Le roman peut-il nous rendre meilleurs ?
1 Tant sur les bords orientaux qu'occidentaux de l'Atlantique (nord), la question de la valeur, ou de l'intérêt, de la littérature — et, corrélativement, de sa lecture et de son étude — est dans l'air. De ce côté-ci du grand océan, un professeur nouvellement élu au Collège de France intitule sa leçon inaugurale La Littérature, pour quoi faire ? (il s'agit bien entendu d'Antoine Compagnon)1 ; un cofondateur de Poétique, dans un essai intitulé La Littérature en péril, juge sévèrement l'orientation formaliste de l'enseignement des lettres au lycée et son oubli de la dimension existentielle de la littérature (on aura reconnu Tzvetan Todorov — dont l'œuvre a depuis fort longtemps pris ses distances avec le formalisme)2. De l'autre côté du grand océan, une philosophe de premier plan (Martha Nussbaum) consacre tout ou partie de trois livres importants, Love's Knowledge, Cultivating Humanity et Upheavals of Thought, à la contribution morale de la littérature3. On aura garde d'omettre, pour finir, la merveilleuse histoire morale du roman d'un grand navigateur transatlantique (Thomas Pavel), intitulée La Pensée du roman4.
2 C'est au questionnement commun à ces grandes figures des études littéraires que se rattache, assurément, le livre de Suzanne Keen Empathy and the Novel (un titre éloquent) — mais pour le perturber. En effet, le projet de Suzanne Keen n'est pas de fonder, après d'autres, la valeur du roman dans sa capacité à développer l'empathie du lecteur et, ainsi, d'affiner son sens moral ; il est de questionner cette capacité. Ainsi écrit-elle dans la préface de son livre :
Il serait réconfortant de croire que la lecture de romans, l'empathie, et l'altruisme ou l'engagement effectif en faveur des droits humains sont bel et bien liés. Cependant, le fait que des autorités culturelles mettent l'accent sur ce lien précisément quand la lecture devient le loisir d'une minorité éveille mon scepticisme autant que mon intérêt5.
3Scepticisme : c'est bien le terme clé de la démarche de Suzanne Keen vis-à-vis de la défense des pouvoirs empathiques du roman. De ces quelques lignes, on retiendra également l'idée de la concomitance entre une telle valorisation du roman et une crise de la lecture – aux États-Unis tout particulièrement, mais qu'il est sans doute permis d'étendre à l'ensemble du monde occidental. L'un des thèmes récurrents du livre de Suzanne Keen est que la défense des pouvoirs empathiques du roman est la forme prise par la défense contemporaine de l'importance des humanités – d'où la nécessité d'évaluer la réalité de ces pouvoirs.
4 À l'intérêt du projet de Suzanne Keen s'ajoute celui de la méthode qu'elle met en œuvre :
Mon approche de l'empathie narrative se nourrit des travaux accomplis dans plusieurs domaines extérieurs à la théorie narrative. La psychologie du développement et la psychologie sociale [...] s'avèrent des ressources de première importance. La philosophie propose des analyses stimulantes de l'empathie et de l'emboitement complexe de nos réactions émotionnelles à la littérature. Dans le domaine des études littéraires, la critique lectorale (reader-response criticism), la théorie de la réception, et les théories littéraires de l'affect fournissent aperçus et méthodes d'analyse6.
5De fait, l'examen du rapport entre roman et empathie excède les ressources de la seule narratologie — dont Suzanne Keen montre de façon convaincante que les affirmations concernant les techniques narratives créatrices d'empathie sont loin d'être confirmées par l'enquête psychologique.
6Le premier chapitre d'Empathy and the Novel, intitulé « Contemporary Perspectives on Empathy », est un état des lieux raisonné des recherches actuelles, en psychologie et en philosophie, sur la notion d'empathie. Il s'agit en quelque sorte des préliminaires théoriques à l'entreprise de Suzanne Keen. Il n'est pas question de refaire ici, après Suzanne Keen, cet état des lieux. La conclusion qu'elle en tire est que les travaux des psychologues et des philosophes ne permettent pas de conclure en faveur de la « positivité » morale de l'empathie. Ainsi écrit-elle que
Les analyses de l'empathie, en philosophie comme en psychologie morales, témoignent d'un débat persistant sur les motivations. Pour certains adversaires de l'empathie, une réaction émotionnelle entre en conflit avec des fins rationnelles. Pour d'autres, un acte d'altruisme raisonné, guidé par des principes, ne témoigne pas de la présence, chez l'agent, d'une authentique empathie. Pour les défenseurs de l'empathie, le rôle spécifique des émotions d'identification est d'inciter à l'action altruiste7.
7L'existence de tels désaccords sur les bienfaits de l'empathie, si elle est loin d'invalider purement et simplement la défense du roman par référence à sa capacité — supposée — à développer l'empathie du lecteur, n'en doit pas moins conduire à la considérer avec circonspection.
8Le chapitre suivant, intitulé « The Literary Career of Empathy », rappelle opportunément que de telles objections à l'empathie sont aussi vieilles que l'intérêt qu'elle a suscité — intérêt que Suzanne Keen fait remonter, pour le monde anglophone, aux Lumières écossaises et aux romans « sensibles » du XVIIIe siècle, dont le romantisme et la période victorienne prirent le relais :
La sympathie pour ses semblables, le sentiment de notre association avec eux décrits par Hume et Smith constituent des éléments centraux de l'utilitarisme anglais tel qu'il s'est ensuite développé et, au travers de cette tradition, sont liés à des objectifs de réforme sociale. Le lien que l'on établit de façon quasi automatique entre le fait de partager spontanément les sentiments d'un autre et celui d'agir au bénéfice d'autrui doit beaucoup à la transmission de ces idées du dix-huitième siècle aux Victoriens, qui entreprirent de transformer l'idée romantique de l'imagination empathique en moyen de rénovation personnelle et collective8.
9En même temps que se développait cette vision positive de l'empathie (dont Suzanne Keen note justement qu'elle trouve un écho dans la pensée d'une Martha Nussbaum, chez qui la référence à Adam Smith est rien moins qu'anecdotique), et que celle-ci trouvait à s'exprimer notamment sous forme romanesque (par exemple chez Dickens, autre référence de la philosophe américaine), un Coleridge pouvait déplorer qu'une femme sensible puisse, lisant un roman tout en buvant son thé préalablement sucré, «déguster un breuvage adouci par le sang humain, même quand elle verse des pleurs sur les chagrins raffinés de Werther ou Clementina ». Le sang auquel Coleridge fait allusion, c'est celui de l'esclave dans les plantations de canne à sucre. Tandis qu'elle s'émeut des infortunes fictives de Werther, la femme sensible dont parle Coleridge sucre son thé sans une pensée pour la souffrance de celui dont le travail forcé lui procure du sucre. Conclusion : on peut être touché par les malheurs de Werther et insensible aux malheurs de l'esclave ; on peut se satisfaire de l'empathie qu'on ressent pour un personnage de fiction au point d'en devenir indifférent à la souffrance réelle9.
10 À ces critiques de l'empathie, concomitantes de ce qu'on pourrait appeler sa « découverte », Suzanne Keen adjoint, dans le dernier chapitre de son livre intitulé « Contesting Empathy », de plus contemporaines déconstructions. Quand celles-ci ne sont pas, dans un autre langage, la reprise des interrogations de Coleridge, elles insistent sur la relativité de l'empathie, comme de n'importe quelle émotion, au contexte historique et culturel (quand elles n'en font pas, purement et simplement, un produit de la culture occidentale) — disqualifiant ainsi les pensées qui la valorisent au nom de son universalité. Plus subtiles sont les critiques de l'empathie que Suzanne Keen découvre dans certains romains contemporains, comme Le Fantôme d'Anil (2000), du romancier canadien Michael Ondaatje. Selon Suzanne Keen, le personnage principal du Fantôme d’Anil, une légiste d’origine sri-lankaise retournant pour le compte des Nations-Unies dans son pays déchiré par la guerre civile afin d’identifier des squelettes, nous met en garde contre « le risque de simplifier, de mal comprendre, de causer du tort sans le vouloir » auquel s’expose quiconque se sert de l’empathie pour comprendre et juger une situation dont il n’est pas partie prenante10. La force de cette critique tient au fait qu'elle retourne contre l'empathie une des raisons de son succès : l'accès qu'elle ouvrirait à la connaissance de l'autre. Au lieu de rapprocher les consciences, l'empathie pourrait donc, en réalité, creuser la distance qui les sépare.
11Certaines des critiques de l'empathie qui viennent d'être évoquées apparaissent également dans un chapitre du livre de Suzanne Keen intitulé « Empathy in the Marketplace », et dont elle formule ainsi l'objet :
Il se peut que l'empathie narrative ait moins d'effet comme conséquence de la lecture et davantage d'importance comme expérience recherchée par les lecteurs — autrement dit, comme condition du succès auprès d'une large frange du public qui achète des livres et lit des romans11.
12En d'autres termes, Suzanne Keen constate l'importance du thème de l'empathie dans le discours sur les romans, mais suggère d'y voir, plutôt que la preuve d'une multiplication des expériences empathiques effectives, celle de la valeur que lui attribuent les lecteurs « moyens » de romans – et ceux qui, à l'occasion, les guident. C'est le leitmotiv des pages qu'elle consacre à l'« Oprah's Book Club », l'émission de télévision dédiée aux livres qu'anime la journaliste américaine Oprah Winfrey, et qui selon Suzanne Keen joue un rôle prescriptif non négligeable en matière de lectures romanesques. Elle admet d'ailleurs qu'«en valorisant l'empathie comme réponse à la fiction, il se peut que Winfrey suscite dans son vaste public de lecteurs des efforts accrus pour adopter le point de vue d'autrui, et que les dispositions d'esprit, sinon les actions, en soient modifiées »12. Mais, dans le même temps, elle se fait également le relais de points de vue plus circonspects, tels que celui d'Harold Bloom. Selon lui, davantage qu'un souci accru pour autrui, il faut attendre, du plaisir pris à la lecture de fiction et du développement de l'imagination qu'elle entraîne, la recherche par le lecteur d'expériences comparables — autrement dit, d'autres expériences de lecture13.
13Comme les pages qui précèdent ont tâché d'en rendre compte, la réflexion de Suzanne Keen sur les rapports du roman et de l'empathie consiste, pour une bonne part, à montrer combien les mérites de l'empathie seraient plus discutables que ne voudraient bien le dire les partisans d'un nouvel humanisme, dans lequel les pouvoirs empathiques du roman occupent une place centrale. Mais l'examen critique de ce nouvel humanisme ne serait pas complet sans une étude, aussi partielle soit-elle, des caractéristiques du texte romanesque susceptibles de susciter l'empathie du lecteur, et des recouvrements ou des discordances entre les «intentions d'empathie » de l'auteur et les expériences d'empathie du lecteur. C'est l'objet de deux chapitres d'Empathy and the Novel, respectivement intitulés « Reader's Empathy » et « Author's Empathy ».
14Le premier de ces deux chapitres présente « un ensemble d'hypothèses de travail au sujet des caractéristiques des romans qui suscitent l'empathie du lecteur »14. De cet ensemble d'hypothèses, on retiendra qu'il attire l'attention sur la complexité du rapport entre caractéristiques textuelles et expériences d'empathie. Il en est ainsi, par exemple, de l'hypothèse selon laquelle cette expérience d'empathie est étroitement liée à l'identification du lecteur au personnage (character identification), hypothèse que Suzanne Keen formule dans les termes suivants :
L'identification à un personnage invite souvent à l'empathie, même quand le personnage et le lecteur diffèrent l'un de l'autre en toute espèce de caractéristiques concrètes et manifestes. En fait, la possibilité de partager des sentiments sous-tend toute identification à un personnage par-delà les différences entre ce personnage et le lecteur : Je ne suis pas une orpheline, mais je partage les sentiments de Jane Eyre. Cette expérience, connue de quasiment chaque lecteur, suggère que l'hypothèse opposée mérite d'être testée : l'empathie spontanée avec les sentiments d'un personnage de fiction ouvre la voie à l'identification au personnage (même lorsque les différences entre lecteur et personnage sont conséquentes, comme dans le cas où le personnage est un lapin)15.
15La double formulation possible de l'hypothèse a, comme l'indique Suzanne Keen, « d'importantes implications pour la façon dont professeurs et chercheurs (narrative ethicists) conçoivent les conséquences de la lecture de fiction » :
Si, d'un côté, l'empathie précède (et suscite) l'identification au personnage, alors il semble plus juste de la concevoir comme une disposition accompagnant les lecteurs dans leur participation imaginative aux textes [...] plutôt que comme une qualité acquise ou cultivée par l'expérience de la fiction. [...] Si, de l'autre côté, l'identification à un personnage rend possible l'empathie (il s'agit de la supposition la plus commune et la plus largement répandue), alors la représentation de personnages très différents du lecteur pourrait être employée de façon didactique, afin de développer son sens moral16.
16Ce n'est rien moins que la capacité d'éducation de la fiction, et plus précisément l'étendue de cette capacité, qui est en jeu ici. Il n'est pas question, dans le cadre de ce compte-rendu, de reprendre l'intégralité des nombreuses hypothèses formulées par Suzanne Keen au sujet des caractéristiques romanesques productrices d'empathie. On retiendra, pour finir, qu'elle insiste sur le nécessaire découplage entre la qualité littéraire des romans et leur capacité à susciter l'empathie – autre difficulté pour le nouvel humanisme d'une Martha Nussbaum, par exemple –, et sur l'importance, pour l'activation de l'empathie, d'une prolongation de la lecture par la discussion ou l'enseignement.
17Le chapitre intitulé « Author's Empathy » prolonge et complète les analyses du chapitre « Narrative Empathy ». Pour commencer, Suzanne Keen observe que
Les romanciers contemporains, dans leurs réflexions sur la création et les effets de la lecture de romans, associent fréquemment la fiction à l'activation de l'empathie. Il se peut, en fait, que les écrivains soient à la source de cette croyance largement répandue, tant ils l'expriment17.
18Elle propose ensuite une nouvelle série d'hypothèses concernant le travail du romancier sur la sollicitation de l'empathie du lecteur. À nouveau, l'essentiel de son effort consiste à faire ressortir la complexité, les ambiguïtés et les échecs de ce travail. L'une de ses observations les plus stimulantes a justement trait aux cas de non recouvrement entre les intentions auctoriales et l'expérience d'empathie du lecteur — non recouvrement qu'elle baptise « empathic inaccuracy ». Elle explique tout l'intérêt de ce non recouvrement dans les termes suivants :
Quand [les] lecteurs explicitent leur désaccord avec le point de vue apparent d'un texte et d'un auteur, il leur est possible d'en appeler à leur expérience d'empathie comme au témoignage qui soutient un point de vue différent. Les discussions concernant des expériences d'empathie différentes entre auteurs et lecteurs, ou bien entre des lecteurs aux réactions émotionnelles distinctes vis-à-vis du même texte, confèrent à la sensibilité émotionnelle à la fiction un statut que les analyses universitaires de la littérature ne lui ont pas souvent accordé. Cette sensibilité peut entraver ou bien nourrir des controverses à propos d'une question présente dans la sphère publique18.
19Autrement dit, c'est peut-être quand le texte est, si l'on peut dire, involontairement responsable de l'expérience d'empathie du lecteur, que cette expérience est la plus féconde moralement, dans la mesure où du désaccord naît la discussion. Ce n'est pas nécessairement un problème pour les avocats du nouvel humanisme.
20On l'aura compris, l'intérêt d'Empathy and the Novel n'est pas d'être une exploration systématique des pouvoirs empathiques du roman, ni d'en proposer « la » théorie. L'expression de « work in progress » convient bien davantage à l'ouvrage de Suzanne Keen, dont la principale vertu – en attendant que, peut-être, le travail engagé trouve une forme plus achevée – est de donner quelques chiquenaudes bien senties aux convictions les plus optimistes (dont celles de l'auteur de ce compte-rendu) concernant les effets moraux du roman. Le « test de Keen » ne les condamne certes pas, mais leur donne une saine leçon de modestie19.