Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Octobre 2007 (volume 8, numéro 5)
Laurent Angard

La « romantisation » de Corneille

Myriam Dufour-Maître et Florence Naugrette, Corneille des Romantiques, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2006, 318 p.

1Ce recueil, composé de seize articles, est le fruit des communications présentées lors du colloque international organisé à Rouen les 13 et 14 décembre 2004 par le Centre d’Études et de Recherche Éditer-Interpréter (CÉRÉdI) de l’université de Rouen et par le Mouvement Corneille-Centre International Pierre Corneille, sous la direction scientifique de Claire Carlin, Myriam Dufour-Maître, Florence Naugrette et Guy Rosa.

2L’ensemble propose d’examiner précisément puis d’interroger « la lecture qu’ont faite les romantiques de l’œuvre de Corneille » ainsi que « la façon dont ils ont nourri de cette lecture leur propre poétique, au-delà parfois de la seule création dramatique » (p. 8). L’ouvrage est en quatre parties : la première est consacrée à la lecture de Corneille par les Romantiques, la deuxième examine la transformation de l’auteur du Cid en « héros de théâtre romantique ». Dans la troisième, les critiques s’intéressent aux « fortunes de Corneille sur la scène romantique ». Enfin la dernière s’interroge sur la réception de Corneille dans les ouvrages critiques du XIXe siècle. Autant d’occasions de s’interroger sur « La Romantisation de Corneille »1.

3Notons aussi que ces articles sont accompagnés d’une série d’illustrations qui viennent appuyer les démonstrations des contributeurs2.

4Le jeune Dumas avait bien senti que, derrière le dramaturge classique, c’était toute l’image de l’artiste persécuté par le pouvoir qui se déployait. Barbara T. Cooper, l’auteur de ce premier article, révèle comment l’auteur romantique prit Corneille non pas pour « une simple victime du pouvoir absolu ou d’une critique obtuse » (p. 23), mais pour un exemple, un maître, car Dumas cherchait toujours à s’associer aux géants du patrimoine théâtral. Bien plus, il aurait « souhait[é] […] moderniser la tragédie en s’arrogeant les libertés dont Corneille avait parlé dans ses trois ‘Discours’ » (p. 30). Imite-t-il ou réinvente-t-il Corneille ? À l’examen de la pièce Caligula, Barbara T. Cooper évalue précisément ce que Dumas doit à l’esthétique classique, en particulier au théâtre cornélien.

5Françoise Court-Pérez, quant à elle, s’intéresse à la lecture critique des œuvres de Corneille par Théophile Gautier. Même si l’auteur de Mademoiselle Maupin considère Corneille comme « une référence obligée », il souhaite « montrer que les modernes, c’est-à-dire […] les romantiques, valent bien les classiques et que, sur le plan de l’art dramatique, ceux-ci empêchent ceux-là d’exister. » (p. 34). Cependant, Françoise Court-Pérez établit que Gautier nuance sa critique — à partir de 1852 — et fait de l’auteur classique « un poète résistant proche des romantiques », surtout à côté de Victor Hugo. Gautier ne verra plus Corneille comme un classique, mais plutôt comme un génie « qui transcende [son] temps », ne s’inscrivant pas dans « un moule ». Aussi est-il rapproché de Shakespeare par Gautier ou de Lope de Vega, et doit-il être mis au rang de modèle et de génie.

6Modèle, Corneille l’est aussi pour Musset. Sylvain Ledda, établit les influences de Corneille sur l’écriture théâtrale de Musset. Il montre que, par le jeu et les interprétations de Rachel, l’auteur d’Un souper chez Rachel redécouvrit le répertoire cornélien, surtout par le truchement des pièces Cinna et Horace. Musset leur rendit alors hommage conjointement dans un article reconnu, « De la tragédie », dans lequel il loua et l’actrice et le dramaturge classique. Spectateur averti, Musset ébauchera alors des tragédies dans lesquelles on trouvera des « réminiscences cornéliennes ».

7Vigny, quant à lui, affectionne particulièrement Corneille et ose l’exprimer ouvertement. Lise Sabourin analyse minutieusement les allusions à Corneille, devenu personnage romanesque dans Cinq-Mars (1826). Ces évocations du dramaturge lui permettent ainsi de réunir dans un même mouvement sa poésie (celle de la maturité) et ses réflexions sur l’idéal associées à l’histoire antique, qui a investi avec vigueur l’imaginaire des deux écrivains. C’est à une quête que nous convie le critique, une quête vignyenne de modernité qui s’incarnerait dans et par Corneille, cet individu « debout face à son destin ».

8On arrive alors à parler de « Corneille du Boulevard ». Mais qui est-il donc ? C’est René-Charles Guilbert de Pixerécourt qui, par moquerie, a été ainsi surnommé. Mais, ce sont les propos d’Olivier Bara, cette antonomase n’est pas si dénudée de sens et ne relève par uniquement de l’anecdote. En effet, derrière l’ironie se cache l’émergence d’un genre créé par l’auteur de Guerre au mélodrame, à savoir le mélodrame lui-même ! Le critique nous introduit ipso facto dans les coulisses d’un genre en construction et en recherche de légitimation. C’est dans les pièces tragi-comiques (celles d’avant Le Cid) que Pixerécourt aurait trouvé la meilleure reconnaissance d’un genre en plein devenir.

9Yvan Leclerc nous présente dans le dernier article de la première partie un des textes les moins connus de Flaubert, Éloge de Corneille3, rédigé à l’âge de dix ans par l’auteur de Madame Bovary. Le critique montre d’emblée que l’éloge suit parfaitement les règles imposées par la rhétorique. À partir d’une analyse efficace et rigoureuse, il établit la manière dont Flaubert parvient in fine à faire de cet éloge un « contre-éloge », autrement appelé « éloge paradoxal ». Mieux encore : il « mine le genre de l’éloge en écornant au passage le buste de Corneille » (p. 99). Pour Flaubert, Corneille n’est qu’un buste, à la présence et aux signes « vides de sens » (p. 103). Yvan Leclerc conclut non sans humour :

Nous aussi, après avoir noté que pour Gustave comme pour Flaubert, buste ou statue, Corneille à Rouen n’est que pierre (p. 104).

10La deuxième partie de recueil s’intitule « Corneille, héros de théâtre romantique ».Elle réunit trois articles autour de ce thème fédérateur. Le premier, proposé par Georges Zaragoza, est l’étude des rapports entre Corneille et Hugo (d’avant Cromwell). Celui-ci avait en effet nommé Corneille une de ses pièces (restée à l’état d’ébauche), dans laquelle l’auteur d’Hernani rendait hommage au dramaturge pris dans les affres des conséquences malheureuses du Cid. Ainsi le critique met-il en exergue les liens existants entre le politique et le poète.

11Suivant cette logique, Jean-Marie Thomasseau s’arrête un instant sur le « banal » hommage prononcé par Romieu et Monnières (pseudonyme d’Abel Hugo) le 6 juin 1823, date importante puisqu’elle correspond au jour anniversaire de la naissance de Pierre Corneille. Cet « à-propos intitulé Pierre et Thomas Corneille » n’est, selon le critique, qu’une réécriture à visée politique de quelques vers de la célèbre pièce cornélienne Sertorius, pour célébrer l’artiste romantique et les acteurs de théâtre. Enfin, dans un dernier temps, Jean-Marie Thomasseau étudie les formes du pastiche et de la parodie pour mettre en avant l’importance de ces deux modes d’écriture dans le théâtre romantique.

12Roxanne Martin se penche sur la réception de la figure de Corneille dans le théâtre du XIXe siècle, plus précisément entre 1804 et 1887. Dans ces portraits, l’auteur classique est plutôt peint comme un écrivain travailleur et libre. La querelle du Cid est elle aussi omniprésente dans ces pièces. Ainsi le critique en vient-il à conclure que la figure de Corneille demeure « immuable » : elle forme à elle seule un modèle certain des dramaturges romantiques, incarnés par Victor Hugo. Corneille répond-(rait) alors au mythe romantique du génie décalé dans son époque.

13Que devient Corneille sur la scène théâtrale ? C’est à cette question que tente de répondre la troisième de cette étude intitulée « Fortunes de Corneille sur la scène romantique », sous la forme de trois articles.

14Anne Ubersfeld s’intéresse à la réception de Corneille au tout début du XIXe siècle. En effet, la Révolution Française génère une redécouverte du répertoire cornélien. On exhume alors certaines pièces, Napoléon lui-même se passionne pour l’Œuvre de Corneille, précisément pour Cinna. C’est finalement tout le monde du théâtre (dramaturges, acteurs, metteurs en scène…) qui s’approprie de nouveau le répertoire cornélien.

15Mais qu’en est-il réellement de la mise en scène de Corneille par les Romantiques ? En suivant le fil de cette interrogation, Joël Huthwohl se propose de réfléchir aux « interprètes de Corneille à la Comédie-Française » de 1826 à 1842. Ainsi, à la génération de Talma et de Rachel, le critique en associe une autre, plus « lyrique et fougueuse », autrement dit : une génération d’acteurs romantiques, marqués par l’interprétation des drames de Hugo, Dumas et Vigny. Cet article est un éclairage certain des premiers textes de ce recueil.

16C’est un nom qui revient souvent quand on parle des actrices du répertoire cornélien. Il s’agit bien sûr de Rachel, « première star (sic) de l’histoire du spectacle » (p. 183). Qui était-elle ? Qu’apportait-elle aux pièces de Corneille ? À ces interrogations, Julia Gros de Gasquet donne un point de vue très clair : « Les romantiques voient en Rachel la personnification de la nouveauté par son physique et du génie par son jeu » (p. 185). En effet, Rachel « refus[ait] de souligner de façon redondante la poésie du texte » (p. 186), elle avait « l’art de la déclamation » qui « reposait sur des passages à des notes extrêmes, soit dans le grave, soit dans l’aigu » (p. 187). À tout cela, « s’ajoute un autre travail, celui des nuances, piano, forte, crescendo » (Ibid.) Le jeu de Rachel est in fine, et c’est la conclusion du critique, « marqué par une interprétation moins d’un rôle que des grands moments d’une rôle, sans souci de la cohésion de la pièce et de la troupe de comédiens qui l’accompagne » (p. 195).

17Enfin, la dernière partie de cet excellent recueil d’articles, est consacrée aux « lectures critiques » qui permettront, sans doute, de se prononcer : « Corneille classique ou romantique ? ».

18Ralph Albanese se propose d’étudier, à partir d’un corpus important de critiques littéraires du XIXe siècle (de Geoffroy à Lafon), la manière dont est célébré l’auteur du Cid. Au travers de cette exaltation, le critique souhaite montrer combien les romantiques sont redevables au théâtre de Corneille, au « cornélianisme », c’est-à-dire à une création « de nouveaux modes de sensibilité » (p. 211). Aussi examine-t-il, avec méthode, tous les écrits de ces critiques littéraires qui voient en Corneille un écrivain influent – en politique, en morale, mais aussi pour la société française (p. 213).

19Une autre voix se fait entendre pour montrer la difficulté de trancher entre un Corneille « classique » et un « Corneille […] essentiellement poète romantique » (Émile Faguet4), c’est celle de Martine Jey qui, dans son article, pointe du doigt ces institutions qui classent et réduisent les auteurs (et Corneille en particulier) à de simples modèles qui représenteraient des mouvements littéraires. En effet, « Corneille fait l’objet de commentaires ambivalents » (p. 216) et ces commentaires ont soulevé en leur temps bien d’autres commentaires (par exemple la querelle qui opposait Brunetière et Émile Deschanel, qui « défendait l’idée suivante : ‘est classique un romantique qui a réussi’) (p. 225). Aussi laisse-t-elle le mot de conclusion à Brunetière :

Je serais tenté de dire, en effet, que Corneille est classique pour ses qualités et romantique pour ses défauts (p. 227).

20La transition est toute trouvée pour présenter l’article de Sylvaine Guyot. En effet, elle montre combien les propos peuvent être ambivalents : le défaut des uns est en fait la qualité principale des autres. Trop de sensibilité, crient certains discours sur Corneille ! Fi de cette critique ! Pour les Romantiques, cette imperfection est fondatrice. Bien plus, elle est la condition même du sublime, compris « comme esthétique du contraste », « comme génie créateur » (p. 232). Et cette « question de la réception du sublime cornélien au XIXe siècle apparaît aujourd’hui encore comme un champs quasi vierge » (p. 231). Finalement, même si les discours palabrent, c’est bel et bien la figure de Corneille qui est glorifiée par l’histoire littéraire car il forme, pour le critique, « un hapax historique » (p. 240).

21Enfin, Sandrine Berregard conclut cette dernière partie par une ultime réflexion sur le statut de Corneille. Est-il classique ou romantique ? Analysant les discours déjà parus, elle s’intéresse aux lieux communs attachés à la « romantisation » de Corneille et constate que ce mécanisme « ne peut assurément se faire sans une sélection précise » (p. 247). Écoutons ce que dit Brunetière à ce sujet sous la forme d’une recette qui semble des plus simple :

Intercalez seulement un acte de Scarron dans la Rodogune de Corneille, un acte du Menteur ou de L’Illusion comique ; – et vous aurez Ruy Blas5 (p. 251).

22Mais c’est Le Cid qui attire toutes les attentions car la pièce serait le point de rencontre entre les tenants d’un « Corneille romantique » et ceux d’un « Corneille classique ». Elle poursuit alors en montrant qu’in fine c’est à la valeur esthétique des pièces, et non plus à la chronologie (p. 256), que la critique s’intéresse pour faire émerger l’idée que la tragi-comédie cornélienne est la préfiguration du drame romantique. Ces jugements critiques se fondent alors sur une transhistoricité pour définir et le classicisme et le romantisme, « d’où l’idée, assez curieuse, que le dramaturge appartient à un temps qui n’est pas véritablement le sien » (p. 255). Dans un dernier temps fort de cette étude passionnante, Sandrine Berregard détermine le rôle qu’a pu jouer Hugo dans la construction de cette image du « Shakespeare français », de ce « Corneille des Romantiques ».

23On l’aura compris, ce recueil d’articles est d’une très grande qualité à plus d’un titre : il prolonge les réflexions sur le statut particulier de Corneille dans notre littérature nationale, mais il permet aussi aux « Amateurs de littérature-s » de découvrir, par des démonstrations simples, efficaces et parfaitement illustrées, la richesse conjointes des XVIIe et XIXe siècles.