Le je est à réinventer
1Prises de position capitales pour l’Histoire de la poésie dix-neuvièmiste, les ruptures coïncidentes de Paul Verlaine et d’Arthur Rimbaud avec la veine parnassienne constituent le point de départ d’une parcelle de trajectoire biographique et poétique commune aux deux poètes. Il est généralement admis que cette scission a permis à Verlaine et Rimbaud d’insuffler à la poésie un souffle et un esprit nouveaux, certes décelables dans l’argument des textes des auteurs, mais particulièrement perceptibles dans la forme de leurs productions respectives. Avec cet essai, Seth Whidden entend interroger une problématique connexe encore peu traitée : la réaction de Verlaine et de Rimbaud à la poésie des parnassiens s’observe également dans les différents traitements que réservent les deux dissidents, chacun à sa façon, au « je », sujet lyrique du texte.
2Après une brève introduction rappelant notamment les différentes conceptions du sujet lyrique de Hegel à Kristeva, Seth Whidden dresse, dans son premier chapitre, un panorama de la réalité parnassienne. Les pages initiales intriguent quelque peu dans la mesure où elles présentent le mouvement comme une sorte de patchwork peu institué1. Les travaux de Rémy Ponton2 ont pourtant bien montré comment le Parnasse, dans ses premières années à tout le moins, pouvait être assimilé à une communauté de fidèles rassemblée autour d’un projet commun et présidée par un « auguste maître » incarné en la personne de Leconte de Lisle, leader indiscutable et jouissant d’un important capital symbolique octroyé par sa préface-manifeste de 1852 aux Poèmes antiques. Hormis cette approximation surprenante, l’auteur resitue avec justesse les préceptes esthétiques et idéologiques du mouvement. De cette façon, le refus d’une poésie sociale (désirée par les romantiques), la haine du progrès, l’importance de la mesure (tant métrique que dans l’expression des émotions) et le goût de la clarté constituent autant de piliers du Parnasse. Whidden se penche alors, en guise d’exemple de mise en pratique de cette doctrine, sur la place de la beauté féminine dans les poèmes parnassiens. Se plaçant en héritiers de Pétrarque et du poème « La Beauté » de Baudelaire, les élèves de Leconte idéalisent la femme immobile, distante, sobre et figée dans la mémoire : presque naturellement, la métaphore de la statue devient la médiation qui permet d’éterniser cet idéal. En outre, ce topique accentue la dichotomie, déjà à l’œuvre dans les productions romantiques, entre les sujet et objet du poème. Le je parnassien (à distinguer du je romantique, voix de l’écrivain), qui tient du narrateur omniscient capable de se mouvoir, cohérent et inflexible, est généralement confronté à un objet immobile et défini. L’auteur propose alors une lecture très fine du texte « La dame en pierre » de Charles Cros, repris dans la deuxième livraison du Parnasse Contemporain, pour illustrer ses propos… et les nuancer. En effet, si la majeure partie du texte correspond aux canons parnassiens, Cros accorde, dans la dernière section, une certaine place à l’indétermination, au flou et atténue l’écart entre sujet et objet (p. 39). Ce type de faille dans la position assurée du sujet est symptomatique de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise du sujet lyrique ». La poésie parnassienne, au moment de la publication de « La dame en pierre », aura encore de longues belles heures devant elle, mais certains auteurs ont déjà commencé à prendre leurs distances avec les modèles, parfois jugés trop rigides, qu’elle impose3. Verlaine et Rimbaud, bien sûr, sont de ceux-là…
3Le deuxième chapitre, véritable point de départ de l’étude, se propose d’explorer les différents modes de prise en charge du sujet lyrique tout au long du parcours littéraire de Verlaine. Les premières pages sont particulièrement remarquables, qui mettent au jour la façon dont le poète se trouve embarqué dans un projet parnassien auquel il adhère de toutes ses forces, mais au sein duquel il livre une production malgré tout marginale. Cette tension avec l’esthétique dominante s’observe dans un poème comme « Nevemore » – titre emprunté au leitmotiv du « Corbeau » de Poe –, qui met tout d’abord en scène un nous, avant que l’objet du poème (« elle ») en vienne même à prendre l’ascendant sur le sujet (« moi »). Désireux de donner sens à la forme, Seth Whidden fait judicieusement remarquer que la résolution de l’antinomie entre sujet (masculin) et objet (féminin) s’observe aussi dans l’absence d’alternance de rimes féminines et masculines dans les deux premières strophes de ce texte (pp. 56-57). La posture autoritaire du je parnassien se trouve également ébranlée dans « Mon rêve familier », où le sujet verlainien est incapable de fixer l’image de l’objet rêvé, se bornant à rappeler son « regard […] pareil à celui des statues » et sa « voix, lointaine, et calme, et grave », qui « a l’inflexion des voix chères qui se sont tues ». L’auteur, au moment de signaler que le sujet de ce texte célèbre la femme dans sa fugacité tout en solidifiant sa présence par la très parnassienne comparaison « au regard des statues » (p. 62), aurait pu noter que ce mélange de fulgurance et d’éternité rappelle le célèbre « À une passante » de Baudelaire, lequel, plus encore que « La Beauté », contient les fondements de l’esthétique de la modernité valorisée par le poète des Fleurs du mal4. Quoi qu’il en soit, les lectures minutieuses de Seth Whidden montrent bien comment les premières poésies de Verlaine, à travers leurs sujets instables et interagissant avec les objets, sont produites dans un cadre parnassien duquel elles sont loin d’être le reflet impeccable.
4Avec La Bonne Chanson, Verlaine poursuit son émancipation du créneau parnassien. Là où les Poèmes saturniens posaient un sujet certes déstabilisé, mais conservant malgré tout une certaine position directrice (le je de « Mon rêve familier », par exemple, est une sorte de démiurge tentant de réorganiser ses pensées), La Bonne chanson présente un couple sujet-objet opposé aux conceptions parnassiennes, où l’objet féminin fait office de maître du jeu et de moteur du sujet lyrique. Peu importe que l’inspiratrice de ces poèmes soit Mathilde Mauté, note Whidden, le tout est de retenir ce significatif renversement des rôles qui place le sujet en position de mené plutôt que de meneur (p. 75). Romances sans paroles, la troisième plaquette du poète, est quant à elle rédigée aux côtés de l’influent Rimbaud. Défini par Verlaine lui-même comme une sorte de « Mauvaise Chanson » ou de « Bonne Chanson retournée » (p. 77), ce volume contraste violemment avec le précédent. Le je verlainien oscille entre spleen et déréliction, s’interrogeant sur les choix qu’il ne parvient pas à prendre et se plaignant de cette condition sans en comprendre les causes et sans chercher à l’améliorer. À l’image de la VIIe « Ariette oubliée », dans laquelle l’identité du je est déchirée entre son cœur et son âme, Romances sans paroles est l’exemple parfait de la crise verlainienne du sujet lyrique.
5Comme tout le monde le sait, l’entreprise poétique commune de Verlaine et Rimbaud prend fin à Bruxelles, quand le premier cité fait feu sur son cadet et gagne du même coup son ticket pour plusieurs mois de prison. Si la sincérité de la Foi chrétienne du poète, soi-disant révélée dans le cachot de Mons, a quelquefois été mise en doute5, on ne peut nier que la période de détention a considérablement infléchi la poétique de l’ancien parnassien. Whidden explique comment le sujet lyrique verlainien, indécis et maussade dans Romances sans paroles, est désormais multiple. De cette façon, le texte « Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses… » est énoncé par un je féminin, tandis que la « Ballade Sapho » met en scène un sujet désireux d’être en même temps « maîtresse » et « amant ». Enfin, Whidden se penche sur les deux recueils Femmes et Hombres. Longtemps bannis des puritaines éditions d’œuvres dites « complètes », les textes qui les composent sont autant de saynètes pornographiques : l’union des corps y pousse la confusion sujet/objet à son comble, à l’image du poème « Pour Rita », où le je invite l’objet à « Une bataille triomphante / À qui sera le plus putain »6. Définitivement aux antipodes des émules de Leconte de Lisle, Verlaine, comme l’expose Whidden, n’a eu cesse de creuser le fossé qui le séparait de la veine parnassienne. Par son maniement décalé d’un couple sujet/objet duquel il réinvente les rapports, le poète s’est en outre posé, inconsciemment, comme l’un des précurseurs de la génération d’écrivains qui a pu se reconnaître dans le mouvement marginal et un peu flou qu’était le décadentisme.
6L’incipit de « La maison du berger » d’Alfred de Vigny – texte adroitement mobilisé dans une perspective comparatiste (pp. 148-149) – pourrait servir de résumé à ce troisième chapitre. À la manière de la poésie rimbaldienne qui y est étudiée, la dernière partie de l’ouvrage de Seth Whidden est à la fois riche et complexe. Son propos, à première vue, n’est pourtant pas neuf : l’auteur, s’appuyant sur les textes « À une raison » et « Villes » (« L’acropole officielle […] »), tous deux extraits d’Illuminations, et sur une réflexion de Paule Lapeyre, fonde l’originalité de la poésie de Rimbaud sur la propension de l’Ardennais à mettre en scène « un je incapable de structurer l’espace et de se situer dans l’espace »7, ou, pour le dire autrement, un sujet lyrique défiant la réalité et incarnant, par là même, le refus du poète de se confiner à une poésie traditionnelle dans laquelle le je perçoit les limites de son existence en matière de temps et d’espace (p. 120). L’originalité de Whidden tient au fait que ce type de discours, jusqu’ici, servait seulement d’explication au dernier recueil, Illuminations, qui se trouvait dès lors mis en marge de la production rimbaldienne. Plutôt que comme un hapax, Whidden considère ce volume comme l’« apothéose » (p. 209) d’un processus mis en branle dès les débuts de l’œuvre du poète.
7L’exégèse rimbaldienne, on le sait, n’est pas chose aisée. En plus des difficultés intrinsèques de l’œuvre, le critique doit désormais composer avec l’imposante et bigarrée somme de métadiscours qui le précède. Certains passages de Rimbaud ont en effet été si souvent manipulés, glosés et récupérés, dans des perspectives parfois diamétralement opposées, qu’il est devenu périlleux de s’y frotter. Dès lors, le choix de Seth Whidden d’entamer sa démonstration en prenant pour objet les deux célèbres lettres dites « du voyant » est certes fondé, mais constitue néanmoins une petite prise de risque. Whidden retient principalement l’idée du projet de « poésie objective », que l’Ardennais oppose, dans sa lettre du 13 mai 1871 à Izambard, à la « poésie subjective » de son mentor. Cette perspective implique l’engagement du poète et l’invite à une certaine forme de passivité (la fameuse voyance). Néanmoins cette passivité (et son mode d’accession, le fameux « dérèglement de tous les sens ») est raisonnée, c’est-à-dire, paradoxalement, active. Intelligemment, Whidden souligne encore la polysémie du mot sens en retenant trois acceptions qui étayent sa thèse de départ : « perception », « signification » et, surtout, « direction » (sense, meaning and direction, p. 130).
8Désireux d’écarter de son étude une dichotomisation trop simpliste entre les poèmes envoyés par Rimbaud à Banville et les textes ultérieurs à cet épisode, Seth Whidden se penche alors sur la première veine du poète, celle que les manuels scolaires qualifient parfois de « parnassienne ». L’examen de la pièce « Sensation », parmi les plus souvent citées par lesdits manuels, montre que les indéterminations spatiale et temporelle, peu conformes au credo parnassien, traversent déjà cette production. Mieux encore, comme l’explique Whidden, quand il arrive à Rimbaud de mettre en scène des univers balisés, c’est dans le but de s’en prendre à l’étroitesse d’une bourgeoisie pour laquelle le poète n’a pas de mots assez durs : aux blés et herbes sauvages de « Sensation » s’oppose, dans « À la musique », « la place taillée en mesquines pelouses, / Square où tout est correct, les arbres et les fleurs ». La thématique sous-jacente du dérèglement de l’espace-temps s’observe également dans les textes de 1872, et une lecture approfondie de « Patience »8 permet à Whidden de poursuivre sa démonstration tout en revenant sur l’idée de « passivité active » déjà évoquée auparavant. Convoquant tour à tour les écrits de Saint Augustin, Henri Bergson et Baudelaire comme points de comparaison, l’auteur souligne l’originalité d’un je rimbaldien embarqué dans un univers flou et omniprésent (« L’azur et l’onde communient » ; sorte d’écho à la définition de l’éternité rimbaldienne – « c’est la mer mêlée au soleil »), mais néanmoins désireux de faire bonne figure en décidant de choisir la passivité (« Je veux bien que les saisons m’usent »). Whidden, jouant avec la polysémie revendiquée par Rimbaud, propose pour le même texte l’hypothèse d’une prosopopée florale selon laquelle la patience éponyme prendrait le contre-pied des « roses de la vie » de Ronsard. L’idée est plaisante et d’autant plus convaincante que Rimbaud n’en serait pas à sa première utilisation de cette thématique en guise de clin d’œil parodique9.
9L’auteur se penche ensuite sur le texte « Mémoire » et parvient, par une analyse quasi-bachelardienne de la thématique de l’eau et un examen de la recouvrance symbolique du terme mémoire d’un point de vue étymologique, à montrer comment la question de la temporalité est véritablement problématisée par Rimbaud, qui en fait l’élément central du texte. Le chapitre se conclut par des lectures d’Illuminations, recueil dont la critique avait déjà, comme l’annonçait Whidden, souligné le rapport original à la question de l’espace-temps. L’auteur choisit « Barbare » comme exemple type de cette étrangeté, avant de proposer sa propre solution à la fameuse énigme de « H » (« trouvez Hortense ») et de conclure par une brillante exégèse de « Mouvement ». Cette dernière illustre la réussite de Rimbaud dans sa quête de la « poésie objective » : dans cette pièce rédigée en vers libres, le poète met définitivement le sujet lyrique au second plan pour s’intéresser spécifiquement aux éléments qui l’entourent, c’est-à-dire aux objets.
10Seth Whidden livre avec cet ouvrage un remarquable travail qui devrait s’imposer dans le petit monde de l’exégèse rimbaldo-verlainienne. En objectivant les tensions originelles qui placent Rimbaud et Verlaine (et leurs poétiques respectives) en position intenable par rapport à l’esthétique prônée par le mouvement parnassien auquel ils adhèrent ou désirent prendre part, Whidden permet de mesurer une situation qui ne pouvait déboucher que sur une rupture et apporte des nuances au mythe de la fracture spontanée. La problématique soulevée est originale et on appréciera d’autant plus la finesse des lectures ponctuelles (au cours desquelles le critique accorde une attention toute particulière à la forme, toujours productrice de sens) que leur articulation assure la cohérence de la démonstration générale et lui donne sa force.