L’autofiction sans frontières
1L’autofiction, on le constate aisément, « a connu un essor phénoménal au cours des dernières décennies ». Tout au moins, l’emploi du mot par les commentateurs et les critiques a proliféré alors même « qu’aucune définition ne semble devoir traduire la multitude de formes qu’il peut revêtir ou le nombre de voies qu’il risque d’emprunter ». L’on sait en effet que, de la définition inaugurale de Serge Doubrovsky aux multiples distinctions de Vincent Colonna, un monde littéraire existe. Et c’est sur cette « forme romanesque approximative et florissante » que décide de s’interroger l’auteur du présent essai, même si, lorsqu’il s’agit d’autofiction, « il est plus facile de poser des questions que d’y répondre ».
2Madeleine Ouellette-Michalska commence par analyser un phénomène qui dépasse le simple fait littéraire : nous sommes désormais au cœur de ce qu’elle appelle « le culte de la divulgation » qui se manifeste par un glissement des frontières entre ce qui relève du territoire public et ce qui appartient au territoire privé. Dès lors, les espaces qui étaient jadis bien délimités et cloisonnés sont devenus poreux dans la mesure où la « postmodernité a entraîné la confusion des territoires intimes et collectifs ». La télévision en est l’illustration même, elle qui a été gagnée par « le rituel de confession » hérité du confessionnal puis de la psychiatrie et de la psychanalyse. Elle témoigne d’une confusion entre le spectacle et la vie et de la création d’un univers où l’exhibition de l’intime satisfait « le voyeurisme des spectateurs et le désir de reconnaissance des participants ».
3Et la littérature, en ce qui concerne ce glissement du privé au public, n’est pas en reste. Au contraire, le moi est, dans la littérature contemporaine, « objet de connaissance et d’investigation » ce que déplorent certains critiques voyant dans la prolifération et « la profanation de l’intimité » la « profanation de la littérature et du grand art ».
4Bien sûr, nul besoin de rappeler ici que la tradition d’écriture de soi est ancienne et que le moi a inspiré des auteurs forts différents parmi lesquels certains de ceux qui s’étaient fait les hérauts, comme Robbe-Grillet, de l’objectivité. Ce retour du sujet, comme cela a déjà été démontré ailleurs, est le fait du passage à l’ère postmoderne où « la désaffection de l’idéal collectif entraîne un repli sur soi et un retour aux valeurs de l’intimité ». Mais la postmodernité favorise aussi la confusion des genres, l’hybridité, estompe le clivage vrai / faux, instaure du jeu dans la représentation du je et vient à complexifier – et non à limiter comme l’avance l’auteur – l’utilisation du pacte autobiographique lejeunien. Et les « ruses et déplacements autobiographiques » existent en effet comme cela est mis en relief à travers l’approche des Mots de Sartre, de Passion simple d’Annie Ernaux et de Folle de Nelly Arcan.
5Lorsqu’elle s’intéresse précisément à l’autofiction, Madeleine Ouellette-Michalska met en relief la problématique liée à la définition du genre. Pour elle, « dans l’autofiction, le narrateur ou la narratrice incarnent un personnage dont ils ne partagent pas nécessairement l’identité » et s’éloigne ainsi de ce qu’elle nomme « les intimidations théoriques » de ceux qui ont théorisé leur propre pratique (Barthes, Robbe-Grillet, Doubrovsky). Mais on constate à la lecture de l’ouvrage qu’à refuser les définitions (de Philippe Lejeune et de Serge Doubrovsky notamment) on crée un flou artistique qui finit par desservir l’espace des littératures intimes et personnelles ainsi renvoyées dans un no man’s land confus et sans frontières.
6L’analyse se penche ensuite sur la place des femmes dans ce vaste champ considéré par l’auteur comme autofictionnel. Elle remarque justement que les femmes sont nombreuses à pratiquer l’autofiction car « d’avoir occupé si longtemps la position inconfortable et ambiguë de l’entre deux nature / culture a incité la femme à développer les feintes du non-dit, du dit sans en avoir l’air, du mi-vrai, mi-faux ». Dans ces textes, le corps jadis proscrit et caché a désormais une large place et l’auteur propose un parcours historique à travers l’érotisme pour expliquer les raisons de cette présence, au carrefour de l’écriture amoureuse et d’une littérature érotique transgressive. Mais parfois centrée sur le corps, l’autofiction est aussi capable « de cerner un lieu, un fait, une époque ». C’est ce qui est démontré à travers l’étude du Traité des saisons d’Hector Biancotti, de L’Ingratitude de Ying Chen ou encore de L’Amant de M. Duras qui, « axé sur l’intime, nous renseigne néanmoins sur l’Indochine, le climat social et l’atmosphère des lieux… ».
7Pour terminer, l’auteur s’interroge sur les formes plus anciennes de fiction de soi à travers l’étude de « la lettre comme fiction du corps amoureux » s’appuyant entre autre sur les lettres d’Héloïse et Abélard ou, plus proche de nous, sur Obscènes tendresses de Marie José Thériault.
8Plus qu’une étude sur l’autofiction à proprement parler, Madeleine Ouellette-Michalska explore les récits et les fictions de soi, envisage l’autobiographique plus que l’autobiographie, les fabulations de soi davantage que l’autofiction. Cet essai, souvent intéressant sur les conditions d’apparition de ces formes d’écriture, plus encore sur la présence féminine au cœur de cet espace littéraire, ne résout cependant pas les problèmes théoriques liés à une notion qui demeure floue parce que regroupant – du fait de la vulgarisation du terme – un nombre trop important de pratiques hétérogènes. Et, disons-le, le flou sera ici davantage entretenu que dissipé.