Survivre et témoigner
1Ceux qui craignent d’en avoir trop lu sur les rapports entre littérature et Shoah devraient se précipiter sur ce livre, qui réordonne, en une synthèse lumineuse, une somme de savoirs menacés de morcellement. Ceux qui, à l’inverse, n’ont pas encore osé se risquer dans ces territoires escarpés devraient en faire autant : ces Alphabets de la Shoah sont une irremplaçable boussole pour s’orienter dans l’offre, aujourd'hui pléthorique, de la littérature primaire et secondaire sur le génocide. La vertu de cette étude, fruit de plusieurs années de recherche, est de pouvoir satisfaire les lecteurs les plus informés comme le grand public cultivé. Le livre impressionne d’abord par l’ampleur d’un corpus qui n’ignore aucune des grandes œuvres de témoignages, françaises ou étrangères, connues ou moins connues : Anna Langfus, Charlotte Delbo, Primo Lévi, Jorge Semprun, Elie Wiesel, Aharon Appelfeld ou Imre Kertész y tiennent évidemment toute leur place, mais aussi Pierre Gascar, Tadeusz Borowski, Ana Novac ou Ka-Tzenik.
2Le livre convainc encore par la solidité d’une information qui n’ignore rien des derniers développements de la recherche, littéraire, mais aussi historique, philosophique ou psychanalytique, auxquels il puise avec discernement. La démarche emporte l’adhésion quand, refusant de dresser autour de son sujet des haies infranchissables, elle se rapporte régulièrement à d’autres expériences génocidaires (arménienne ou rwandaise).
3Enfin, le livre séduit par l’élégance d’une prose qui, sans rien sacrifier de la rigueur universitaire, semble toujours habitée par le souci d’éclairer : nul n’achoppera ici sur ce jargon ou ces afféteries qui rendent illisibles certains ouvrages de critique littéraire. L’auteur adopte une position constante de secondarité par rapport aux textes, sans leur faire violence ni forcer la main du lecteur, sans jamais les écraser sous un savoir extérieur ; même les rares passages polémiques ne passent jamais par le mépris des arguments de l’adversaire. Pour qui connaît la passion qu’Anny Dayan-Rosenman met dans le moindre de ses engagements, qu’il s’agisse de ses combats pour la laïcité ou de son militantisme inlassable en faveur du dialogue israélo-palestinien, ce sens du respect, fait d’émotion contenue et d’une ardente volonté de convaincre, acquiert une valeur et une saveur supplémentaires.
4Le livre est composé de trois parties. Il s’agit de dégager trois figures nées du génocide qui se « recoupent » sans totalement « se recouvrir » : le survivant, le témoin, l’écrivain. Ces trois figures sont donc à entendre non comme trois instances distinctes mais comme trois « moments » successifs ou concomitants d’une expérience unique, qui se décline au pluriel dans « les alphabets » du désastre.
5Annie Dayan commence par prendre acte de l’importance qu’ont prise, dans nos débats de société, la figure du survivant et les enjeux de mémoire une importance que certains jugent d’ailleurs exorbitante ou dangereuse. Dans l’immédiat après-guerre, rappelle-t-elle, la singularité des expériences individuelles était tout à la fois tenue pour déplacée dans le débat public et minorée par les historiens (à l’exception de travaux pionniers comme ceux de Norton Cru sur la Grande Guerre). Depuis quelques années, nous sommes au contraire entrés, pour reprendre une expression que l’auteur emprunte à Annette Wieviorka, dans « l’ère du témoin », mutation culturelle et épistémologique dont les conséquences sont partout perceptibles. Pour autant, le rôle public qu’il est de bon ton de faire jouer aujourd’hui au témoin n’est pas sans effet pervers, en particulier celui d’occulter en vertu d’une pédagogie de la consolation ce que la parole du rescapé peut avoir de littéralement insoutenable ou sous prétexte de consensus et d’universalisme démocratique ce qu’elle comporte d’irréductiblement singulier. C’est une des vertus du retour aux textes que de nous arracher à cette institutionnalisation nivelante du témoignage pour lui rendre sa force originelle. Sa force, mais aussi les tensions et les déchirements qui ne cessent de sourdre de cette parole elle-même rescapée.
6Dans la première partie du livre — « Survivre à un génocide » — Annie Dayan-Rosenman suit à la trace, dans les œuvres de Charlotte Delbo, de Primo Lévi, d’Elie Wiesel, de Semprun ou de Jean Améry (parmi beaucoup d’autres), ces pathétiques figures de survivants, hantés par les voix et le souvenir des défunts, devenant eux-mêmes tombeaux pour accueillir, parfois à leur corps défendant, les millions de morts sans sépulture. Indéfectiblement lié et irrémédiablement séparé des morts comme des vivants, ce revenant s’efforce de survivre à un savoir destructeur tant sur l’homme en général que sur lui-même en particulier : il a vu ce que nul n’aurait dû voir et, pis encore — c’est là un motif obsessionnel — il doit composer avec le sentiment d’avoir volé sa vie à d’autres. À la culpabilité d’une existence ressentie comme usurpée se joint l’expérience, propre au rescapé d’un génocide, de s’être soustrait à une entreprise d’extermination collective : à l’effroi de se perdre soi-même s’ajoute le sentiment inouï de « perdre son peuple » (David Bergelson), d’être « le dernier juif » sur la terre (Kajik, survivant du ghetto de Varsovie, témoin dans Shoah). L’expérience du survivant est tissée de ces paradoxes auxquels Annie Dayan consacre de saisissants développements. Ainsi, cette difficulté de réintégrer le jeu social, mêlée au sentiment étrange d’invulnérabilité. Plus terrible encore, cette idée qui affleure dans les œuvres de Primo Lévi ou de Jorge Semprun, que la vie « d’après » n’est qu’un simulacre au regard de la réalité absolue qu’était le Camp. L’auteur rappelle que la survie est elle-même vécue comme une épreuve insupportable : innombrables sont les rescapés qui ont cherché à fuir dans la folie ou le suicide (Rawicz, Borowski, Bettelheim, Améry, Celan, Lévi…).
7Résistant à la tentation de ramener la pluralité des voix à l’unicité d’un point de vue, Anny Dayan-Rosenman reste toujours sensible à la diversité des cheminements : c’est Jorge Semprun prenant conscience de la spécificité de l’entreprise génocidaire ; c’est Pierre Gascar scrutant la brèche irrémédiable qu’introduit la Shoah dans la civilisation et se faisant dépositaire d’une souffrance inapaisable ; mais c’est aussi Tadeusz Borowski, dans Le Monde de pierre, se refusant à toute pitié et à toute fraternité envers ces victimes qu’il a fini par haïr. « Le poison d’Auschwitz » (Primo Lévi) n’épargne rien ni personne : pas plus la civilisation que la nature, pas plus les bourreaux que leurs victimes.
8Anny Dayan-Rosenman consacre un chapitre particulier à un cas sinistrement exemplaire de l’extrémité du mal, celui du « meurtre des enfants » : la petite Émilie ou le petit Hurbinek au bras tatoué de Si c’est un homme ; le récit hallucinant d’un massacre d’enfants dans une cave dans Le Sang du ciel ; une scène de chasse à l’enfant par les chiens à Buchenwald dont Jorge Semprun ne se remettra jamais (Le Grand voyage). Traversent aussi ces pages la figure du « Piepel » (ces enfants devenus les protégés des Kapos, dont l’œuvre de Lévi ou de Wiesel rapportent le destin paradoxal et tragique), mais aussi le destin admirable de Janus Korczak, choisissant d’accompagner jusqu’à la mort « ses » orphelins, dont l’histoire est devenue une sorte d’hagiographie consolatrice.
9Survivre à une entreprise d’extermination collective, c’est aussi nécessairement se poser la question du sens de l’existence ainsi arrachée à la mort. Anny Dayan-Rosenman dresse un tableau très suggestif d’itinéraires spirituels juifs. Comment, pour un croyant, continuer à faire comme si de rien n’était et à croire en l’Alliance ? Mais comment, symétriquement, refuser d’être juif alors même que le numéro d’Auschwitz tatoué sur son avant-bras « se lit plus vite que le Pentateuque ou le Talmud » (Jean Améry) ? Si la foi en Dieu ne peut que sortir durablement ébranlée (athéisme, blasphème, formulation d’une théologie d’après Auschwitz...), celle des laïcs dans la force inexorable de l’émancipation et le processus de civilisation n’en est pas moins irrémédiablement entamée. Entre le désespoir religieux et la tentation du pessimisme historique, entre la réconciliation tâtonnante avec la tradition et la conscience douloureuse d’une judéité aussi indélébile qu’indéfinie, Annie Dayan retrouve les multiples expressions d’une identité juive qui ne sera plus jamais la même.
10La deuxième partie du livre — « Témoigner » — est une présentation raisonnée des questions qui se posent à l’écrivain-témoin. Soucieuse, à l’instar des œuvres, d’ancrer sa description dans l’expérience sensible plutôt que dans une conceptualisation abstraite, Anny Dayan-Rosenman s’attache en premier à la question du corps. Elle évoque l’expérience obsédante de la faim et de la soif qui finit par identifier entièrement l’individu à son corps souffrant, ainsi que les paradoxes d’une mort à la fois radicalement solitaire et jamais individuelle (et a fortiori jamais héroïque). Plus qu’une simple technique de domination, la politique d’humiliation représente le sens ultime d’un système de déshumanisation : individus soumis jusque dans la mort à leurs souillures et à leurs déjections, corps enlaidis des déportés, corps sans visage des détenus qui n’ont plus de nom ni de regard, qui deviennent invisibles. Ces développements comptent assurément parmi les plus forts de l’ouvrage.
11Cette phénoménologie de l’expérience concentrationnaire se poursuit par une analyse des modalités de la survie dans le camp. Anny Dayan-Rosenman décrit les différentes formes de la résistance intérieure, du refus de donner son « consentement » à la barbarie ; elle relate ces expériences, à la fois fragiles et vitales, de la rencontre qui sauve : gestes de bonté, miracle d’un contact protecteur, esquisse d’une parole fraternelle ou simplement humaine, tentative de se rattacher coûte que coûte à des résidus de communauté et à des vestiges de culture. L’auteur analyse, tout en nuances, le rapport de Primo Lévi à la culture à travers l’exemple souvent commenté de la lecture de Dante , qu’elle oppose à juste titre au verdict résolument pessimiste de Jean Améry.
12Le processus de destruction de l’humain s’incarne, on le sait, dans le paradigme du « musulman », cette figure du détenu entre vie est mort, ayant abdiqué toute volonté, résigné à l’obscure fatalité de son anéantissement. Anny Dayan-Rosenman en étudie les avatars dans l’œuvre de Kertész (Etre sans destin) et de Primo Lévi dont l’une des formules celle qui fait du musulman le « témoin intégral » a fait l’objet d’une exploitation discutable par Giorgio Agamben (Ce qui reste d’Auschwitz). C’est avec beaucoup de fermeté que l’auteur pointe les insuffisances dangereuses de cet essai qui fait du « Musulman » l’épicentre de l’entreprise nazie, brouillant par là même la distinction entre l’entreprise concentrationnaire et l’entreprise exterminatrice l’un des acquis fondamentaux de la recherche historique , omettant par ailleurs (ce qui est particulièrement problématique) que des millions de victimes ont été exécutées sans jamais passer par la « musulmanisation » (qu’il s’agisse de la « Shoah par balles » en Ukraine ou des déportés directement transférés dans les chambres à gaz), négligeant enfin que ce « témoin intégral » est précisément celui dont le témoignage est intégralement impossible.
13« Témoigner », c’est aussi se soumettre à un certain régime de parole dans lequel celui qui dit je parle également au nom d’un nous. Comment arbitrer entre la part inévitablement individuelle du témoignage et le mandat dont le témoin se sent en quelque sorte investi par les morts ? Anny Dayan-Rosenman nous aide à percevoir les dilemmes qui se sont posés aux écrivains et à en appréhender l’historicité. Ainsi, si l’effacement de la personnalité du témoin dans les premiers récits demeure fréquent il peut aller jusqu’au choix d’un pseudonyme pour ainsi dire « anonymant », comme c’est le cas de Ka-Tzetnik, choisi par Yechiel Di Nur pour être le nom des « sans nom » les récits plus tardifs s’ouvrent davantage à la singularité individuelle des narrateurs ainsi qu’au présent de l’écriture. Le statut du témoignage a ainsi son rythme, ses infléchissements, sa chronologie, et c’est l’un des mérites des Alphabets de la Shoah que de mettre en lumière certaines de ces scansions historiques. Annie Dayan rappelle utilement, après d’autres, l’importance fondatrice de l’introduction de la scène judiciaire dans le témoignage, en particulier à travers le procès Eichmann ; elle souligne le rôle qu’ont pu jouer des entreprises comme le Mémorial des juifs de France de Serge Klarsfeld. Témoigner, c’est en effet encore lutter pour la vérité, c’est se battre contre le langage lui-même quand celui-ci vise à masquer le réel : revenir au monde, c’est retrouver la parole, s’adresser à un public susceptible de vous entendre quand bien même ce qui est à entendre demeure insupportable ; c’est surtout accomplir un devoir de piété envers les morts, en redonnant des noms à ceux qui n’étaient plus que des ombres et des numéros. Exemplaire est à cet égard le projet de Modiano dans Dora Bruder.
14Anny Dayan-Rosenman refuse néanmoins avec raison de s’en tenir à cette vision peut-être excessivement « cathartique » du témoignage, en en pointant également les échecs répétés, les périls. Bien des témoins peinent à recouvrer leur capacité de distance et de maîtrise : parler, n’est-ce pas aussi risquer de replonger dans mort et la honte, s’exposer de nouveau à l’insoutenable ? Au prix de quelle nouvelle épreuve faire entendre sa voix ? Ne peut-on pas « mourir de dire » pour reprendre la belle expression de Rachel Rosenblum ? Comment non seulement survivre à son propre témoignage, mais ne pas succomber à la tentation d’une artificielle mise en ordre qui masquerait l’horreur au lieu de la montrer ? La question ne s’est pas seulement posée aux témoins mais aussi à ceux qui ont voulu les faire parler. Anny Dayan-Rosenman établit, en des pages décisives, étayées par une comparaison pénétrante avec Nuit et brouillard, ce que fut l’apport spécifique de Shoah de Claude Lanzmann dans l’appréhension du témoignage. Refus de l’archive, refus du commentaire et de la chronologie, refus d’imposer un ordre et un sens, choix de faire parler les témoins au lieu de parler à leur place, patience de l’écoute, qui ménage un espace au silence et à l’indicible, circulation de l’affect : autant de dispositifs pour rendre un visage et un nom aux victimes et répliquer au langage mortifère de l’administration génocidaire.
15La troisième partie est consacrée à la question de l’écriture, mais l’on aura compris qu’il faut relativiser la rigueur de cette composition ternaire dès lors que les deux premières parties ont déjà largement traité des problématiques narratives et esthétiques. La réflexion d’Anny Dayan-Rosenman reprend à nouveaux frais l’articulation entre écriture et témoignage, entre éthique et esthétique. Chaque écrivain témoin est en effet obsédé par la peur de faillir à sa tâche, de manquer la transmission. D’une part parce qu’« un cri ne s’écrit pas » (Anna Langfus) et que la littérature de témoignage et le lieu même où s’éprouve l’angoisse de l’incommunicable. Mais aussi parce que, de manière générale, la nécessité de témoigner jette sur la notion même de littérature un soupçon permanent. Annie Dayan revient sur le refus de la littérature tel qu’il peut s’exprimer chez de nombreux témoins ; elle suggère que le modèle du scribe pourrait être l’idéal régulateur d’une écriture relevant à la fois d’une mission sacrée et d’une exigence de fidélité scrupuleuse. Si l’on tend parfois à ériger l’œuvre de Primo Lévi comme le paradigme de cette écriture de la sobriété, récusant le pathétique, Les Alphabets de la Shoah rappellent que ce choix ne saurait épuiser la pluralité des stratégies énonciatives. Dès lors que l’écrivain témoin a pris acte que les faits ne parlent pas d’eux-mêmes et que la médiation de l’art demeure inévitable, la question esthétique ne peut manquer de se poser. L’examen des choix narratifs d’un André Schwarz-Bart, d’un Elie Wiesel, d’un Aron Appelfeld (qui va jusqu’à expérimenter l’allégorisation des persécutions antisémites dans Badenheim 1939) est sur ce point parfaitement convaincant. Tout au plus peut-on regretter que, à la question de la forme des témoignages, Anny Dayan-Rosenman n’ait pas ajouté une réflexion plus systématique sur les problèmes spécifiques posés par le paramètre fictionnel (jusqu’où un roman a-t-il encore le statut d’un témoignage ?).
16Il faut évidemment refuser, avec l’auteur, les facilités de la monocausalité et éviter de rabattre toute la problématique moderne de « l’écriture du désastre » sur la seule expérience historique de la Shoah : le vingtième siècle n’a pas attendu les chambres à gaz pour jeter sur les formes traditionnelles de l’écriture une suspicion radicale. Il est non moins vrai que les textes sur le génocide vont « porter à incandescence » (178) une forme d’iconoclasme littéraire. Le soupçon tourne parfois à l’anathème : c’est ainsi en particulier que fut comprise (et parfois outrageusement simplifiée en oukase) la proposition d’Adorno sur la « barbarie » d’écrire de la poésie après Auschwitz. La position du philosophe était, Anny Dayan-Rosenman a raison de le rappeler, beaucoup plus nuancée, mais le contresens est toujours significatif d’un horizon d’attente. Les Alphabets de la Shoah reviennent sur cette tension qui traverse le texte de témoignage pris dans sa double « revendication d’appartenance et de non-appartenance à la littérature » (Catherine Coquio) (194). Anny Dayan-Rosenman décrit les « récits brisés » de certains témoins (Charlotte Delbo), le rapport complexe à la chronologie, voire son refus pur et simple, tout comme la relation entre littérature et silence. Tour à tour Wiesel, Aharon Appelfeld, Piotr Rawicz se demandent comment « écrire le silence » (188). Particulièrement intéressantes sont aussi les pages consacrées aux « blessures » du texte, à la manière dont celui-ci cherche à rendre la violence tantôt pour en témoigner, tantôt pour la reproduire à l’adresse du lecteur. Non moins crucial est le rapport de ces textes avec le projet de comprendre. Si toute la démarche d’un Primo Lévi vise, en chimiste, à « passer de l’obscur au clair à la façon d’une pompe filtrante qui aspire de l’eau trouble et l’expire décantée » (199), encore faut-il constamment respecter la part de l’irrationnel, de l’incompréhensible, du définitivement scandaleux, de « l’infracassable noyau de nuit » (Breton) : à la figure d’Ulysse, symbole de la résilience, il convient de joindre celle du « Vieux Marin » de Coleridge, autre « double » — plus inquiétant — de Primo Lévi, présence spectrale, sans passé et sans nom, « rivé à sa funeste expérience », définitivement non réconcilié (204).
17C’est d’ailleurs à l’examen d’une figure politiquement incorrecte, d’un « témoin scandaleux », qu’Anny Dayan-Rosenman consacre le dernier chapitre de sa troisième partie. Piotr Rawicz, l’auteur du Sang du ciel, n’hésite pas à enfreindre toutes les limites tacitement assignées au témoin : celle qui lui impose un silence sur la sexualité (méditation sur les liens entre le sexe et la mort, l’œuvre de Rawicz ne recule pas devant l’obscène) comme celle qui sépare parole testimoniale et littérature (Rawicz assume son statut d’écrivain, s’aventurant dans la métaphore, expérimentant mille formes littéraires pour aussitôt les répudier, pris entre la terreur de la page blanche et la honte de la page écrite). Œuvre unique et fulgurante, sans consolation, aux antipodes de l’évolution d’un Elie Wiesel.
18Ce n’en est pas moins à la vie qu’Anny Dayan-Rosenman choisit d’accorder le dernier mot : refusant la tentation du désespoir, l’humaniste qu’elle demeure envers et contre tout vient rappeler que la mémoire de la catastrophe est toujours une parole adressée aux vivants, que le deuil qui nous rattache à nos morts est aussi une frontière qui nous en sépare, et une invitation à vivre pour ceux qui restent. Ce beau livre sur la mémoire est aussi un acte de foi dans l’avenir.