Walter Benjamin, la traduction entre théorie et création
1L’ouvrage intitulé De Walter Benjamin à nos jours… (Essais de traductologie), paru aux éditions Honoré Champion (mai 2007) vient s’ajouter aux nombreuses interprétations et commentaires dont « La tâche du traducteur » a fait l’objet depuis sa première parution en France dans Mythe et Violence en 1971i. L’auteur, Inès Oseki-Dépré, comparatiste et traductrice, propose une nouvelle lecture, de type « généalogique » de la critique traductologique contemporaineii en étudiant les rapports de celle-ci avec la théorie benjaminienne.
2Dans ses remarques préliminaires, Oseki-Dépré distingue trois noms parmi les nombreux penseurs et théoriciens qui se sont exprimés au sujet de la traduction depuis l’Antiquité : Cicéron, Hyeronimus (Saint Jérôme) et Walter Benjamin. L’importance de ces trois figures est due non seulement à l’influence de leurs œuvres sur la culture « occidentale », mais également à des raisons historiques, respectivement l’introduction de la culture grecque à Rome (Ier siècle av. J.-C.) et le moment de la traduction de la Bible hébraïque en latin (347-420 ap. J.-C.). La pensée de Cicéron et de Hyeronimus au sujet de la traduction ayant été déjà préalablement exposée et commentée dans Théories et pratiques de la traductioniii paru en 1999, il s’agit maintenant, pour l’auteur, de mesurer l’impact de l’œuvre benjaminienne sur les théories du XXe et XXIe siècle. Si depuis Saint Jérôme le problème de la traduction est posé essentiellement en termes de dualité selon que l’on oriente celle-ci vers la source et que l’on traduise donc littéralement ou bien vers la cible, Walter Benjamin relève cette opposition en théorisant une liberté du traducteur qui révolutionne la pensée du traduire.
3De Walter Benjamin à nos jours… se compose de trois parties qui ne visent pas, contrairement à ce que le titre pourrait suggérer, un exposé exhaustif et diachronique de l’ensemble des hypertextes de « La Tâche du traducteur » depuis la date de sa première traduction française par Maurice de Gandillac jusqu’à nos jours. L’ouvrage d’Inês Oseki-Dépré vise plutôt à mesurer les différents effets qu’a connus le texte de Benjamin sur les philosophes, traducteurs et poètes contemporains. Alors qu’en France, au Canada et dans les pays anglo-saxons l’essai a fait « l’objet d’une interprétation philosophique, de type herméneutique », dans le Nouveau Monde, grâce à la lecture proposée par Haroldo de Campos, le même texte est considéré comme le manifeste d’« une poétique du faire »iv.
4« La place de la traduction se trouve, — écrit Oseki-Dépré — telle la philosophie, entre création et théoriev ». De ce point de vue, cet ouvrage se révèle d’autant plus précieux que l’auteur fait suivre la partie théorique par des exemples pratiques qui viennent éclairer l’exposé théorique. Toutefois, il ne s’agit pas de pratique au sens du « comment traduire » mais du savoir, du voir vers où entraîne la pensée benjaminienne. Ce type de pratique permet, entre autres, de comprendre ce que Benjamin appelle l’« intraduisible ». Comme le montre l’étude des retraductions de l’Énéide ou du Qohélet dans la troisième partie, l’« intraduisible » est ce qui proprement appelle à la traduction et à la retraduction, ce qui permet la survie de l’original. Ce n’est pas dans le but d’atteindre à nouveau la reine Sprache que l’on traduit, mais dans celui de renouveler la lecture de l’original selon les changements des canons esthétiques des époques. Comme Benjamin le dit ailleurs au sujet de l’histoire et du sacré, « le royaume de Dieu n’est pas le telos de la dynamique de l’histoire, il ne peut pas être posé comme son but. Vu historiquement, ce n’est pas son but mais sa finvi ». Comme le remarque de Man, l’historique appartient au même ordre du poétique, un ordre opposé au sacrévii. C’est à notre avis la raison pour laquelle Oseki-Dépré situe la traduction aux côtés de la philosophie et de la poésie en tant qu’activité créatrice : la traduction appartient à l’histoire de l’original, à sa survie en tant qu’après vie, elle ne parvient jamais à son telos et ne fait qu’effleurer la langue supérieure, la langue de vérité : ainsi « la traduction touche l’original de façon fugitive, et seulement en un point infiniment petit du sens, pour poursuivre sa marche, selon la loi de fidélité dans la liberté du mouvement langagier »viii.
5La première partie de l’ouvrage, intitulée « Entre herméneutique et poétique », constitue une synthèse critique des interprétations de « La tâche du traducteur » « les plus remarquables dans le domaine de la traductologie contemporaine », la deuxième, « Du poétique à l’interculturel », expose « les détournements » ou les lectures partielles de la pensée benjaminienne et la troisième, « éclairages », « les applications possibles ».
6Oseki-Dépré commence par rappeler les présupposés de la théorie benjaminienne. Sa Tâche n’est pas des plus simples. Il s’agit de se mouvoir dans un domaine extrêmement difficile : écrire sur et autour du texte benjaminien en essayant de prendre en compte toutes les interprétations précédentes sans pour autant se laisser influencer par la multitude d’objections formulées à toute tentative de traduction, trouver encore des pistes originales après que les plus grands penseurs, linguistes et critiques du XXe siècle – il suffira de penser à Maurice de Gandillac, Jacques Derrida, Paul de Man, Michel Deguy, Paul Ricœur, Umberto Eco, Antoine Berman, Geoffrey Hartman – se sont exprimés à ce sujetix.
7Si l’interprétation osekienne a le mérite de ne pas subir le poids de la tradition philosophique tout en en faisant usage, elle acquiert non seulement une dimension dialogique qui lui permet de dialoguer aisément avec les œuvres de Man et de Berman qui posent le débat en termes philosophiques (entre herméneutique et phénoménologie), mais également de se réclamer d’une lecture plus poétique comme celles de Meschonnic et d’Haroldo de Campos. Oseki-Dépré montre de façon percutante et pertinente comment aller d’une théorie herméneutique par moments trop distante de la pratique traductive vers une poétique du faire qui demeure tout aussi fidèle que la première à la théorie benjaminienne.
8Elle résume en trois points les présupposées de la théorie de Benjamin : « la traduction ne doit ni se conformer au goût du public, ni par conséquent, traduire le sensx », elle se doit « d’exprimer le rapport le plus intime entre les langues ». Si la tâche équivalait à « “rendre” quelque chose », « la seule chose que le traducteur pourrait tenter de restituer, ce serait, le sens, ce qui reviendrait à vouloir procéder à “la transmission inexacte d’un contenu inessentiel”xi ». Puis, en en venant à l’un des passages les plus discutés du texte de l’auteur allemand, Inês Oseki-Dépré interprète de la façon suivante la distinction benjaminienne entre « das Gemeinte » et « die Art des Meinens », littéralement, selon l’interprétation de Paul de Man, « ce qui est signifié » et « la manière dont le langage signifie »xii. Pour l’auteur, qui s’appuie sur la traduction de Maurice de Gandillac, Benjamin distingue la visée et le mode de visée d’une œuvre. Les langues visent la même chose, comme le rappellera plus tard Roman Jakobson, ce qui diffère est leur mode de visé. C’est ainsi qu’au lieu d’être équivalentes et de permettre aisément le passage d’un sens, elles sont complémentaires en tant que bribes d’une Reine Sprache originaire. Toute traduction tend ainsi – est c’est ce qu’elle vise – à suggérer le lien harmonique entre les langues, elle effleure « le véritable langage ». De plus, comme l’affirme Paul Ricoeur, toute traduction forge ses propres équivalences.
9Pour comprendre l’originalité de la lecture d’Oseki-Dépré, il suffira une brève comparaison, au passage, avec le célèbre commentaire de Paul de Man, Conclusion : “La Tâche du traducteur” de Walter Benjaminxiii, auquel, par ailleurs, notre auteur fait très souvent référence. Si la lecture de de Man est vouée à une interprétation herméneutique de l’essai de Benjamin, Oseki-Dépré, qui se rapproche ainsi également de l’interprétation derridienne, souligne le caractère polysémique et aporétique de celui-ci. En effet, tout en prônant l’impossibilité de traduire le texte de Benjamin, l’interprétation de Paul de Man, qui étudie à son tour la traduction de Maurice de Gandillac en français et celle de Harry Zohn en anglaisxiv, tend plutôt à vouloir arrêter et cristalliser les célèbres points de résistances à la traduction de « La Tâche du traducteur ». Comme, par exemple, au sujet de la phrase “wenn sie nicht... auf den Menschen bezogen werden” pour laquelle de Man affirme, en dépit des difficultés rencontrées par le traducteur, que « l’original est sans ambiguïté à cet égardxv ».
10Au-delà des aspects métaphysiques de la pensée benjaminienne, « La tâche du traducteur » peut également être considéré selon Oseki-Dépré comme un manifeste poétique. Là où Alexis Nouss annonce « l’abandon » de la part du traducteur, Oseki-Dépré invoque les poètes du Nouveau Monde, Ezra Pound, Octavio Paz, Augusto et Harlodo de Campos, pour rappeler la nature créatrice de la pratique traductive. En suivant le slogan poundien du « Make it new », Haroldo de Campos énonce deux principes théoriques qu’il tient du texte de Benjamin. Traduire est premièrement « un transcodage “sémiotique” », ce qui permet de « faire du symbolisant le symbolisé (réconcilier l’icône et le référent) », deuxièmement un faire poétique : « cette pragmatique consisterait ironiquement à “diaboliser” le traducteur, faisant de lui un “usurpateur”, un “translucifer” » puisque la hybris le conduirait à créer « des originaux pour de nouvelles traductionsxvi ».
11Inattendue et très intéressante la deuxième partie consacrée à la « déontologie » d’Anthony Pym, au polysystème et aux Gender Studies, et ceci grâce à l’habileté d’Oseki-Dépré qui met en évidence la distance existant entre ces théories tellement ancrées dans la pensée sociolinguistique, sociocritique et politique du traduire et la dimension philosophique du texte de Benjamin. Inês Oseki-Dépré explique de quelle façon ces théories peuvent découler, du moins apparemment ou dans leurs postulats initiaux, de la lecture du penseur allemand. La réflexion sur la définition et le respect de l’altérité menée par A. Berman, G. Steiner, J. Derrida et H. Meschonnic a entraîné une théorisation de l’aspect éthique du traduire. Toutefois, une partie de la traductologie contemporaine semble ne pas employer le mot « éthique » au sens benjaminien. C’est le cas d’Antony Pym : « ce qu’Antony Pym appelle éthique de la traduction, en effet, ne va pas dans le sens de la tâche du traducteur telle que l’entend Antoine Berman, et dont l’éthique lui semble “trop académique, trop intellectuelle, trop abstraite”xvii ». En se plaçant sur un plan pragmatique, en opposition au plan théorique de la réflexion bermanienne, Pym s’éloigne des préoccupations humanistes et littéraires qui animent le débat sur la traduction autour de « La Tâche du traducteur ».
12L’étude de la théorie du polysystème s’avère plus complexe de celle de l’œuvre de Pym. Le point de vue n’est pas pragmatique mais global, sociolinguistique, sociopolitique et littéraire : « les domaines littéraire et social s’interpénètrent à travers les institutions littéraires, les idéologies, les maisons d’édition, la critique, les groupes littéraires, ou tout autre forme capable d’imposer des goûts ou des normes (à l’intérieur d’une même culture)xviii ». Le lien avec la théorie de Benjamin pourrait être défini essentiellement en termes d’oppositions. Le champ d’étude devenant plus général, l’attention des théoriciens des Translation Studies est portée davantage sur les littératures cibles et leurs codes esthétiques auxquels le traducteur doit conformer son choix et adapter son travail, « bien que les choses ne soient pas si simples et qu’on puisse retrouver différentes strates dans la littérature traduite, certaines innovantes d’autres conservatricesxix ».
13La liberté du traducteur théorisée par Benjamin, la créativité du traducteur sur laquelle Meschonnic attire l’attention sont ici mises de côté. Toutefois, la figure du traducteur telle que le polysystème la décrit n’est pas totalement privée d’autonomie, elle est juste d’une autre nature, elle est loin de la transparence benjaminienne. Comme le remarque Oseki-Dépré le traducteur opère un choix qui implique forcément des conséquences pour la littérature d’accueil. Par conséquent « la responsabilité du traducteur est bien plus grande que l’on suppose, quoi qu’on puisse penser de son humble anonymatxx ».
14Parmi les réflexions qui constituent la dernière partie – « Visages de Virgile », étude diachronique qui met en évidence, comme le suggère « La Tâche du traducteur », l’importance pour la réception d’une traduction, des canons esthétiques d’une époque ; « Retraduction de la Bible : le Qohélet » qui met l’accent sur la nécessité des retraductions pour la « survie » d’une œuvre ; « Subjectivité et sujet de la traduction » et « Folie, Poésie et Traduction » consacrées respectivement à deux poètes traducteurs chers à Walter Benjamin, Charles Baudelaire et Friedrich Hölderlin – l’avant-dernière étude se révèle à nos yeux particulièrement intéressante en ceci qu’elle suit une piste de recherche jamais préalablement arpentée de façon aussi originale.
15Comme le rappelle Oseki-Dépré, l’apport novateur d’Antoine Berman à la théorie de la traduction pourrait essentiellement être défini en termes de « position de la traduction dans la constitution de la pensée où se révèle le sujetxxi ». En partant du présupposé de l’impossibilité de définir le sujet de la traduction comme « sujet plein », la subjectivité du traducteur est essentiellement décrite dans les termes lacaniens d’une distinction entre « je qui existe, parce qu’il pense » et je « qui pense parce qu’il est »xxii. Oseki-Dépré définit son propos de la façon suivante :
[…] Même si le traducteur, en croyant faire œuvre « personnelle » et volontaire, se place sur le plan imaginaire et, de ce fait, est d’autant plus dépendant des instances sociales, des habitus, qui le constituent, il arrive que ni le « moi-je » ni le « moi épistémologique » ne réussissent à barrer le sujet traduisant, dont la liberté est inconsciente, cela va sans direxxiii.
16 La dernière étude, consacrée à l’opération métaphorique traductive chez Hölderlin, limite les propos lacaniens pour qui « le fou n’est pas poète ». Pour Oseki-Dépré, le fou est non seulement poète mais traducteur, autre piste intéressante pour les recherches littéraires.
17Pour conclure, la généreuse disposition intellectuelle qui permet à Oseki-Dépré de ne pas se cantonner à la correction des traductions et interprétations précédentes constitue la richesse de cet ouvrage qui propose d’entré de jeu d’accepter, dans les limites du possible, les différentes lectures du texte de Benjamin. C’est cette ouverture qui entraîne l’originalité de cet essai de traductologie qui place la discussion sur un autre niveau en posant la question de savoir ce qu’il en est) du legs benjaminien aujourd’hui. L’ouvrage s’inscrit dans les incontournables de la traductologie pour plusieurs raisons, au moins trois : pour le dialogue qu’il entretient avec les interprétations célèbres de l’essai benjaminien, parce qu’il révèle un côté peu connu de la réception de W. Benjamin dans le Nouveau Monde et également parce que depuis quelques années, Inês Oseki-Dépré suit une piste de recherche extrêmement intéressante qui trouve enfin sa place dans cet ouvrage. En s’inscrivant dans le legs bermanien et étant toujours fidèle à sa formation de poéticienne et de traductrice, l’auteur esquisse une définition de la subjectivité du traducteur, voire de sa folie.