il à l’idéal de la femme libre dont on a tant rêvé? » (Fausse route 187)iii.
8Dans le dernier volet, « Ordre et désordre familiaux », Kathryn Robson aborde les thèmes du clonage humain et de l’inceste dans À ton image (1998) de Louise Lambrichs, et le jeu des répétitions et des ressemblances dans Le Jeu du roman (1995) du même auteur. Elle argumente que, dans À ton image, le narrateur, Jean – tout comme George dans Le Jeu du roman – dévoile les secrets et les crimes du passé familial pour tout d’abord se protéger, mais aussi se construire une identité. Robson découvre également que l’histoire des deux narrateurs est façonnée par celle de leurs ancêtres, c’est-à-dire qu’ils sont prédestinés à répéter les délits et les tragédies des générations précédentes. Cela étant, ils sont incapables d’agir sur leur propre vie de façon autonome. Restant dans le domaine du tragique, Gill Rye se penche sur trois autobiographies et une nouvelle dans lesquelles un parent relate la perte de son enfant mort en bas âge des suites de la naissance ou d’une maladie. Rye se rend compte que pour ces parents-écrivains la souffrance vécue se rapproche d’une condamnation à vie. De plus, ces textes prouvent aux lecteurs que l’identité parentale ne disparaît pas à la mort d’un enfant; au contraire, à travers l’écriture, elle continue d’exister. De la littérature nous passons au cinéma avec l’étude conduite par Phil Powrie. Ce dernier révèle que le cinéma reflète les phénomènes de désintégration et de déstabilisation de la famille qu’Élisabeth Roudinesco observe déjà son approche pluridisciplinaire sur cette institution sociale. À travers divers exemples cinématographiques récents, Powrie laisse entendre au fond que les films français s’évertuent à dépeindre une famille défaillante, mais aussi sacrifiée, pour permettre au spectateur, en tant qu’individu, d’exister (p. 304). Marie-Claire Barnet clôt la réflexion sur cette famille « en désordre » en abordant des « scènes de (remue-)ménage » dans trois textes de Valérie Mréjen : Mon Grand-père (1999), L’Agrume (2001) et Eau sauvage (2004). La contribution de Barnet explore les amours ratées et les relations intergénérationnelles conflictuelles en examinant les diverses stratégies narratives et discursives des récits. Ce faisant, elle note que Mréjen semble non seulement intéressée par « les sujets épineux », comme les « papas poules vieillissants » ou encore « les vieux pépés salaces et incestueux » mais aussi par les figures maternelles qui subvertissent de l’intérieur « la domination des hommes de la famille » (p 313). Par ailleurs, si ‘les familles’ de Mréjen sont des lieux de « règlements de compte, de rancœurs, de sombres secrets, d’oppression subie, ou de haine dépassée », ce sont aussi des « lieux de paroles, d’échanges qui se passent peu, mal ou de travers » (p. 315).
9Ce collectif offre certes un panorama des diverses formes et représentations de la famille contemporaine en France. Toutefois, au lieu de s’organiser autour de disciplines (théorie, sociologie, littérature et art), il s’agence par thèmes (la famille vues par les écrivaines contemporaines, la place de l’enfant dans la famille, ainsi de suite), choix que les éditeurs n’ont pas expliqué. De plus, certains liens entre les articles restent vagues ou sans réponses: quel est le rapport entre le volet « Les Femmes d’abord » et le volet « Histoires d’art », par exemple? De même, entre l’article sur les configurations cinématographiques de l’enfant dans le cinéma et celui sur l’école à la maison? Il aurait été pertinent de faire le point sur ces différentes contributions en fin d’ouvrage. Signalons aussi quelques erreurs laissées ici et là : « À l’opposite » (p. 186), « denying her her autonomy » (p. 212), « ‘féministion’ » (p. 240), « matrice d’origyne » (p. 246), « en finale » au lieu de ‘au final’ (p. 246). Ceci dit, les interventions, variées dans le ton et dans la forme, créent un ensemble enrichissant qui ouvre sur d’autres « remises en question, rebondissements ou changement de perspectives » sur la famille.