De l'errance romanesque au voyage dans le « pays » du roman : La régulation de l'activité fantasmatique
1Selon les propres termes de l’auteur qui définit dans le cours de son ouvrage la généalogie comme étant « un passé qui permet d’affirmer un rang et de réclamer des privilèges dans le présent »1, il semble que le point de départ de l’ouvrage fut de rendre aux romans du xviie siècle les caractéristiques qui sont les leurs et qui ont en partie déterminé le devenir du roman jusqu’à nos jours. Michel Fournier montre dans cet ouvrage que le roman du xviie siècle a joué un rôle dans le développement de la subjectivité moderne grâce à un ensemble de dispositifs dont nous allons rendre compte. Par ailleurs, le sous-titre évocateur entraîne déjà le lecteur vers une théorie du roman qui dépasse largement les cadres littéraires habituels. L’ouvrage est ainsi présenté dans l’introduction comme « l’esquisse d’un moment de l’histoire des pratiques fantasmatiques dont l’expérience romanesque est une manifestation exemplaire »2.
2Pour ce faire, il traite au sein des quatre parties de l’ouvrage, « De l’errance romanesque au monde des romans », « Frontières du romanesque et pathologie du roman », « Du fantasme au discours », et « L’horizon esthétique du roman », deux axes transversaux : la question du lieu et de l’espace dans lequel le lecteur est transporté (il s’interroge longuement sur la célèbre métaphore qui fait de la lecture du roman un voyage vers un autre monde) et celle des images et passions à travers lesquelles l’expérience romanesque prend forme. En somme, son enquête prend en considération autant les œuvres romanesques elles-mêmes que les discours critiques des lecteurs. Michel Fournier s’attaque au lieu commun qui fait du roman un instrument de démesure. Il dissocie nettement «roman » et « romanesque » afin de faire du premier le cadre du second. A partir de cette hypothèse de lecture, il s’intéresse aux dispositifs qui permettent de réguler l’expérience romanesque. Ceux-ci sont au nombre de trois, étudiés successivement dans les trois dernières parties : le dispositif épistémologique et anthropologique qui s’intéresse au rapport entre l’imaginaire et le réel, le dispositif rhétorique qui mène à une visée morale du genre romanesque et le dispositif poétique qui ouvre sur une esthétique du genre. La première partie est réservée à la compréhension du processus de lecture qui fait de l’errance romanesque un voyage dans un monde imaginaire.
3L’ouvrage de Michel Fournier remet en cause l’idée récurrente selon laquelle il y aurait une rupture entre romans héroïques et ce qu’il appelle les « petits romans » dont la Princesse de Clèves est un exemple manifeste. Il explique que les points constitutifs essentiels du genre (vraisemblance, morale et unité d’action) ne varient pas, ou très peu, pendant cette période. Michel Fournier s’oppose, à l’instar de Thomas Pavel, aux théories modernes et post-modernes qui cherchent à démontrer une rupture absolue avec le passé et non une certaine continuité3. Selon lui, la rupture absolue n’est pas nécessaire pour produire une crise. De ce fait, si rupture il y a, elle serait plutôt liée au mode de lecture du xviie siècle. Michel Fournier démontre qu’il s’agit manifestement plus d’une nouvelle rhétorique du discours critique, dont découle une nouvelle forme de lecture, et non pas d’un changement véritablement structurel dans les productions romanesques du xviie siècle ; ce nouvel « horizon de lecture », pour reprendre ses mots, dépend du contexte de crise religieuse, politique et épistémologique qui touche l’ensemble de la culture.
4Les bornes choisies pour cette étude, 1620-1680, correspondent au processus de définition du roman. Selon l’auteur, le discours critique sur le genre ne se développe vraiment qu’avec les textes de Camus et Fancan dans les années 1620. L’enquête se clôt dans les années 1680 après la fameuse publication d’Huet (1670) et surtout à la fin de la querelle sur la Princesse de Clèves, lorsque la notion de « roman » perd son aspect problématique et fait partie des présupposés du public. Il découpe ces soixante années en trois parties non étanches : de 1620 à 1640, le discours critique est centré sur une réflexion morale sur le genre, la période suivante, jusqu’à 1660, correspond à ce que Henri Coulet appelle la « période formaliste » du roman4. On commence à décrire les caractéristiques du genre et à lui donner une poétique. Enfin, la dernière période qui marque le passage du roman héroïque au petit roman est porteuse d’une esthétique fondée sur le plaisir de la lecture, notamment avec les textes de Du Plaisir (1683). Finalement, d’une borne à l’autre, on est passé de la lecture-passion, négative et réservée aux simples et aux enfants à une lecture dans laquelle l’entendement est sollicité pour une correction des mœurs. C’est ce que Michel Fournier nomme le « processus de définition du roman ». Ces deux types de lecture reflètent la dichotomie romanesque/ roman essentielle dans le discours de l’auteur. L’expérience romanesque oscille entre les deux.
5La première partie confronte les théories de la fiction au contexte historique du xviie siècle. Elle se fonde sur la métaphore du voyage dans un autre monde. Au début du siècle, le roman est une œuvre dangereuse. Identifié à la fiction, il désigne l’art de la feinte et la passion. Le terme « fiction » est synonyme, dans la plupart des dictionnaires du début du siècle, de « mensonge ». A la fin de la période, les dictionnaires mettent en avant l’ambiguïté du mot. La fiction désigne toujours la feinte et le mensonge mais elle possède une seconde acception « histoire feinte » faisant référence au genre romanesque. L’expérience romanesque est vécue comme un voyage hors du monde, hors de soi. D’extase et de transport, elle s’adoucit pour devenir un simple déplacement, une mise entre parenthèses du réel. Ce transport altère le monde réel. En effet, le roman ne crée pas un autre monde, à côté du monde réel, mais transforme le monde déjà existant. Politiquement, cela revient à critiquer implicitement le monde créé par Dieu. Le début du xviie siècle est encore imprégné de la culture antique et médiévale, marquée par l’expérience et l’errance (les chevaliers des romans vagabondent à travers le monde à la recherche du savoir). Dans le même temps, la culture baroque se développe et s’attache à la découverte des savoirs par la méthode. Descartes, naturellement, joue un grand rôle dans la mise en place de cette culture et ouvre la porte du savoir pour le public mondain. Fournier oppose entre ces deux cultures, une conception symbolique du monde à une conception mathématique. Dans cette première partie, Fournier démontre que l’errance romanesque devient progressivement un voyage dans un monde imaginaire. Il explique que l’expression « espaces imaginaires » ne correspond pas à la simple métaphore que l’on connaît mais à un concept philosophique. Cet espace est perçu physiquement par les lecteurs du siècle classique. Somaize, en 1660, et Furetière, en 1658, sont les premiers à décrire le pays des romans, la Romanie. Elle prend place, géographiquement, dans le monde de la fiction.
6Les trois parties suivantes décrivent chacune un dispositif permettant d’expliquer comment l’errance romanesque devient voyage. Dans la seconde partie, Michel Fournier s’intéresse au cadre épistémologique en centrant son analyse sur une réflexion sur l’imagination au xviie siècle. L’immersion dans la fiction provoque un déploiement de l’espace imaginaire. Il convient de s’interroger alors sur la réalisation de cet espace dans l’esprit du lecteur. De nombreux romans du xviie siècle, héroïques ou comiques, en appellent à l’imagination du lecteur. Or, celle-ci constitue un véritable danger puisqu’elle mène à la superstition et à l’idolâtrie. Michel Fournier cite notamment plusieurs exemples de croyances liées au pouvoir de l’imagination comme le cas des femmes enceintes qui, poussées par une trop grande imagination, accouchent d’enfants à tête de grenouille ou autres monstres du même acabit. D’un point de vue littéraire, le décès du mari de la Princesse de Clèves qui s’imagine être cocu correspond aux critiques sur la puissance dévastatrice de l’imagination.
7Fournier reprend ainsi les termes de Huet qui, dans son Traité de l’origine des romans, opposaient roman et imagination à histoire et mémoire. En développant ses propos, Michel Fournier précise que l’histoire est le récit d’une mémoire commune tandis que le roman, altération de cette histoire, relève plus du « registre de l’oubli ». Ce conflit entre histoire et roman se poursuit lorsqu’il est question du temps de lecture. Les romans, trop volumineux, prennent du temps réservé à la lecture d’ouvrages sérieux. En somme, cette culture écrite, dont le rôle est de transmettre le savoir, met en avant deux mondes qui s’affrontent, l’un romanesque et l’autre véridique. Les romans provoquent un excès d’imagination. Les images romanesques qui naissent de cet excès sont alors appelées « fantômes », « ombres », « idoles ».
8Deux conceptions de l’imagination s’opposent : la conception empiriste, d’origine aristotélicienne qui considère l’imagination comme une médiation nécessaire entre les sens et la pensée pour connaître le monde et la conception idéaliste, platonicienne qui dénonce la force trompeuse des apparences généré par l’imagination. Avec Descartes, le siècle classique laisse de côté la tradition empiriste au profit de la pensée idéaliste. L’imagination renvoie de plus en plus au monde de l’errance. Par ailleurs, le roman, empreint de romanesque, concentre ses discours sur les sentiments amoureux. L’addition des dangers de l’imagination aux dangers des passions entraîne le lecteur vers le fantasme, le débordement et la licence. A ce sujet, Michel Fournier parle de rapport érotique entre le roman et le lecteur, pas seulement dans la lecture du texte mais aussi grâce aux échos de cette lecture qui suggèrent diverses images. Appelées « idoles », elles sont issues de « l’œil de la chair »5, ce lieu ni tout à fait physique, ni tout à fait intellectuel qui témoigne du ressenti du lecteur.
9Au début du xviie siècle, on assiste à un phénomène de « rationalisation de l’imagination ». Celle-ci est régulée par un ensemble de savoirs, de pratiques et d’institutions. Contre l’imagination, se développe une nouvelle épistémè. Le discours religieux n’est plus l’unique discours de vérité, la science nouvelle, discours de certitude et d’expérimentation, vient le concurrencer et réduire l’attrait pour l’imagination. D’espace infini, l’imagination est progressivement circonscrite par la connaissance. A partir de là, de fantôme ou idole, les images romanesques sont appelées songe, rêverie, voire mélancolie. En effet, l’aspect néfaste de l’imagination, s’il perd de son importance, reste présent dans les discours critiques. L’espace romanesque est délimité par cette frontière épistémologique que forment les discours de mémoire et de raison. Être hors de soi ne désigne plus l’extase ou le ravissement mais le transport dans le monde imaginaire. Michel Fournier précise que cette frontière épistémologique ne voit pas seulement le jour avec l’apparition de cette science de la raison mais aussi de la censure et de la stabilité politique.
10Le romanesque peut donner lieu à un autre type de réception uniquement en se distinguant des manifestations pathologiques de la raison (mélancolie, folie, vision, extase…). Dans le texte romanesque, la folie et le songe sont appelés pour circonscrire l’expérience romanesque. C’est notamment le cas dans le Don Quichotte de Cervantès et le Berger Extravagant de Sorel. Le discours de la raison atténue le danger du romanesque. La folie se fait rêverie, le lecteur n’est plus dans l’errance mais dans la digression. Camus, entre autres, écrit de nombreux traités sur la nécessité de réguler les passions. Ses romans dévots se veulent l’illustration de ses discours. Il propose par exemple diverses occupations comme la lecture ou la conversation pour contrôler les passions. Le roman bénéficie de cette modération et participe à ce processus en diffusant des savoirs et des modèles de sociabilité et en offrant un espace délimité à l’irrationnel. Finalement, en donnant forme au roman, on organise l’activité fantasmatique.
11Outre le dispositif épistémologique, l’espace romanesque est régulé par un dispositif hérité de la rhétorique et de l’exégèse. Cette fois, c’est la dimension discursive de l’expérience romanesque qui se voit configuré. Ces traditions proposent un usage de la fiction et engagent un certain rapport à l’image. Michel Fournier développe son propos en partant du postulat selon lequel le roman est un genre français. Selon lui, la prise en charge culturelle du roman intervient dans les débats sur la langue française et l’éloquence française. L’origine du nom « roman » provient en effet des premiers textes en prose écrits en langue romane, c’est-à-dire dans cette langue non savante, contrairement au latin. Il propose de considérer le roman comme une illustration de l’éloquence en langue française, et cela d’autant plus par ses liens avec l’histoire. Il cite comme exemple l’Amadis de Gaule de Des Essarts dont l’expression est en effet pour le moins propre à valoriser la langue française. De ce fait, la matière romanesque s’enrichit de l’art rhétorique. Par un subtil jeu d’inversion, l’éloquence quitte peu à peu le cadre du droit et de la politique pour faire son entrée dans l’art du roman. Le roman voit son usage s’élargir puisqu’il joue un rôle dans l’apprentissage de la langue française.
12Les artifices rhétoriques se répandent, l’hypotypose notamment qui rend l’éloquence plus discrète mais néanmoins présente. Le roman prend une fonction didactique, au moins en ce qui concerne l’éloquence. Néanmoins, la visée morale de celle-ci influence manifestement le contenu des romans. Ainsi, l’usage de la rhétorique dans l’écriture romanesque permet non seulement de s’approprier la langue française mais aussi d’introduire une morale au sein du genre. Le roman devient du même coup un véhicule du savoir apte à toucher le public mondain. Le lecteur est amené, entre autres sur les conseils de Camus, à rechercher le plaisir des passions vertueuses. Il est détourné des objets illégitimes. Fancan, dans son Tombeau des romans (1626), réclame l’intrusion de la rhétorique dans la fiction romanesque. Il s’agit d’attirer le lecteur pour mieux l’instruire. Deux paradigmes romanesques s’opposent : l’un met en avant le pouvoir de l’illusion (et rappelle les dangers du roman) tandis que le second met en avant le pouvoir des fables pour mieux instruire le lecteur6. Fancan se positionne dans le second groupe. Son attitude ne résulte pas d’un réel goût pour le genre romanesque mais d’une relative clairvoyance puisqu’il part du principe que de toute façon le genre ne peut pas disparaître. Il conclut alors sur le fait qu’il faut au moins l’encadrer et le réguler de manière à ne produire que de bons romans. Michel Fournier y voit là une conception toute rhétorique puisque l’effet visé est politique. Selon lui, et en cela il se distingue clairement des théories d’Emmanuel Bury, la réflexion rhétorique est première suivie plus tard d’une réflexion poétique sur le genre. La fiction est une feinte définit en fonction d’un usage politique. L’auteur insiste sur cette primauté de la réflexion rhétorique en soulignant que les théoriciens du genre (au début du siècle) occupent une fonction proche du pouvoir (Camus, Fancan, Bureau d’Adresse dirigé par Théophraste Renaudot, Desmarets...). La morale s’intègre donc à la définition du « bon roman » qui doit avoir pour but essentiel, selon les mots de Huet, « l’instruction des lecteurs à qui il faut toujours faire voir la vertu couronnée et le vice puni »7. La lecture des passions est donc circonscrite à un discours moral.
13La rencontre du roman et de l’éloquence investit le roman d’une « rhétorique des manières »8. Michel Fournier insiste, comme Thomas Pavel, sur le passage du guerrier à l’homme de cour dans le type du héros de roman. Ce passage a pour conséquence la valorisation de valeurs comme la civilité et la politesse ; encore un autre dispositif permettant d’atténuer la violence des passions. Dès l’Astrée, en 1607, ce projet civilisateur est mis en œuvre par les romans. L’intrusion de la rhétorique, et de l’éloquence, au sein du discours romanesque, conduit à créer un espace symbolique dans lequel les passions, qui risquent de mener à la violence, sont mises en discours. L’image romanesque est définie comme une figure de rhétorique. Le romanesque est réduit à un ensemble de figures et d’artifices romanesques. De ce fait, le roman interagit avec des discours comme l’histoire ou la philosophie. La rencontre entre ces discours est rendue possible par l’entrée de la rhétorique dans la matière romanesque et la transformation du tissu romanesque en assemblage de figures de rhétorique intégrables à d’autres discours. Cet usage historique ou philosophique du roman s’oppose à l’usage politique, de Fancan par exemple. Néanmoins, ces trois usages mettent en œuvre une définition rhétorique de la fiction, bien que leurs effets soient différents : Les usages historique et philosophique (Huet, Desmarets) opèrent une modération de la puissance romanesque contrairement à l’usage politique qui cherche à l’exalter.
14Avec la présence d’un contenu moral ou philosophique des romans, le discours critique fait appel à un autre type de fiction - les fables et paraboles - qui renvoie à l’exégèse et à l’herméneutique. La lecture allégorique est promulguée par les romanciers et permet le passage de l’image à la signification et du fantasme au discours. L’histoire feinte autorise ainsi la fiction ouverte sur une autre vérité, morale. La lecture allégorique évite ainsi la confusion entre vérité et fiction puisqu’elle instaure un passage interprétatif de l’événement fictionnel. A partir de là, les ouvrages qui ne peuvent faire l’objet d’une lecture allégorique, tels Lancelot ou Amadis de Gaule, sont rejetés dans l’ordre du romanesque, c’est-à-dire le songe ou la folie. Le statut de discours leur est refusé. L’image romanesque, qui était au départ fantôme ou idole s’est faite figure avec le discours rhétorique, puis hiéroglyphe ou symbole sous l’influence de la lecture allégorique. L’univers fictionnel représenté est alors symbolisé par un dispositif paratextuel de plus en plus important. Les préfaces notamment ouvrent une porte sur l’espace imaginaire et marquent la frontière entre le réel et la fiction.
15La prise en charge du roman par les dispositifs rhétoriques et herméneutiques génère une mise en discours de l’expérience romanesque. La lecture individuelle se prolonge dans des conversations ayant le texte pour objet. Ces pratiques mondaines créent un autre discours critique sur le roman, plus interprétatif qu’analytique, qui débouche sur des lectures à clés des œuvres romanesques. Par exemple, deux lectures allégoriques sont possibles dans le roman Clélie : une lecture à clé, mondaine, et une lecture morale, symbolique. Selon Fournier, il existe enfin une troisième lecture, encadrée par les deux autres, qu’il appelle « lecture fictionnelle ». Celle-ci correspond au pur plaisir de l’histoire narrée. Ce nouveau type de lecture provoque un débat entre les tenants de la lecture fictionnelle et ceux de la lecture à clé, c’est-à-dire entre les défenseurs de l’illusion et ceux de la vérité référentielle. Néanmoins, la lecture à clé reste toujours en arrière-plan. Elle détermine une frontière de la fiction, ne serait-ce qu’à travers l’idée, encore d’actualité aujourd’hui, voulant que la fiction s’inspire d’événements réels. Le discours critique des mondains offre une distance apte à modérer les effets des passions ressenties par les lecteurs de romans. La lecture critique encadre la lecture romanesque. Grâce à la critique, la lecture acquiert une fonction de rituel où s’affirme une sensibilité commune. La critique mondaine dicte non seulement quel texte doit être lu et comment le comprendre mais aussi comment on doit l’éprouver. Ce ne sont plus seulement les comportements et les apparences mais la sensibilité qui font l’objet d’une régulation. Michel Fournier conclut sa troisième partie en expliquant que « la référence romanesque résulte non pas d’une pratique de lecture ou d’une forme d’interprétation, mais de la configuration que génère l’interaction entre ces diverses pratiques ». Il propose ainsi quatre lectures du discours romanesque : un sens littéral ou affectif, un sens mondain, une signification historique et enfin un sens moral.
16Dans la quatrième partie de son ouvrage, Michel Fournier s’intéresse à la dimension poétique du discours romanesque. Comment celle-ci participe de la régulation de l’expérience romanesque ? Dès les années 1640, le discours critique sur le roman adopte un point de vue plus littéraire. Le roman commence à être envisagé en fonction du plaisir qu’il produit sur le lecteur par l’intermédiaire de la beauté. La critique décrit les principes de composition du « bon roman ». De ce fait, elle ouvre la porte à la mise en place d’un dispositif instituant des modèles du genre qui entraîne une définition du roman comme œuvre d’art (Les Éthiopiques d’Héliodore d’Aquitaine et l’Astrée d’Urfé en sont les meilleurs exemples). La réflexion poétique inscrit une partie de la lecture dans l’ordre du jugement en même temps qu’elle délimite les frontières qui séparent le roman d’autres manifestations discursives. Huet donne ainsi une définition très précise du genre romanesque dans son Traité de l’origine des romans : « histoires feintes d’aventures amoureuses, écrites avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs »9.
17Cependant, la distinction réel/feint ne suffit pas à expliquer les principes de composition du roman. Sorel (1664), et Bacon avant lui, (1605) proposent donc un second type de classement, propre à la fiction. Le raisonnement de Sorel est en effet le suivant : Le roman se distingue de l’histoire car il possède des sous-genres : il peut être « pastoral », « héroïque », « comique », tandis que l’histoire est soit « militaire », soit « politique », soit « économique ». En somme, l’histoire et le roman évoluent dans des paradigmes différents, dont les réalités ne se confondent ni ne se rejoignent mais se superposent. Par conséquent, il convient de créer une nouvelle catégorie esthétique pour le genre romanesque. Il ne peut être jugé en fonction de critères propres à l’histoire. Michel Fournier résume ainsi son propos : Morphologiquement, le discours romanesque prend forme dans la continuité de la narration historique ; ontologiquement, il appartient à un autre ensemble, celui de la poésie, dont la classification diffère de celle de l’histoire. Or, en 1647, dans le texte de Cyrano de Bergerac, « À un liseur de romans », le pays des romans est bordé de frontières religieuses, politiques et philosophiques. Ainsi, en une vingtaine d’années, tout un discours sur le roman s’est développé.
18Le roman doit maîtriser le romanesque et se définir en accord avec la raison et la doxa historique. L’adjectif « romanesque » qui signifie au siècle classique « ce qui est propre aux romans », désigne à la fin du siècle ce qui est extravagant ou invraisemblable. Le bon roman doit s’éloigner du romanesque. De ce fait, la règle de la vraisemblance prend toute sa valeur. Elle est à même de restreindre le merveilleux des romans. La vraisemblance rationalise la passion romanesque. Fournier décrit le vraisemblable comme un « principe de réalité destiné à circonscrire les passions »10. On veut que la fiction soit crédible afin de la rendre plus forte aux yeux des lecteurs. Le discours critique n’élève plus de frontières entre l’histoire (ou la philosophie) et le roman mais entre le roman (vraisemblable) et le romanesque. Cette poétique de la vraisemblance trouve en partie son origine dans la nouvelle subjectivité, gouvernée par la raison, qui s’élabore au xviie siècle. Selon la poétique qui se développe, le monde des romans doit prendre forme en accord avec le discours du monde véritable. Outre le vraisemblable, la règle de l’unité d’action prend de plus en plus d’importance. Elle devient un des éléments essentiels de la poétique du roman. L’action plus resserrée du roman héroïque conduit au petit roman. La règle de l’unité d’action permet le développement de l’idée de diégèse. Par conséquent, le mot « fable » ne désigne plus l’ensemble des productions feintes mais l’histoire narrée.
19Cette « poétique de la raison », pour reprendre les termes de Michel Fournier, donne une représentation de l’image romanesque, qui n’est plus liée aux fantômes ou hiéroglyphes mais à la peinture et aux tableaux. Le célèbre ut pictura poesis devient discours d’autorité dans les lectures critiques du genre romanesque. Le paradigme religieux ou politique est laissé de côté au profit du paradigme esthétique. Le roman obtient ses lettres de noblesse en figurant parmi les œuvres d’art. Scudéry, Charnes et Du Plaisir, entre autres, placent l’image romanesque sous le signe de la re-présentation et non plus sous celui de l’illusion et du fantasmatique. Finalement, de Fancan (1626) à Huet (1670), la fable rompt avec le politique. Par le biais de la fiction, les passions politiques sont transformées en passions esthétiques. Celles-ci trouvent leur finalité dans l’émotion artistique ou créent une activité critique.
20Néanmoins, le passage d’une politique de la fable à une esthétique du roman n’est pas dépourvu de signification politique. Le processus de « poétisation » est directement lié au pouvoir centralisateur mis en place au siècle classique. L’éloquence politique perd de son utilité puisqu’elle se restreint au registre épidictique. Par ailleurs, le roman, en trouvant une finalité divertissante, permet de détourner les lecteurs d’actions jugées néfastes. La catharsis romanesque consiste alors à exciter les passions pour mieux les apaiser. Le lecteur comprend que la passion, telle qu’elle est conçue dans les romans, est irréalisable sauf dans une forme fantasmatique.
21La démonstration de Michel Fournier sur les évolutions progressives du discours critique sur le genre romanesque a permis de mettre en avant que le roman est à la fois l’espace où les passions s’expriment et le lieu qui circonscrit cet espace. Le roman est appréhendé comme discours, en fonction de critères éthiques ou politiques, à valeur morales ou idéologiques. Plus qu’un simple traité d’histoire du roman au siècle classique, l’ouvrage de Michel Fournier développe toute une théorie de l’histoire des passions et des fantasmes. Le processus de définition du roman participe en effet d’une régulation de l’activité fantasmatique au xviie siècle.