La Bourse – un thème littéraire.
1« Les carottes cessent d’être un légume, c’est une valeur »
2(Ponsard, La Bourse, scène 8)
3Eté 2007 : les Etats-Unis subissent une grave crise de confiance. Une opacité tenace entoure les hypothèques des prêts immobiliers. Le pays se fige, les banques ne prêtent plus, sinon à des taux extrêmement élevés ; elles savent qu’elles ne récupéreront pas l’argent prêté à des ménages en difficulté, sans pouvoir estimer exactement leurs pertes. Dans cette atmosphère de panique, les cours chutent. Tous les regards se tournent vers la Bourse, lieu où se joue l’équilibre économique.
4Christophe Reffait, lui, s’intéresse à ce lieu inquiétant et fascinant tel qu’il est représenté dans le roman du XIXè siècle. Dans une optique post-marxiste, il étudie la façon dont les mécanismes financiers ont été compris à leurs débuts. Il montre comment, dans les œuvres de fiction, s’est élaboré un des développements majeurs du XIXè siècle, la montée en puissance d’une finance anonyme. Il propose pour cela un recensement très complet et une lecture de la littérature boursière de l’époque. Avant d’entamer l’étude du corpus romanesque boursier, l’auteur s’intéresse au colossal travail de recensement et de typologie de ce type de roman par Halina Suwala, en en soulignant le caractère épineux. Il se penche avec elle sur la définition précise de ce que l’on doit appeler un roman de Bourse et en montre l’évolution fondamentale au cours du XIXè siècle, au fil du krach de l’Union générale et du scandale de Panama. Son ouvrage propose une bonne analyse du degré de savoir boursier, faible chez les auteurs qui ont précédé Zola, qui se distingue de ces derniers par l’importance de son savoir technique. Le pivot de la thèse de Christophe Reffait reste ainsi l’étude de L’Argent, point d’orgue de la littérature boursière, mais le dernier chapitre de l’ouvrage propose une ouverture intéressante sur la littérature de l’argent dans les romans américains.
5Si les instruments financiers, tels que les actions ou les titres de créance, sont observés sous l’angle de leur fictionnalisation, la richesse des problématiques proposées et l’interdisciplinarité intelligente de l’ouvrage induisent une grande multiplicité de publics potentiels. La littérature est ici approchée par le biais sociologique, culturel, politique, économique, et s’offre à un lectorat varié.
6Bien que le titre de l’ouvrage indique le roman du second XIXè siècle, l’auteur consacre le premier chapitre de cette thèse (« Archéologie du roman boursier ») au premier XIXè siècle et à d’autres genres. Il y est question du théâtre et du pamphlet, genres qui prolifèrent dans la période qui s’étend de 1826 à 1858 et constituent le soubassement d’un roman boursier qui s’épanouit à partir de 1857.
7Le choix d’analyser d’abord L’argent de Casimir Bonjour demande à l’auteur de l’ouvrage une justification. D’autres pièces de cette époque traitent plus directement de la Bourse, mais la pièce de Bonjour tient doublement une place charnière. Elle est à la croisée littéraire de deux genres, le vaudeville et la comédie de mœurs, et pose la question du genre le plus apte à traiter du thème de la Bourse, le vaudeville risquant de pêcher par excès de légèreté et la comédie de mœurs par excès de sérieux. Elle est aussi à la croisée historique d’une nouvelle définition de l’homme d’argent, qui n’est plus un financier, un homme de Banque, mais devient un pur spéculateur, un homme de Bourse, avec l’ambivalence morale que comporte cette figure. La pièce offre une réflexion sociologique sur le passage de la finance traditionnelle à une finance moderne. Sur le plan littéraire, et Bonjour a de telles prétentions, le thème de la Bourse au théâtre possède un ressort dramatique privilégié, celui de la « bascule », qui repose sur les aléas du jeu et offre un potentiel comique important. Cette pièce peu connue illustre donc à la fois la possibilité toujours présente d’une conceptualisation, et le peu de danger que ce type de littérature présente de tomber dans le mercantilisme littéraire, mais met aussi en valeur un potentiel littéraire pur, face aux accusations de « réalisme anti-littéraire » lancées par T. Gautier.
8Christophe Reffait étudie ensuite un personnage bien plus connu, créé par Frédérick Lemaître, celui de Robert Macaire, héros d’une « geste » où il évolue accompagné de Monsieur Gogo, et qui finit par être censurée à cause de la bouffonnerie guignolesque de ses héros. Outre l’intérêt que présente ce personnage de spéculateur, qui illustre l’évolution morale à l’égard de la Bourse, puisque son traitement axiologique en fait un personnage positif et populaire, Macaire incarne un nouveau type de comique. Si Gautier le place dans la lignée des grands dramaturges comiques classiques – Molière, Lesage, Beaumarchais – Lemaître inaugure surtout le puff, la blague, dont Macaire devient un symbole. L’analyse du personnage littéraire laisse ensuite la place à l’évocation des cent une caricatures de Macaire réalisées par Daumier. Si l’existence de ces caricatures illustre à elle seule la sublimation du personnage, elles n’en sont pas moins ambiguës puisqu’en quelque sorte, elles trahissent aussi cette figure en faisant du spéculateur une figure sombre, mettant en cause l’évolution axiologique positive initiée par le créateur. Il est impossible de parler de Robert Macaire sans évoquer le personnage de Monsieur Gogo, qui en est inséparable et auquel on pense comme à l’archétype du « pigeon ». Pourtant, l’auteur met en évidence les variations de traitements que ce personnage, que l’on peut croire figé, a subies au cours de sa propre histoire, lors de ses incarnations dans les pièces d’autres auteurs, comme Jean-François Alfred Bayard, un collaborateur de Scribe, auteur d’un Monsieur Gogo à la Bourse. Si dans Robert Macaire, il est d’abord un personnage incrédule et revendicateur, il devient chez J-F Alfred Bayard le Gogo que l’on connaît, dupe et niais. Mais en 1859, dans le Monsieur Gogo de P. de Kock et de Frédérick Lemaître fils, il se métamorphose à nouveau pour acquérir une lucidité qui lui permet de feindre le gogo, et un « pathétique conjugal » (p. 49) qui tranche avec le personnage de Bayard mené par son épouse. Ici encore, la dynamique de ce personnage sous-tend une réflexion de fond sur le comique. D’ailleurs, Christophe Reffait résume l’orientation globale de ces figures : en devenant plus dure, la morale s’appauvrit en moralisme, qui ne laisse plus de place au comique.
9Après cette présentation du théâtre antérieur à 1852, l’auteur s’intéresse à la période 1854-1858, toujours dans le genre dramatique. La présentation de La Bourse, de Ponsard, continue d’interroger la comédie et le genre dramatique en général sur sa capacité à représenter le jeu boursier et en particulier sa problématique moralité. Si le dramaturge dénonce l’abus, selon lequel la spéculation a ses vertus, alors que l’agiotage est néfaste, il n’utilise pas pour cela la ficelle du personnage caricatural. C’est justement l’abstraction globale de la pièce qui en fait la cible des critiques littéraires de l’époque, tels Gustave Planche, qui, dans la Revue des deux Mondes, souligne son statisme. Cette immobilité lui ôterait sa substance théâtrale, et son rattachement à la comédie de mœurs plutôt qu’à la comédie de caractères achève de la condamner. De plus, Planche souligne la dimension tragique propre à l’essence du jeu, souvent perdant. Le commentaire de cette pièce montre le blocage menaçant la comédie boursière en raison de cette dimension morale qui devient rapidement moralisatrice, et ne peut donc plus supporter le comique. Cependant, au-delà de la dénonciation, la pièce est aussi normative et propose une thèse, en l’occurrence celle qui est naturellement liée à la critique de l’improductivité boursière, puisqu’il s’agit de la mise en valeur du travail, et plus spécifiquement du travail agricole. Ponsard ne se contente pas de s’en prendre au caractère fictif, abstrait, du crédit, il prône un travail bien concret, dans le cadre d’un programme physiocrate. L’hubris du spéculateur est condamnée – il vaut bien mieux cultiver son jardin.
10C’est encore la représentation de la morale qui intéresse Christophe Reffait dans l’étude de la pièce de Dumas-fils, La Question d’argent. Alors qu’il demandait, à l’issue de sa lecture de La Bourse, si le théâtre pouvait garantir une lecture morale de l’économique (p. 58), la pièce de Dumas-fils pousse cette question jusqu’au bout : « (…) nous touchons ici à un moment dialectique de la critique théâtrale de l’argent, où défense et attaque se muent en une interrogation sur la possibilité de juger. »1 L’intérêt se déplace alors du personnage du spéculateur à la question plus générale du préjugé. La présence d’une interrogation morale pose problème à la comédie, qui n’est plus comique – au sens banal du terme – mais n’est pas non plus technique.
11Mais une pièce experte est tout aussi ambiguë, comme c’est le cas de Un Coup de Bourse, de Feydeau, désignée par Christophe Reffait comme la seule pièce boursière naturaliste jamais écrite. D’une part, sa technicité lui fait courir le risque de la sécheresse, et d’autre part, bien que Feydeau dénie à la littérature toute utilité morale, cette position n’est pas aisée à tenir. Sa peinture du milieu ne peut faire l’économie, peut-être malgré elle, d’une axiologie. Notons que s’y profile déjà l’antisémitisme qui caractérise la littérature fin de siècle, et sur lequel l’auteur de l’essai revient tout au long de son travail.
12Il n’y a pas de solution de continuité entre le théâtre et le genre pamphlétaire, et l’auteur montre le jeu intertextuel qui les lie, notamment chez Proudhon, dans le Manuel du spéculateur à la Bourse. Une des grandes attaques contenues dans ce texte consiste à mettre en évidence le vol qui sous-tend le jeu de la spéculation et à ce titre rend ridicules les critiques menées auparavant contre le principe du jeu. Ce mécanisme est bien plus grave, et il s’ajoute au vol inhérent à la propriété du capital. Les mêmes grandes thèses qui apparaissaient dans le théâtre boursier interviennent aussi ici (défense de la valeur-travail, avec une idéologie physiocrate ou manufacturière encore plus nette ; thèses de l’improductivité, de l’abus : la Bourse est fondamentalement anarchique, et ne permet pas de reconnaître la bonne spéculation de la mauvaise). Cet aspect occulte ouvre la voie à l’antisémitisme, mécanique reprise chez Vallès, imitateur de Proudhon avec un essai intitulé L’Argent. Son pamphlet joue avec le thème du mystère, il fabrique du mystère en parlant de mystère. Tout en proclamant la simplicité du jeu boursier, et en voulant l’élucider, il le rend plus opaque encore : « Il n’y a évidemment pas loin de cette construction d’un hermétisme boursier à la dénonciation de la finance juive. »2 Cette dynamique contradictoire serait celle du romanesque boursier, abordé au chapitre suivant.
13La grande innovation de Proudhon est surtout de faire une large place au politique, et de l’inclure dans la sphère de l’économie. Il dénonce les rapports entre un Etat qui cautionne le vol, et l’économie. Il ouvre ainsi le champ à l’interrogation politique de la littérature boursière qui suit.
14Si le premier chapitre est analytique, étudie les pièces et les pamphlets un à un, le deuxième chapitre, consacré au roman de mœurs boursières de 1857 à 1890, est synthétique. Le roman de Bourse est marqué par une forte hétérogénéité et l’auteur discerne trois catégories : le roman bourgeois, le roman populaire et le roman naturaliste. La deuxième catégorie, dont l’étude est de plus en plus séduisante aujourd’hui, est la plus riche mais aussi la plus ambiguë car son idéologie est moins évidente qu’on pourrait le croire. Loin de professer uniformément une pensée sociale, certains romans de Bourse populaires sont au contraire « nettement réactionnaires »3. Christophe Reffait s’intéresse également au roman d’appel et de cassation, relatant le jugement d’un spéculateur et correspondant à la thématique du justicier, privilégiée dans le roman populaire.
15La première partie du chapitre consacré au roman boursier cherche à montrer sa proximité avec le pamphlet, dont il a été question au chapitre précédent. D’une part, ce roman est, presque par nature, un roman ancré dans son actualité, d’où une intertextualité nécessaire avec les pamphlets concernés (d’où aussi la possibilité de déchiffrer certaines clés). D’autre part, les choix narratologiques font apparaître une autorité proche de la voix auctoriale, parente de la voix du pamphlétaire par son implication dans son propos.
16Mais si le roman boursier se place dans la lignée du pamphlet boursier, par la dénonciation qu’il véhicule, mais aussi par le dispositif de communication, il propose une vision neuve de la thèse de l’abus, qui reste son centre de gravité. Cette thèse s’inscrit avec bonheur dans le manichéisme propre au roman populaire et correspond à sa dimension moralisatrice, mais Christophe Reffait met en évidence les diverses modifications qu’elle subit dans le roman boursier. Par exemple, sont victimes de l’abus des gogos qui, ainsi ridiculisés, ne peuvent alimenter la critique de cette thèse. De même, la thèse est mise en difficulté dans les romans s’inspirant du krach de l’Union générale. Cette banque représentant ce que l’on peut appeler la « bonne finance », il n’est plus possible de tenir la distinction entre bonne et mauvaise spéculation, qui fonde la thèse de l’abus, et le romancier doit blâmer la spéculation en général. C’est alors qu’intervient la thématique déjà abordée à plusieurs reprises de l’antisémitisme. Dénoncer la banque juive permet une efficace synthèse de la condamnation, orientée vers un ennemi déterminé et séculaire, seul pratiquant de la mauvaise spéculation. Zola reprendra dans L’Argent cette rivalité entre banque catholique et banque juive.
17L’auteur montre ensuite comment le roman complète aussi le pamphlet par des procédés propres à son genre. Ainsi la description romanesque permet une réflexion sociologique. Le palais Brongniart mais aussi l’hôtel particulier du financier en sont les objets privilégiés. Dans ces derniers se déroulent notamment des fêtes au faste éclatant, qui, relatées comme dans une chronique mondaine, alimentent la dimension axiologique du roman de bourse, cherchant à dénoncer l’usurpation réalisée par les spéculateurs. Au XIXè siècle, cette usurpation s’inscrit en outre dans un contexte où l’aristocratie cède la place à une bourgeoisie montante. Le roman permet aussi d’étudier le discours du spéculateur, sans pour autant effectuer un embrayage narratif. L’ « entreprise sociolinguistique »4 du romancier n’empêche pas la prise de distance par rapport à ce discours. Christophe Reffait réfléchit sur l’argot de la Bourse, ce technolecte difficilement compréhensible, par définition, et qui répond à l’obscurité propre aux techniques boursières. A ce propos, l’auteur rappelle que le roman n’est pas là pour apporter un savoir technique sur la Bourse. Au contraire, comme sa finalité est de juger cette technique, non seulement le romancier peut ne pas être lui-même un expert, mais il peut exploiter une éventuelle inintelligibilité, qui est alors au service de la thèse du mystère, autre critique portée à la Bourse. Par définition, un technolecte est objectif, ce que le roman boursier ne peut souffrir. C’est en l’investissant que le romancier a le plus de chances de le miner de l’intérieur.
18Ne proposant pas d’expertise technique, le roman boursier ne se réalise donc pas sous forme de roman d’apprentissage, pas plus qu’il ne contient de développement pédagogique. Même un roman comme Les Cosaques de la Bourse, de F. de Groiseilliez, qui commence comme un conte voltairien, est en réalité un anti-Bildungsroman dans la mesure où le Candide ici mis en scène, Dolcemente, ne gagne pas grâce à une technique de jeu, mais grâce au pur hasard. Ce refus des récits d’apprentissage a deux conséquences structurelles : les récits sont concentrés sur la crise, et les biographies de leurs personnages sont laconiques. Cet anti-genre influence également la place du palais Brongniart dans les romans. Si certains n’en passent pas le seuil, l’action se déroulant dans les hôtels particuliers des financiers, d’autres construisent toute leur narration autour de ce passage symbolique. L’apprentissage cède la place au motif de l’initiation, d’autant plus que la description classique du lieu cède parfois la place à une vision allégorique, proprement anti-descriptive, mais créatrice d’une réalité romanesque de la Bourse. Ce passage du seuil, donc, génère une mythification, qui passe elle-même par un travail de la métaphore. L’auteur analyse les métaphores mises en jeu dans l’évocation romanesque de la Bourse. Cette dernière apparaît comme le cœur vital de la Cité ; associée à la métaphore de la dévoration, elle-même dramatisée dans des scènes comme celle du déjeuner des boursiers, la métaphore du cœur évoque le mythe du Minotaure.
19La description de l’intérieur de la Bourse en convoque deux nouvelles, celle de la bataille, en raison de la structure fondamentalement antagonique, pour ne pas dire agonistique, de la spéculation ; et celle de la tempête, au gré des hausses et des krach boursiers. L’évocation des personnages qui évoluent dans la Bourse, elle, génère des métaphores atomistes, parfois entomologiques, mais aussi tournées autour du sème liquide ou de celui de la fusion. Ainsi disparaît l’individu, ce qui se traduit sur le plan narratologique par l’effacement d’une focalisation précise et Christophe Reffait compare le descripteur à Fabrice à Waterloo. A la dévoration pourtant, fait pendant la présentation de la Bourse comme matrice, source de génération, ce qui conduit l’auteur à s’intéresser au personnel féminin de ces romans.
20Le centre de gravité de l’étude de ce personnel est le sème sexuel, la spéculation étant présentée comme un substitut possible du plaisir physique. Ainsi les femmes qui hantent la Bourse sont des maquerelles, des vieillardes laides ou même viriles. Si ce ne sont pas des courtisanes, ce sont des épouses déçues, qui mettent alors en danger l’équilibre et la façade sociale. Le palais Brongniart n’est plus seulement le cœur de la cité, il devient le principe de la prostitution. En retour, la topographie de la Bourse s’érotise. L’auteur met en évidence le mécanisme selon lequel elle est évoquée en termes féminins, et réciproquement conduit les femmes à être présentées à travers le filtre de la Bourse. Ainsi, après le schéma de l’initiation, l’impossibilité d’une structure d’apprentissage cède cette fois-ci la place à la structure de la tentation.
21Christophe Reffait s’intéresse à un écrit anonyme étonnant, publié sous le nom du Juif Errant, et intitulé Boursicotérime et lorettisme. Son auteur met en parallèle ces deux activités, dont les principes se rejoignent puisqu’elles nient toutes deux le travail, opposent l’argent vicieux à l’argent éthique, représentent la dissipation, la perte, le vol, la ruine. Comble de l’ironie, s’il est un récit d’apprentissage, c’est celui de la ruine. Ces idées sont étayées par l’étude minutieuse de deux romans, celui de Deltuf, Les Pigeons de la Bourse, et celui de Zaccone, Les Drames de la Bourse.
22 Si le roman boursier est un roman de la tentation, il est naturellement aussi un roman de la distance, distance qui s’inscrit dans une thématique chère au XIXè siècle, celle de l’opposition entre Paris et la campagne, dont la netteté et même le manichéisme se marquent tant sur le plan sexuel (la Parisienne est, nouveau mythe convoqué, une sphinge, elle-même métaphore de la Bourse) que sur les plans économique ou moral. Le mouvement de nombreux romans situe ainsi le nœud de l’action à Paris, tandis que le dénouement conduit les personnages vertueux à rentrer en province. Les provinces concernées sont surtout à l’Ouest de la France et l’auteur montre comment le roman boursier participe de l’élaboration du stéréotype breton du XIXè siècle. Loin de la Bécassine, le Breton est ici une figure archaïque, représentant d’une noblesse intacte, pratiquant la chasse et l’agriculture. Nous retrouvons ici la pensée physiocrate déjà évoquée. Non seulement l’agriculture offre une autre voie possible que la Bourse, non seulement la condamnation de la spéculation va de pair avec l’affirmation d’un credo agrarien, mais l’agriculture est même proposée comme modèle pour réformer la spéculation dans un sens moral. Mais, en étudiant les écrits de Scipion Fougasse, Christophe Reffait montre que si cette prise de distance soulage ce nouveau mal du siècle qu’est l’angoisse de la ruine, par les effets miraculeux de la campagne, cette dernière n’en reste pas moins périphérique au récit. Figurant une utopie, une société figée dans son idéal, elle se révèle fondamentalement anti-narrative. Cette analyse conceptuelle est illustrée par l’étude de plusieurs romans boursiers, mis en perspective avec les pièces de théâtre commentées dans le premier chapitre. Ainsi le roman de Mérouvel Le Krash répond à la pièce de Ponsard, et ceux de Deltuf et de Zaccone , déjà étudiés, à la pièce de Dumas-fils.
23 Roman boursier et roman de la ruine s’identifient, d’autant que la ruine est désormais collective. C’est pourquoi le roman de Bourse s’impose comme le lieu privilégié d’une rhétorique réactionnaire qui présente la faillite de Law comme la Chute Originelle. Pourtant, le modèle de l’Apocalypse n’est pas mené à terme. Non seulement l’auteur en arrive au constat selon lequel le roman boursier relativise cette décadence, n’y croit pas complètement, mais de plus, ce modèle pose un problème structurel, puisque les romans boursiers étudiés dans ce chapitre présentent une chute linaire et homogène, et réalisent le paradoxe d’un « récit certain »5. La place est faite au renouvellement du genre proposé par Zola.
24Contrairement à une idée commune, les romans de Zola ne sont pas des romans à thèse, et L’Argent aussi peu que les autres. Il est même, selon Philippe Hamon, un exemple du neutralisme que le naturalisme postule par essence, disposition qui se matérialise dans le roman par le refus d’une instance morale unique.
25Si L’Argent, comme les romans boursiers précédents, représente la géographie boursière, s’il met le savoir technique en récit, par le biais des personnages par exemple, il constitue l’aboutissement de ce type de littérature à deux sens du terme : il en est un exemple remarquable, mais il en est aussi le point ultime, hypothéquant la possibilité de continuer à écrire des romans de Bourse.
26Dès les premières pages du roman, le narrateur présente les grandes philosophies de l’argent, regroupées par Chrisotphe Reffait en deux pôles, celui de l’argent ancien, représenté par l’aristocratie et par les Juifs (alors que les conservateurs font de leur ascension une conséquence de la Révolution et un symbole de la modernité qu’ils haïssent) ; et celui de l’argent nouveau, figuré par les spéculateurs et les socialistes.
27L’auteur de l’étude présente tour à tour quatre modèles, et montre comment Zola dans ce roman met en valeur le principe capitaliste. Alors que la noblesse était, dans les romans boursiers antécédents, le refuge des bonnes valeurs, morales, agrariennes, elle est ici littéralement exécutée par Zola par son traitement de la famille Beauvilliers. Il insiste sur l’impossibilité au XIXè siècle de pratiquer une économie féodale, et la comtesse, incapable de comprendre les règles de la nouvelle économie est effectivement hors-jeu. La mort de cette catégorie socio-économique est figurée par l’absence de personnage masculin, à laquelle s’ajoute l’absence de dot pour Alice, rendant son mariage improbable et condamnant sa lignée à l’extinction. Pour parfaire ce mécanisme déjà limpide, l’auteur surenchérit en faisant violer Alice par Victor, le fils naturel de Saccard, viol qui a également un sens dans une constellation d’autres jeunes femmes abusées. Ainsi, alors que le projet de chemin de fer de Hamelin figure une croisade moderne, Zola met en scène leur incapacité à s’y engager.
28L’économie charitable, qui a pour délégué la comtesse d’Orviedo, est apparemment une autre antithèse de la spéculation, par son personnel féminin représentant le Bien et la dimension spirituelle face à un univers masculin, connoté par des valeurs axiologiques négatives, et symbolisant le matérialisme. Pourtant, Christophe Reffait démontre son ambiguïté, notamment par la dimension de complaisance qu’il comporte, et par là même son peu de distance avec la spéculation. Le débordement se fait sur un autre front, puisqu’une caricature de justice socialiste transparaît également à travers l’économie charitable.
29L’idéal utopique de bonheur du socialisme, incarné par Sigismond, est tout autant invalidé par la réalité (et renforce ainsi indirectement le discrédit apporté au discours charitable). Le roman boursier de Zola pose le problème de l’écriture de l’utopie, univers fermé par essence, et s’opposant à celui de la spéculation, qui figure l’écriture romanesque par son « jeu d’écriture », sa construction d’hommes de paille, son appréciation du papier » et fait de la lecture un délit d’initiés (p. 383). « L’Argent montre comment le papier suscite le rêve du métal ». En effet, le lecteur ne sait rien des affaires, ce qui accentue le caractère abstrait et intransitif d’opérations boursières détachées de tout référent matériel. Le roman boursier questionne le roman.
30La partie orientale du roman, enfin, représente pleinement le saint-simonisme de Zola. Elle comporte plusieurs thèmes et motifs, comme celui du conquistador, du colonialisme, ou encore de la croisade, comme évoqué plus haut. Mais c’est surtout le financement du projet qui intéresse le narrateur, et il véhicule un discours du progrès. Mais ce discours n’est pas pour autant celui d’une utopie, bien que l’Orient se présente comme un lieu idéal pour cette peinture, tout en étant un lieu d’expérimentation du saint-simonisme.
31Le roman comporte deux apologies de la spéculation de nature très différentes ; l’une est un discours du jeu et du risque, alors que l’autre se sert paradoxalement de la métaphore de la luxure (liant la spéculation au progrès comme la luxure est liée à l’enfantement) pour retrouver une dimension morale. Nous retrouvons sous une forme légèrement différente la thèse de l’abus, la spéculation productive, celle du placement s’opposant à la spéculation improductive, pouvant menacer la production, et qualifiée péjorativement de jeu, d’agiotage.
32L’auteur montre aussi comment Zola transforme et révolutionne le mécanisme de l’escompte comme mécanisme narratif. Si les romans boursiers antécédents ne s’en servaient pas, ancrés qu’ils étaient dans le présent et n’envisageant le futur que comme une prophétie apocalyptique, Zola en fait à la fois le fondement de sa structure narrative et le support d’une représentation de l’idéologie qu’il véhicule : l’escompte a pour principe l’hypothèque sur l’avenir, qui remet profondément en cause les tenants du conservatisme et chante l’hymne du progrès. Ainsi la fortune domaniale de la comtesse de Beauvilliers et l’économie physiocrate qui la sous-tend sont marqués par l’archaïsme, tandis que la charité de la comtesse d’Orviedo, qui pourrait aussi représenter l’arriération, est contaminée par la logique de la spéculation ainsi que par celle du socialisme (sa maison ressemble étrangement à un phalanstère !). Dans l’établissement de Mme d’Orviedo se joue rien moins que la mise en présence de l’utopie socialiste et du discours du progrès capitaliste.
33Mais ce n’est pas la seule raison de la nature politique de L’Argent : le motif de la presse, avec l’organe qui soutient l’Universelle, intègre le monde des affaires dans la sphère politique et le constitue en contre pouvoir. Ainsi derrière le personnage de Saccard se profile la figure de Napoléon III, directeur fantôme de la Banque Universelle. Christophe Reffait montre de quelle manière le roman de Zola donne une dimension politique aux thèmes boursier et bancaire, dimension radicalement nouvelle par rapport aux romans de Bourse précédents, et interroge la notion de démocratie, « dont la société anonyme zolienne est la grimace » (p. 415). Le roman remet en question cette démocratie et le motif de l’unanimité permet une représentation de la mécanique du plébiscite, sur lequel s’appuie le régime impérial. Loin de se poser en soutien de Napoléon III, l’auteur souligne la perversité de la logique mathématique du suffrage universel et la tromperie qu’il cautionne.
34L’Argent met en avant la notion de risque qui « remplace définitivement le topos de l’inconscience collective » (p. 449). Zola ne met plus en œuvre, comme dans les romans antécédents, un système métaphorique peuplé de Sphinx et autres Minotaures, mais une symbolique de la contingence, dont la plus parlante est celle de la météorologie. De manière plus globale, alors que le roman de mœurs boursières se fondait sur la dynamique de la chute linéaire, le roman de Zola met en récit la figure du cycle. Il n’est plus question de perte et de décadence, mais d’éternel retour. Ainsi la morale est sauve, puisque le spéculateur incarne l’activité, qui appartient de plein droit au champ de la morale. Cette dernière n’est plus représentée par le monde féodal mais par le conquérant Saccard. Le personnel féminin plaide aussi en faveur de la morale boursière : alors que les romans antécédents proposaient des figures de goule, le personnage féminin principal du roman de Zola est Mme Caroline, à la fois incarnation de la bonté amoureuse et maternelle et juge moral de l’activité spéculatrice, qu’elle sauve de la condamnation.
35L’auteur s’intéresse enfin à la réception du roman de Zola outre Atlantique et à sa place dans l’élaboration du réalisme américain. Alors qu’avant L’Argent, le roman boursier français étant unanimement critique, la littérature américaine, elle, pose d’emblée un clivage entre le « gospel of wealth » et sa fiction critique ou parodique. La question des sexes est justement au centre du problème, non seulement à cause du lectorat féminin, mais aussi parce que la femme est un pivot du discours sur la spéculation. Ainsi The Pit, de F. Norris, frôle sans arrêt le récit d’adultère.
36Si le roman boursier français propose une opposition entre une spéculation sur la terre ou sur les rentes, typique du roman du premier XIXè siècle, et une spéculation sur les sociétés anonymes, typique de la deuxième moitié du siècle, le roman américain propose une configuration encore différente. Loin des opérations abstraites du roman boursier à la française, le roman américain met en scène des spéculation sur le blé, par exemple. Dreiser, pour sa part, ne s’intéresse pas du tout au jeu de l’offre et de la demande. Si le roman américain est tourné vers le principe de la Nature, vers la matérialité, celui de Zola ne regarde que la Logique, l’abstraction, résume Christophe Reffait. Ainsi, il est particulièrement intéressant de constater que, de façon paradoxale, c’est aux Etats-Unis que le roman boursier continue à ancrer la spéculation dans le réel, alors que Zola est capable de comprendre la distance qui sépare le système financier des projets qui ont besoin de lui.
37C’est bien le degré de compréhension de Zola qui marque le lecteur par sa profondeur et son intelligence. Tout le travail préliminaire sur la littérature boursière antécédente à L’Argent permet de mesurer la hauteur de ce roman, et Christophe Reffait la met brillamment en valeur. Les œuvres antérieures à ce roman ne comprennent guère la nature des risques générés par les nouveaux instruments de crédit, même si ceux-ci permettent de gagner plus.